Ma mère avait exceptionnellement délaissé ses éternels spaghetti pour un bifteck-frites « comme on en sert à Paris » ; effectivement, la viande était mal cuite et les frites surgelées. Mon frère occupait le bout de table, à portée du frigo. Maman menait le jeu.

« Alors, ça se passe comment au PSG ? »

Grâce aux recommandations de Leonardo, je pouvais enfin m’asseoir sur les bancs de touche de Ligue 1. Toutefois, le coach privilégiait d’autres remplaçants quand un titulaire sortait du terrain. J’étais son cinquième choix en attaque derrière Kevin Gameiro, Guillaume Hoarau, Mevlüt Erding et Peguy Luyindula. La nuit, mes rêves les filmaient en train de se tordre de douleur après un tacle assassin. Un médecin indien les amputait de la mauvaise jambe puis ils passaient le reste de leur vie en fauteuil roulant dans un hôpital de banlieue. J’avais pensé démarrer contre Brest mais Kombouaré avait finalement aligné Jérémy Ménez, milieu offensif, qui se plaignait de ne pas jouer suffisamment. Je payais ma nature patiente. À valeur égale, entre un joueur réputé trop gentil et un second caractériel, l’entraîneur laissera le premier sur le banc pour éviter l’esclandre.

« Plutôt bien.

– Un journaliste m’a téléphoné la semaine dernière. Plusieurs fois.

– Ah bon ?

– Au début, je pensais qu’il allait m’annoncer une mauvaise nouvelle. En fait, il voulait que je lui parle de toi. De ton enfance. J’ai refusé, bien sûr. Cela ne le concerne pas.

– Tu as bien fait.

– Quand tu jouais à Moulins, les journalistes n’appelaient pas autant.

– Je suis au PSG, maintenant… Les médias veulent des infos…

– Je comprends ça, mais…

– Il bossait pour qui ?

– Un site internet… J’ai oublié le nom.

– C’était pas L’Équipe, t’es sûre ?

– Non… Tiens, d’ailleurs… Antoine ! Montre le journal à ton frère ! »

Il tendit le bras vers la porte du réfrigérateur et en sortit L’Équipe du jour. Le boucher en offrait toujours un exemplaire à ses clients pour qu’ils puissent conserver les steaks. En page 2, un papier de Jérôme Bouboule revenait sur la venue de Carlo Ancelotti à Paris. « Accompagné de son épouse, avec laquelle il vient de fêter ses trente ans de mariage, le technicien italien a passé l’après-midi au cimetière du Père-Lachaise. Sans doute pour choisir l’emplacement où Paris déposera le corps de l’homme à qui il succédera bientôt. » Un sondage titré Kombouaré doit-il partir ? complétait l’article mais des tâches de gras gâchaient la lecture des résultats.

« Ca ne t’effraie pas tous ces changements ? »

La défaite à domicile contre Nancy avait prodigieusement agacé les Qataris. Nous avions beau dominer le championnat, le moindre revers se transformait en traumatisme. L’arrivée du frère du bras droit de l’émir au poste de coordinateur du service communication avait conduit à une réorganisation tactique : le licenciement de cinq employés, dont une femme enceinte. Le coach se persuadait que Leonardo était de son côté. Son supérieur hiérarchique lui avait manifesté publiquement son soutien en conférence de presse ; généralement, une telle annonce précédait un renvoi de quelques jours.

« Il n’est pas encore viré, maman.

– Regarde ! »

Elle me montra un numéro de La Montagne qui datait un peu. Laurent avait publié une interview où j’évoquais notamment la courte carrière d’Antoine au PSG. En l’apprenant, Mathilde, l’attachée presse, m’avait dit que je n’avais pas à « inventer des trucs pour me rendre intéressant. » Elle continuait à répéter que mon frère n’avait jamais évolué au club, pas même en équipe B. En rentrant à Moulins, j’étais aussi venu chercher des explications. Après quelques considérations anecdotiques sur cette interview, la mère tira très légèrement le rideau de la fenêtre de la cuisine pour s’offrir une vue imprenable sur le maillot de bain de la voisine, jugé « vulgaire et provoquant ». Elle enchaîna sur la taille de la piscine, construite il y a peu, et entreprit de calculer mentalement le coût total des travaux. J’ai suggéré à Antoine un foot dans le jardin. Il hésita, écouta plus attentivement les divagations maternelles puis courut enfiler ses baskets.

La mauvaise herbe arrivait jusqu’aux chaussettes. Depuis le départ de papa, personne ne tondait la pelouse. Le panier de basket n’avait pas été réparé ; un trou dans le filet rendait impossible la validation des lancers. Antoine passait ici une à deux fois par mois. Il enchaînait les missions en intérim et les petits boulots à Montluçon. Son studio, vers l’aérodrome, ne payait pas de mine. L’équipe locale recrutait des joueurs mais il n’avait pas souhaité postuler. Reprendre une activité physique lui aurait fait du bien, pourtant. Même diminué, il aurait été capable de bien figurer sur un terrain. Nous avions peu joué ensemble dans ce jardin, pas autant que je ne l’aurais souhaité, mais j’étais certain de son talent. On ne signait pas au PSG sans en posséder un peu. Je m’étais toujours demandé pourquoi il avait tout arrêté du jour au lendemain, après sa blessure. Il me l’avait dit, une fois : un mélange de lassitude et de découragement. J’avais trouvé cela léger.

« Elle a peur, tu sais…

– Comme d’hab’.

– T’es à Paris, tu connais personne…

– Tout va bien, sérieux.

– Ils sont sympa tes coéquipiers ?

– Ouais. Très.

– Même Pastore ? Il a l’air de se la péter grave, ce gars. »

Partageant ma chambre avec Javier lors du déplacement à Ajaccio, j’avais dû rapidement accepter la présence de Sirigu, invité par son ami. À dix-huit heures, juste avant de quitter l’hôtel pour prendre le bus et rallier le stade, j’avais fait une halte aux toilettes. En voulant sortir de la salle de bain, j’avais trouvé la porte bloquée de l’extérieur. Un membre du staff m’avait ouvert une demi-heure après. Le bus était parti en retard par ma faute.

« Il est super.

– Et Sakho ? Tu en penses quoi ? »

Capitaine avant d’être adulte, Mamadou Sakho était comme ces ados de treize ans aux lunettes épaisses qui passent au JT après avoir eu leur bac ; le genre de gamins dont on ne sait s’il faut les admirer ou les plaindre. Le PSG le dressait en haut de son site officiel pour vendre des abonnements. Une étude d’opinion avait néanmoins montré que notre défenseur central souffrait d’un manque d’empathie des classes moyennes, qui lui reprochaient notamment le port des écouteurs en public. Les familles se déplaçant au stade ne se « reconnaissaient pas assez en lui », déplorait en privé Nasser Al-Khelaifi. Notre président tenait absolument à donner un visage plus familial aux tribunes du Parc des Princes. Les parents dépensaient davantage que les abonnés célibataires ; ils constituaient un marché financier à conquérir. Un plan com’ à base d’interviews aseptisées données à des titres de presse grand public – Paris Match, VSD, Femme Actuelle, TV Magazine – avait été imaginé, de même qu’un relooking, mais Sakho avait refusé de se plier aux exercices. Le port du brassard l’obligeait à adopter un comportement agressif pour conserver son autorité, notamment avec les plus jeunes. Un matin de la semaine dernière, alors que je venais d’arriver sur le parking, il m’accusa du saccage du phare de sa Porsche Cayenne. Pour fuir les problèmes, j’avais dû payer les réparations.

« Rien de spécial. Il est plutôt cool.

– Et ensemble ? Vous faites quoi ?

– Comment ça ?

– Avec les autres. Est-ce que tu restes avec eux après l’entraînement, par exemple ? »

Un tournoi sur Pro Evolution Soccer avait été organisé chez Clément Chantôme ; une bonne occasion de s’affirmer socialement tout en buvant du Coca. J’avais fait le déplacement en pensant trouver une manette et un minimum d’hospitalité. Or, ce soir-là, Clément ne m’attendait pas. Pris de pitié, il m’enrôla tout de même dans son équipe mais perdit la demi-finale. Vexé, il m’insulta de « paysan », de « bouseux », se mit à chialer puis demanda à tout le monde de quitter les lieux.

« On fait des jeux vidéo.

– Ah… Dommage…

– Pourquoi ?

– Quand j’étais au PSG, on jouait aux cartes. Le Guen, Loko, Guérin, ces mecs-là, ils jouaient aux cartes. C’était pratique pour discuter, les cartes. Aujourd’hui, les jeunes de ton âge, ils se parlent pas. Ils se fréquentent, c’est tout. J’ai pas raison ?

– Sûrement, ouais. »

Antoine partit à Montluçon vers quinze heures. Il ne fut pas surpris d’apprendre que Mathilde ne se souvenait pas de lui. « Je m’entraînais avec les stars mais j’ai jamais eu la chance de jouer en première division. Le foot n’avait alors pas autant d’importance. Hormis deux ou trois noms par équipe, on ne connaissait personne… Alors les remplaçants des remplaçants, forcément… Si mon genou avait tenu, je… J’aurais réussi, c’est sûr… Cette connasse est trop jeune pour le savoir. » Je l’avais toujours connu blessé, mon frère.

Une substance tirant vers le rose recouvre le pan d’un mur. Leonardo demande à Alain Roche de lui humidifier l’index puis pose son doigt, une fois mouillé, sur la matière. « On dirait de la fraise », commente notre directeur sportif. « C’est de la framboise », corrige Élise Bussaglia, joueuse de l’équipe féminine. Dressée à ma droite comme une douzaine de ses coéquipières, elle tient dans sa main un tube de rouge à lèvres décapuchonné. Le soleil tape. Flotte dans l’air le son lancinant d’un harmonica qu’on effeuille. Du coude, Leonardo ordonne à son adjoint d’arrêter de souffler. Je fixe comme à mon habitude la poitrine de Laure Boulleau, une blonde toute menue ; son t-shirt porte l’inscription LE RESPECT OU LA GREVE.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez vos règles ? interroge Leonardo, s’avançant sur l’herbe.

– Il n’y en a que pour les garçons ! On a dû recevoir l’Olympique Lyonnais à Créteil ! À Créteil !

– Bah… Créteil, c’est comme Boulogne-Billancourt, non ?

– Assez d’excuses ! Le respect ou la grève ! »

Sous ses airs de dandy éclairé, Leonardo a une conception toute sud-américaine de l’égalité homme-femme, un mélange de jalousie extrême et de pieds sous la table.

« Mesdames, allons… Restez calmes…
– Nous avons dû changer de vestiaire !
– Ce sont les balais qui vous gênent ?
– Nous voulons un endroit rien qu’à nous !
– Ouvrez une boutique de vêtements.
– Quel macho !
– Je suis tout sauf sexiste ! Ma mère est une femme !
– Le respect ou la grève ! »

Entreposées sur le balcon, les petites amies des joueurs – les « Wags », comme les appelle la presse – se recoiffent. Le lieu leur sert de quartier général. Avant le début de chaque entraînement, elles se disputent les chaises pliantes les mieux orientées par rapport au soleil. Les plus mignonnes ont tâté de la télévision berlusconienne et aspirent à un glorieux destin de présentatrice sur TF1 ; au mieux, elles animeront Le journal du Hard. L’épaisseur du carnet d’adresse de Sylvia la rend très influente. Elle connaît personnellement des ministres du gouvernement Fillon. Camille, l’unique rousse du plateau, physique à la Bayer Leverkusen, a rencontré son compagnon alors qu’il démarrait sa carrière à Niort. Elle l’a suivi jusqu’à Paris. J’aime regarder son profil Facebook avant de m’endormir. Née le 16 juin 1984. Aime Bref et Les Enfoirés. A deviné Rolling In The Deep sur SongPop. Album Halloween 2010. Samantha, la copine de Jérémy Ménez, est moins généreuse : elle a limité l’accès à ses photos. « Vous allez la fermer, les pouffiasses ? » crie-t-elle à destination des rebelles, avant de sortir un sein en silicone de son soutien-gorge et de l’envoyer au visage d’Élise. La jeune femme, aveuglée par le projectile, tombe à terre. Chahut dans l’assistance. Des joueurs reculent d’un pas, Roche se cache sous une Mercedes. Laure relève son amie et sonne la révolte : « Vous voulez la guerre, les pétasses ? Vous nous faites pas peur ! Même au foot, on est plus bonnes que vous ! »

Parfois, quand je m’ennuie, lorsque les titulaires sont rentrés chez eux et qu’ils ne restent que les pupilles, il m’arrive de regarder les filles s’entraîner. Je suis souvent l’unique spectateur de leurs échauffements. Elles ont accueilli Lyon à Créteil et Francfort au Stade Charléty parce que les dirigeants réservent aux hommes la pelouse du Parc des Princes. Elles sont les anonymes du club le plus puissant de France. Du Qatar, nous avons hérité du pétrole et elles du sable. Le pétrole salit davantage. Le football de haut niveau est un monde d’hommes car il faut être un homme pour accepter de vivre dans la saleté. Je la comprenais, Laure, j’étais même un peu comme elle. Je ne courais pas derrière la reconnaissance. Je voulais simplement exister.

Je savais juste qu’elle était née à Clermont-Ferrand et que, petite, elle avait joué à Yzeure, tout près de Moulins. En revanche, j’ignorais son poste. J’avais lu sur Wikipédia qu’elle suivait des études de kiné parallèlement à sa carrière. Je crois qu’Élise exerçait la profession d’institutrice. Évoluait-elle en défense ou au milieu de terrain ? Difficile à dire. En fait, le football féminin ne m’intéressait pas particulièrement. Il ne s’agissait pas d’un manque de respect. Nous ne pratiquions pas le même métier, c’est tout.

En regroupant les forces en présence, Samantha s’aperçoit qu’il manque deux joueuses dans l’équipe des WAGS. Elle cherche des volontaires. Sylvia prétexte un rendez-vous professionnel avec un député et déclare forfait. La maman de Svetlana vient la chercher sur le parking. Sakho et sa clique se sont réfugiés dans le vestiaire pour ne pas avoir à subir les reproches de leur copine en cas de défaite. Je suis célibataire. Je me porte candidat. Les filles parlementent et m’acceptent. Leonardo s’impose de lui-même : il a la quarantaine passée mais, surtout, son honneur à défendre. Nous perdons 74 à 3. Magnanime, Laure me félicite pour mon triplé et m’offre sa tunique. Leonardo s’excuse auprès d’Élise puis se tourne vers moi.

« Comment tu t’appelles, petit ?

– Kevin Kohler, monsieur.

– Bravo. Tu as tout donné.

– Merci.

– Tu es doué. Je parlerai de ton cas à l’entraîneur.

– Merci pour vos compliments, monsieur. »

Le vouvoiement s’impose de lui-même.

À la vue d’un élément inconnu, les membres d’un groupe déjà constitué pratiquent tout d’abord l’intimidation. Ils lui lancent des regards frondeurs, leurs protège-tibias ou ils lui demandent d’aller poser son plateau-repas à une autre table. Dans un second temps, l’arbitrage est donné au mâle dominant. Si l’individu ne représente pas un danger immédiat pour la survie de son clan, il peut éventuellement tolérer sa présence. Au self, Mamadou Sakho ne tolère que les écouteurs. Ainsi, il n’a pas à parler aux remplaçants.

Nouveau venu dans le monde pro, je n’étais pas suffisamment légitime pour imposer ma présence à la table des titulaires, de toute façon déjà bien trop remplie. Faute de pouvoir jouer en Ligue 1, j’évoluais en quatrième division avec l’équipe réserve du club, composée d’adolescents de dix-sept à dix-neuf ans. Victimes de la concurrence, nous mangions et nous nous entraînions à l’écart de l’équipe première. S’il manquait un arrière gauche lors des oppositions tactiques ou un mannequin en mousse pour tirer les coups francs, le coach nous appelait quelquefois à la rescousse. Il nous positionnait au centre d’un cercle constitué par six joueurs se faisant des passes avec un ballon invisible qu’on nous demandait de récupérer. Nous devions aussi nettoyer leurs chaussures ; les tâches les plus gratifiantes, avec le recul. Le week-end, nous affrontions des formations amateurs sur le terrain le plus pourri du Camp des Loges, devant deux cents spectateurs. Nos adversaires venaient d’Ivry, de Moissy-Cramayel. Souvent trentenaires, ils cumulaient le foot avec un vrai travail et mettaient un point d’honneur à battre des gamins. L’équipe réserve du PSG vivait dans l’ombre de sa grande sœur. Elle était un placard où nos dirigeants entassaient les affaires inutiles avec l’illusion qu’ils allaient s’en servir un jour.

Le black rencontré lors de mon premier jour au Camp des Loges se prénommait Étienne. Né dans un quartier sensible de l’Essonne, il voyait dans le football un moyen de mettre sa famille financièrement à l’abri. Ses parents, franco-maliens, l’avaient placé dès douze ans dans un centre de formation. S’il n’avait pas obtenu son bac, il avait toutefois déjà franchi plusieurs étapes, au point d’attirer l’attention de la sélection du pays d’origine de sa mère. Il n’avait jamais mis les pieds au Mali mais il comptait accepter la proposition afin d’augmenter sa valeur marchande. Pour les jeunes joueurs, une sélection faisait figure d’expérience professionnelle exceptionnelle sur un CV. Elle pouvait convaincre des clubs du Moyen-Orient de les recruter. Étienne, tout comme les autres, ne se faisait guère d’illusion sur son futur à Paris. Loïc Landre, défenseur central, ne s’estimait pas assez fort pour devenir titulaire et réfléchissait à un prêt en Ligue 2. Neeskens Kebano, milieu offensif, voulait s’exiler en Angleterre. Attaquant de l’équipe de France des U19, Jean-Christophe Bahebeck doutait de pouvoir rivaliser avec Kevin Gameiro, transfuge de Lorient. Le renoncement gagnait les troupes et les menait vers des routes sans issue. Dans ce vestiaire d’aphone, on rentrait la tête, on ne vous regardait jamais droit dans les yeux. On ne songeait pas à la rébellion. Moi, je savais qu’on ne me pousserait pas dehors, pas tout de suite, pas avant la fin de mon contrat d’un an. J’aurais pu m’angoisser de cette situation mais, du lot, j’étais le plus motivé. Je n’avais rien à perdre, hormis le fait de ne pas réussir dans le football.

Le lundi, le mardi, le mercredi et le vendredi, j’arrivais au Camp des Loges à huit heures, histoire de faire bonne impression. À dix heures, les premiers titulaires débarquaient dans le désert matinal. Je les saluais sans obtenir de réponse. Leur détachement m’impressionnait : ils ne semblaient pas avoir conscience de la pression qui pesait sur leurs petites épaules. Dissimulé en salle de repos derrière l’étagère des DVD – elle en comprenait environ cinq mille, dont une majorité de film avec Steven Seagal -, j’assistais en spectateur à leurs parties de Pro Evolution Soccer ainsi qu’à leurs concours de rots. Même de loin, c’était un honneur de fréquenter ces immenses champions.

À dix heures trente, je descendais me changer avec les jeunes. À onze heures, l’entraînement de l’équipe réserve débutait. À midi, la journée de travail était terminée. Douche prise, j’appelais ma mère en attendant le chauffeur de Platinium Player. Me savoir à Paris la tracassait et il me fallait sans cesse la rassurer. Je ne lui cachais pratiquement rien ; je lui racontais combien j’étais heureux de vivre de ma passion, je lui résumais mes journées, mes rencontres, les stars croisées par inadvertance dans les rues (Régis Laspalès, Clovis Cornillac, Véronique Genest). Passer du temps en sa compagnie me semblait justifié : après tout, elle était la seule personne de mon répertoire à prendre de mes nouvelles. Tout en lui parlant, je voyais les titulaires se diriger vers le parking en snobant la presse et les supporteurs. Ils avançaient à vive allure, tête baissée, comme s’ils cherchaient à quitter la zone le plus rapidement possible, ne s’arrêtant que pour discuter avec leurs agents.

Arrivé quatorze heures, mon chauffeur me déposait dans le dix-neuvième arrondissement. Cet appartement de vingt-six mètres carrés me plaisait bien. Au moment de signer le bail, j’avais demandé à la conseillère immobilière s’il n’était tout de même pas trop grand pour moi. Elle m’avait répondu que les footballeurs ne restaient jamais célibataires très longtemps. En voulant tester l’installation électrique, Alain Roche s’était coincé l’index dans une prise. Ouais, décidément, c’était l’appartement parfait.

La mère avait accueilli avec scepticisme ma décision d’habiter au nord-est de la capitale, à proximité de Bobigny et d’Aubervilliers. Influencée par la consommation régulière des journaux télévisés de Jean-Pierre Pernaut, elle avait une image très négative de ce coin de Paris. En réalité, les noirs ne vous rackettaient pas. Les populations africaines, chinoises, japonaises, libanaises, grecques et turques cohabitaient dans l’harmonie ; rue de Crimée, près du parc des Buttes Chaumont, un établissement vendait même conjointement des kebabs, des nems et du hommos. Avenue Jean Jaurès, les commerçants étendaient sur leur façade des écharpes aux couleurs de Galatasaray et de Fenerbahçe, deux des meilleures équipes de Turquie. Il m’arrivait d’échanger avec eux autour du football. J’avais toujours eu des facilités pour assimiler les langues étrangères et mon anglais se révélait suffisamment efficace pour qu’ils me comprennent. Mon Espagnol, par contre, manquait de pratique. Pour pouvoir prétendre communiquer un jour avec Javier Pastore, j’apprenais par cœur les dialogues d’épisodes de la série Un, dos, tres, téléchargés sur internet. Le club mettait à disposition des professeurs particuliers mais je préférais apprendre par moi-même. Je n’aimais pas être assisté. Platinium Player ne me prêtait qu’un chauffeur alors que la société louait des femmes de ménage, des cuisiniers à domicile, des magiciens, des cracheurs de feu et des dompteurs de tigres pour égayer les soirées de ses clients. S’il vous manquait un convive pour compléter une table, un de leurs employés débarquait à l’improviste chez vous, une bouteille de cidre à la main. Je n’avais pas besoin d’amis. Sur Facebook, les demandes d’ajout commençaient à croître. On me réclamait des maillots mais je n’accédais qu’aux requêtes féminines ; je n’en avais offert aucun pour le moment. Me mettre en couple restait un objectif. Les Croc’Fromage se vendaient par deux, après tout.

Le repas ingurgité, je lançais Google pour effectuer une veille sur les articles me concernant. Cette activité ne me prenant que deux minutes, je jouais ensuite à Football Manager pendant quatre à cinq heures. J’avais inauguré une carrière avec le Clermont Foot, en Ligue 2. Les journalistes du jeu – l’intelligence artificielle avait progressé depuis les dernières versions et simulait des conférences de presse – me demandaient si tout allait bien. Je ne leur répondais pas.

Le lendemain, tout recommençait.

Préservée de la circulation, la forêt de Saint-Germain-en-Laye permettait à mes pensées de vagabonder en toute liberté. J’avais repéré un tronc où m’asseoir, aussi large qu’un canapé. Je cassais des branches en morceaux de la même longueur, j’attrapais des cailloux et je visais des plantes en me concentrant sur les tiges. La faune et la flore me fascinaient : les mulots circulaient sans exiger d’autographes, les mouches volaient près de mes oreilles, les fourmis grimpaient sur mes baskets, me donnant alors l’illusion d’être un géant. Quand le vent se mettait à souffler, je retournais vers les terrains du Camp des Loges, rasséréné, prêt à affronter le monde extérieur. Nos supporteurs guettaient les joueurs derrière le grillage. Ils fantasmaient sur des sportifs qui gagnaient des millions, des stars à qui l’on ne refusait rien, des petits veinards aux femmes belles, aux voitures irréelles. Aux existences parfaites.

Il a déboulé en plein entraînement avec la même fougue qu’un émir koweïtien cherchant du pétrole sous les jambes de Giresse. Sauf qu’il était Tchétchène, cet émir, et même davantage oligarque qu’émir, et qu’il cherchait plutôt les emmerdes que l’or noir. « Enchanté, moi être Bulat Chagaev, propriétaire de Neuchâtel Xamax. Tout le monde connaître moi », lança-t-il à Kombouaré, venu aux renseignements armé d’une pompe à vélo. Le coach semblait contrarié. « Laisse-moi dix minutes et tu iras vérifier sur orbite ta cote de popularité auprès des Martiens! Tu vas gonfler et t’envoler si vite qu’on te renommera ‘L’émir express’! » Puis il imita le bruit d’une locomotive à vapeur.

Tiens, un appel de Jack Kachkar

Tiens, un appel de Jack Kachkar.

A défaut d’or noir, le Tchétchène fouillait les ordures : il montra à Kombouaré un papier d’un journal suisse annonçant l’arrivée imminente à son poste de Gilbert Gress, secondé par Carlo Ancelotti et Noël Tosi. Sans tourner autour du pot, Chagaev lui proposa de rebondir à Xamax en qualité d’adjoint de Sonny Anderson. A Sonny le travail tactique, à Antoine le soin de noter sur tableau noir la composition d’équipe que Bulat lui dicterait la veille par téléphone. « Vous devenir ma secrétaire. Moi avoir jupe courte si besoin. Moi vouloir également recruter Sakho », ajouta le nabab juste avant de recevoir un second coup de poing dans l’estomac. Il est comme ça, le coach : dur en affaires.

« Patron, je vous rappelle que Sonny Anderson n’est plus l’entraîneur du club, fit le bras droit de Bulat. Vous l’avez viré.
– Ah bon, déjà ? Et être qui, alors ? demanda l’autre en se relevant, la main sur le ventre.
– Votre neveu.
– Vous stupide. Lui avoir six ans et mettre doigts dans narines d’inconnus.
– Justement, beaucoup de joueurs se sont plaints de saigner du nez.
– Alors virez-le mais vous rien dire à ma soeur. Prétextez varicelle. »

Depuis que le PSG était devenu un club riche, il attirait les présidents de fortune et tout ce que le ciel comportait de vautours. Je ne parlais guère à mes coéquipiers, préférant écouter aux portes. Cela me suffisait pour capter leurs inquiétudes et percevoir leur agacement vis-à-vis d’un climat déconcertant. Ils vivaient mal ce vacarme incessant. Ce sont des enfants, un rien les distrait.

Nous regardions Chagaev marcher sur la pelouse, tandis que le coach tentait de le raisonner :
« Moi adorer acheter footballeurs car possible revendre quatre fois prix d’achat. Pas comme voitures et appareils électroménager.
– Monsieur Bulat, vous n’êtes pas dans un supermarché, là !
– Mon épouse avoir besoin lampadaire. Je veux celui-là.
– Je suis désolé pour elle mais il s’agit de Guillaume Hoarau, pas d’un lampadaire.
– Vous dire ça parce que vous jamais l’avoir vu avec ampoule dans la bouche.
– Pas question. Ou alors vous prenez Luyindula avec.
– Deux pour le prix d’un ? Toi me prendre pour le Tchétchène d’Afflelou ? Bulat pas pratiquer réduction. Bulat payer comptant. Et lui ?
–  C’est Edel. Il n’est plus au club. J’ignore ce qu’il fout encore là.
– Ah, coach, vous tombez bien, je souhaitais vous parler de ma prolongation de contrat.
– Moi chercher cadeau pour offrir à ami saoudien. Lui aimer antiquités. Objets anciens. Vous accepter les cheiks ?
–   Jouer en Arabie ? T’es ouf ou quoi ? Et pourquoi pas en Arménie ? »

Edel attrapa les pattes d’un vautour et s’enfuit vers le sud, probablement à Morangis, afin d’étudier cette proposition de contrat de l’usine de recyclage des déchets dont il nous avait tant parlé.

Un marché avait pris place sur le parking du Camp des Loges et les agents de joueurs, entre autres camelotes, proposaient leurs produits endommagés ou en fin de vie : « Brésiliens, Brésiliens, qui veut mes Brésiliens ? » ; « Il est frais mon Signorino, il est frais ! » ; « Bonbons, chocolats, Hassan Ahamada. »


« Vous avoir futur Ballon d’Or en stock ?
lança Bulat Chagaev à un type en costard.
– Monsieur, si vous cherchez de la graine de champion, du Pelé fermier ou un nouveau Zidane, vous avez frappé à la bonne porte ! Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? J’ai du Gérard Gnanhouan, du Jean-Jacques Pierre, du…
– Moi préférer Ballon d’Or.
– Mais tout à fait monsieur, tout à fait ! Il arrive ! Regardez, il est déjà là, derrière ce rideau, c’est incroyable ! Attention, j’ouvre… Taa-daa !
– Bonjour.
– Lui être qui ?
Jonathan Jager, enchanté.' »

On racontait partout que Leonardo cherchait une dernière recrue pour boucler l’été, la plus belle de toute si possible. Dans le vestiaire, tout à l’heure, il a démenti les informations circulant dans la presse, ces « conneries de journalistes », en cherchant à nous rassurer. Mais c’était impossible. Armand, Bodmer, Tiéné et les autres voyaient défiler sur leurs portables des centaines de rumeurs de transfert, une litanie de concurrents potentiels, comme autant de SMS assassins. Les bagages étaient pliés, les tickets presque compostés. Au PSG, en cette toute fin de mercato, l’entraîneur faisait tchou-tchou et les joueurs attendaient le train.

Difficile de s’entrainer correctement dans de telles conditions. Clément Chantôme interrompait régulièrement ses étirements pour répondre au téléphone ou lire ses textos. « J’ai trois agents, m’expliquait-il alors que je le suivais de près. Le premier vit à Londres et surveille le marché anglais. Il traine près des clubs, Arsenal, Fulham, Queens Park Rangers, distribue des prospectus, des cartes de visite, des paniers garnis avec du pâté de campagne et des mots d’encouragement du style « Accrochez-vous, Arsène. Un jour, vous gagnerez quelque chose. » C’est un agent VRP. Le deuxième reçoit et étudie les propositions salariales, vérifie qu’on ne me manque pas de respect. C’est un agent comptable. Le troisième fait le ménage entre la fiction et la réalité, les propositions trop séduisantes pour être vraies (Barcelone, Manchester) et celles trop moches pour être prises au sérieux (Rennes, Sochaux, Hoffenheim). Il veille à mon image. C’est un agent d’entretien. »

Moi, je savais qu’on ne me pousserait pas dehors, pas tout de suite, pas avant la fin de mon contrat, l’été prochain. J’aurais pu m’angoisser de l’arrivée d’un nouvel attaquant, international étranger ou star sur le déclin, mais je n’étais qu’un inconnu débarqué de Moulins. Pendant que mes collègues s’épanchaient dans L’Equipe en s’inquiétant de l’avenir, j’enchaînais les tours de terrain sans intéresser personne.

Chagaev retourna voir Kombouaré. Le Tchétchène me regarda un court instant puis se tourna vers le coach.


« Et votre remplaçant, là ? Etre un premier choix ?
–   Lui ? Non. Mais il n’est pas à vendre.
–   Vous être sûr ? Tout s’achète. »

Chagaev me renifla.

« Lui sentir sueur. Je vous le laisse. »

Qu’est-ce que je disais.

En arrivant à Paris, Alain Roche m’avait déposé dans un hôtel très policé du seizième arrondissement où les chambres étaient si spacieuses qu’il fallait consulter Google Maps pour se rendre du lit à la baignoire. Conformément à l’usage, le PSG payait mes nuits le temps de me trouver un logement plus personnalisé par l’intermédiaire d’agents immobiliers basés dans les Yvelines. Adopté par la majorité de l’effectif parisien, ce département constituait un investissement sûr mais sans risque, conservateur, finalement très Ligue 1. Dans l’ensemble, les résidences étaient assez jolies et les voisins peu préoccupés par la présence de sportifs à proximité ; soit parce qu’ils n’aimaient pas le foot, soit parce qu’ils gagnaient davantage qu’eux. En visitant une maison à Chambourcy, j’avais été légèrement perturbé par le montant du loyer : quatre mille euros mensuels pour cent soixante mètres carrés. Balcon en fer forgé. Vaste jardin fruitier. Possibilité de construire un ou deux garages supplémentaires. Routes dégagées. Temps clair. Je ne possédais pas de voiture. Je mangeais rarement des fruits. Je voulais habiter près d’un métro, dans un quartier populaire, loin des tentations qui nuisent aux carrières débutantes. Loin du seizième arrondissement, en tout cas.

Matin du sixième jour. Une saison entière de Docteur House a défilé sur mon PC. « Ouvre, je suis là », me prévient Alain Roche d’une voix caverneuse, similaire à celle que prend la Mort quand elle vous téléphone. Sur sa carte de visite figure clairement la notion de recruteur mais il s’agit là de l’unique signe apparent d’une quelconque activité professionnelle. Cet homme se comporte comme une nourrice avec moi. Il repasse mes chemises, insiste auprès du personnel pour changer lui-même les draps et passe de l’Harpic dans les toilettes. À quel moment de la journée travaille-t-il ? Pour l’heure, un croissant dans la bouche, il laisse des miettes sur le canapé. Apercevant la bouteille de Volvic posée sur la table basse, il me propose de l’eau. En voulant se servir, il en renverse maladroitement sur les coussins. J’imagine que par ce geste, il souhaite me montrer son affection, à la manière d’un petit chien remuant la queue. Oui, voilà, il est un chiot s’oubliant sur le canapé.

Descendu dans la rue, il me fait monter dans sa caisse en me tenant la portière. « J’ai piqué le Marie-Claire de maman. On y apprend plein de choses sur les femmes. Tu savais pour la ménopause ? » Je l’interroge sur notre destination. « C’est une surprise ! », me répond-t-il en indiquant l’adresse du Camp des Loges sur son GPS. À mi-chemin, alors que les camions n’ont pas besoin de passer la seconde pour nous doubler sur l’A14, il s’arrache un cheveu blanc. « Regarde. Je file un mauvais coton. » Michel Delpech chante sur radio Nostalgie. « Quelle merde… J’ai pas quarante-cinq ans et je me sens déjà vieux. Tu sais quoi ? Je crois que les gamins ne savent même pas qui je suis. J’ai pourtant été un sacré joueur… Ouais… En même temps, je pige pas un mot de ce qu’ils racontent, alors… T’as l’air différent, toi. Les footeux de ton âge, en général, ils me vouvoient. » Difficile de vouvoyer quelqu’un que l’on ne respecte pas.

Le Camp des Loges, même partiellement rénové grâce à l’argent des investisseurs qataris, ne supporte pas encore la comparaison avec les centres d’entraînement du Milan ou de Chelsea. Il offre néanmoins un cadre agréable, conforme avec l’idée que l’on peut se faire du haut niveau. Ce préfabriqué blanc et ocre situé à Saint-Germain-en-Laye, à vingt kilomètres de Paris, sera ma résidence secondaire jusqu’en mai prochain. La saison n’est pas entamée que des journalistes veillent, prostrés derrière le grillage. La lecture d’une simple pancarte m’informe qu’il est « interdit d’alimenter la presse » en rumeurs. « C’est du 220 volts », précise Roche. Ma curiosité me pousse à braver les consignes. M’apercevant, l’un des reporters plonge dans ses notes. Je lui demande : « Vous ne me posez pas de questions ? » Ses yeux se redressent puis se rabattent sur le parking des joueurs. « Je suis footballeur au PSG, vous savez. » La relance tombe à l’eau. Véritable décideur en matière de transfert, plus ou moins numéro 2 du club, le Brésilien Leonardo, nommé en juillet directeur sportif par le président Nasser Al-Khelaifi, a dépensé plus de quatre-vingt-dix millions d’euros pour s’offrir huit recrues, dont quarante-deux pour le seul milieu offensif argentin Javier Pastore. Je n’ai rien coûté et, visiblement, les journaux n’ont pas parlé de moi.

Mon guide m’emmène dans un couloir aux murs recouverts des portraits des légendes antiques : Nicolas Anelka, Ronaldinho, Luis Fernandez, Safet Susic. Au bout du tunnel s’étire la vitrine contenant les trophées gagnés depuis la création du club, en 1970, soit deux championnats et une ribambelle de coupes nationales. « Impressionnant, hein ? Et encore, tu n’as pas vu celle des trophées perdus ! Elle occupe deux pièces entières. » Une minute de recueillement devant la glace. Roche me tient le bras, emporté par l’émotion. « Coupe des Coupes 96. J’y étais, petit ! J’y étais… » Il fond en larmes. Curieusement, je ne me souviens pas de cette finale. Pour moi, Paris, c’est La Corogne, Gueugnon, le titre de 96 laissé à Auxerre, le match perdu sur tapis vert contre Bucarest. Sa légende s’est bâtie sur des défaites. Je me suis intéressé à lui en souffrant à ses côtés, parce qu’il avait tout pour réussir et qu’il échouait quand même. Le PSG a toujours pris soin de faire suivre ses courts moments d’euphories par de profondes déceptions que seules égalent les véritables histoires d’amour.

Retrouvant le sens de l’orientation, Roche me conduit jusqu’au bureau de Michel Kollar, l’intendant.

« Vous deviez venir aujourd’hui, mon garçon ? Votre nom n’est pas noté sur mon agenda.

– Tu n’as pas reçu mon mail, Michel ?

– Quel mail ? »

L’autre vérifie sa messagerie.

« Effectivement. Par défaut, Alain, tes mails sont classés dans mes spams.

– Pourquoi tout le monde me dit ça, putain ? »

L’intendant se dirige vers une armoire métallique d’où il sort de l’un des tiroirs un sac transparent en plastique isotherme. Le sac contient un sandwich triangle, des papiers et une clé. Roche insiste pour prendre le sandwich. Je quitte la partie du centre réservée aux administratifs pour entrer dans le vestiaire, étrangement contigu des bureaux. La clé ouvre un casier. Je récupère un maillot floqué à mon nom. Sous les bancs, des chaussures à crampons dépassent de rangements rectangulaires fortement influencés par l’architecture suédoise. Le tableau Velléda est vierge, les cintres pendouillent dans le vide. Dans les douches, une araignée escalade un flacon de Petit Marseillais puis divers produits cosmétiques qui me sont totalement étrangers : des crèmes pour pectoraux, des lotions hydratantes, des sprays épilatoires, du baume à lèvres. Quelqu’un entre dans la pièce alors que j’examine, intrigué, un pot de gel coiffant.

« Ah, Kevin ! Je te cherchais !

– Quoi, encore ?

– J’ai faim, tu m’accompagnes ?

– Et ton sandwich ?

– Je le garde pour plus tard. J’ai réservé une table V.I.P à l’Hippopotamus.

– Écoute, Alain, tu…

– Quoi ?

– Tu me… »

Il me regarde avec son air de chien battu, si bien que je ne peux me résoudre à l’engueuler.

« Rien… Tu ne me présentes pas au coach ?

– À Kombouaré ? Il n’est pas là.

– Et Leonardo ?

– En réunion quelque part. Alors ? L’Hippopo ?

– Non, merci.

– Comme tu veux. Bon, ben…

– Ouais ?

– À lundi pour la reprise !

– C’est ça. »

J’ai vingt ans, je viens de signer au PSG. Une banderole suspendue entre deux chênes me souhaite bonne chance. Des générations de glands se sont succédé sous ces arbres centenaires. Nicolas Vartan, l’un des plus jeunes maires de France, s’excite sur les marches du théâtre : « Kevin Kohler est le premier footballeur de Moulins-sur-Allier à faire la une des journaux depuis Fabrice Sanchez. Mais il n’a assassiné personne, lui. C’est son talent balle au pied qui l’a conduit à Paris. Les anciens – et je sais qu’ils sont venus nombreux malgré le tournoi de coinche – vous le confirmeront : l’Allier n’est pas une terre de sport. Pourtant c’est bien ici, mes chers concitoyens et amis, c’est bien ici que le responsable du recrutement du Paris Saint-Germain s’est arrêté en cette belle journée d’août. Allons Alain, ne soyez pas timide ! Faites-leur coucou ! » Poliment, Alain Roche s’exécute. Il a mené les négociations et je lui dois tout.

Le PSG ne me propose qu’un an de contrat et vingt mille euros par mois. En Ligue 1, le salaire moyen dépasse les quarante mille. À l’AS Moulins, sous statut amateur, j’en recevais cinquante par rencontre disputée avec une prime équivalente par but marqué. Je vivais chez ma mère tout en préparant des concours pour entrer dans la fonction publique. Sans mon doublé en CFA – la quatrième division française – contre la réserve du PSG, en février, j’aurais probablement tiré un trait sur le monde professionnel. Vingt mille euros. Le salaire annuel de maman.

D’un signe de la main énergique, davantage chiraquien que balladurien, le maire m’autorise à remercier l’ensemble des bénévoles puis il reprend le micro sans attendre que j’en termine. « Merci ! Merci à vous ! Vous êtes formidables ! », crie-t-il avant de descendre au contact des supporteurs. Je l’écoute raconter mes exploits avec un trop-plein de passion. Il confond les matches, les clubs contre lesquels j’ai marqué et me présente comme milieu alors que je suis attaquant. L’enthousiasme de ses dix-neuf ans est contre-productif : en voulant trop en faire, il passe pour un débile. Son poste ? Récupérateur. Après chaque tirade, il demande au photographe du quotidien La Montagne de l’immortaliser avec un passant capturé au hasard. Il choisit une maman poussant un landau et lui lance : « Nous avons beaucoup investi pour l’équipe, vous savez ! Vraiment beaucoup ! Le succès de Kevin est aussi le mien ! Enfin, euh… Le vôtre ! Le nôtre, quoi ! » Du football, Nicolas Vartan ne connait que son pouvoir de séduction. Depuis l’officialisation de mon transfert, il s’est senti pousser une âme de spécialiste. Elle pourrit déjà, tombera dès la fin de la nuit.

Un lâcher de ballons s’improvise. Une chanteuse has-been invitée par la mairie donne son récital. À Moulins, on n’a pas de pétrole mais on a Desireless. Le Lapin vert – le surnom lui vient des animaux que ce fou dessine sur les murs des monuments – guide les curieux vers une boutique de maillots. Les visages de mes groupies encombrent le théâtre ; on joue Les Précieuses ridicules jusqu’en septembre. Presque partout, les yeux me pleurent. Des membres de mon fan-club chantent un hymne à ma gloire. Mon départ les attriste alors que nous ne nous connaissons pas. Je cherche mon frère du regard. J’aurais aimé qu’il me décrive Paris. Il a fréquenté l’équipe réserve du PSG, en 1996, avant qu’une blessure ne stoppe précipitamment sa carrière et l’oblige à rentrer à Moulins. Il m’en reparle très peu. Je lui succède, finalement. Je peux le venger.

Sous l’effet de l’alcool, la terrasse de l’Irish Corner a pris un ton rosé. Des commerçants écoulent des hot-dogs allégés avec double ration de mayonnaise et d’autres au format familial, supplément gruyère. Un charcutier a donné mon nom à une recette de pâté aux pommes de terre, une grossière spécialité bourbonnaise. J’ignore comment je dois le prendre ; pas avec les mains, en tout cas. Alain Roche attrape l’explosif, le jette dans une poubelle et m’attire avec persuasion jusqu’à la vitrine d’un fromager.

« Il faut y aller, Kevin. Le trajet va être long. Je ne voudrais pas manquer la présentation de Pastore !

– Le club l’a présenté hier.
– Sans me prévenir ? C’est ça ! Prends-moi pour un con ! »

Le Saint-Nectaire est en promotion. Papa s’est déplacé sur un banc et lit le journal, étranger de mon excursion.

« Je vais dire au revoir. »

La marmaille s’amuse à jeter des pierres sur des chats errants. Affolés, les félins zigzaguent entre les doigts de pied. Prisonniers des tongs, les merguez suffoquent dans ce barbecue d’été. Les essaims sont de plus en plus nombreux. La stéréo a laissé place à un bourdonnement malsain : partout où je me glisse, je reçois des piqûres de rappel : « Tu m’as promis un maillot, Kevin ! » ; « N’oublie pas de m’écrire ! » ; « Pense à nous, surtout ! » Je suis le soleil qui brûle leur peau et donne à leur corps des couleurs moins ternes. Pénétrant la foule comme j’ouvre les défenses, je retrouve Antoine. « Courage », dit mon frère en me serrant la main. Ma mère sourit sans rien laisser paraître. Je l’embrasse en lui promettant de venir la voir dès que mon emploi du temps me le permettra. Je sais qu’abandonner à nouveau l’un de tes fils te rend soucieuse, maman. Je n’ai pas peur d’échouer en allant à Paris. Je redoute seulement que tu ne le penses.

Mes coéquipiers interrompent les adieux. « On a besoin de toi ! Ton remplaçant ne vaut rien ! », se désole Philou. « Philou a raison ! » ajoute Vivien, mon remplaçant. Pierre et Medhi me réclament des billets pour le Parc des Princes. « Pense à nous, mon pote ! » Je ne suis pas encore parisien mais déjà bousculé. À son tour, la Citroën C4 d’Alain Roche bascule dans l’effervescence. Elle transperce l’air en rejetant des vapeurs de carburant. Des enfants toussent. Il klaxonne. Je grimpe à l’intérieur du véhicule en dribblant deux piétons qui parviennent tant bien que mal à s’accrocher aux essuie-glaces. Alain accélère pour les faire tomber puis s’engage sur le rond-point. J’attrape ma ceinture. Il me freine : « Là où nous allons, tu n’en as pas besoin. »

Je me retourne. Le banc de papa est vide, il s’éloigne déjà.

CDF
Kevin Kohler