Ma mère avait exceptionnellement délaissé ses éternels spaghetti pour un bifteck-frites « comme on en sert à Paris » ; effectivement, la viande était mal cuite et les frites surgelées. Mon frère occupait le bout de table, à portée du frigo. Maman menait le jeu.
« Alors, ça se passe comment au PSG ? »
Grâce aux recommandations de Leonardo, je pouvais enfin m’asseoir sur les bancs de touche de Ligue 1. Toutefois, le coach privilégiait d’autres remplaçants quand un titulaire sortait du terrain. J’étais son cinquième choix en attaque derrière Kevin Gameiro, Guillaume Hoarau, Mevlüt Erding et Peguy Luyindula. La nuit, mes rêves les filmaient en train de se tordre de douleur après un tacle assassin. Un médecin indien les amputait de la mauvaise jambe puis ils passaient le reste de leur vie en fauteuil roulant dans un hôpital de banlieue. J’avais pensé démarrer contre Brest mais Kombouaré avait finalement aligné Jérémy Ménez, milieu offensif, qui se plaignait de ne pas jouer suffisamment. Je payais ma nature patiente. À valeur égale, entre un joueur réputé trop gentil et un second caractériel, l’entraîneur laissera le premier sur le banc pour éviter l’esclandre.
« Plutôt bien.
– Un journaliste m’a téléphoné la semaine dernière. Plusieurs fois.
– Ah bon ?
– Au début, je pensais qu’il allait m’annoncer une mauvaise nouvelle. En fait, il voulait que je lui parle de toi. De ton enfance. J’ai refusé, bien sûr. Cela ne le concerne pas.
– Tu as bien fait.
– Quand tu jouais à Moulins, les journalistes n’appelaient pas autant.
– Je suis au PSG, maintenant… Les médias veulent des infos…
– Je comprends ça, mais…
– Il bossait pour qui ?
– Un site internet… J’ai oublié le nom.
– C’était pas L’Équipe, t’es sûre ?
– Non… Tiens, d’ailleurs… Antoine ! Montre le journal à ton frère ! »
Il tendit le bras vers la porte du réfrigérateur et en sortit L’Équipe du jour. Le boucher en offrait toujours un exemplaire à ses clients pour qu’ils puissent conserver les steaks. En page 2, un papier de Jérôme Bouboule revenait sur la venue de Carlo Ancelotti à Paris. « Accompagné de son épouse, avec laquelle il vient de fêter ses trente ans de mariage, le technicien italien a passé l’après-midi au cimetière du Père-Lachaise. Sans doute pour choisir l’emplacement où Paris déposera le corps de l’homme à qui il succédera bientôt. » Un sondage titré Kombouaré doit-il partir ? complétait l’article mais des tâches de gras gâchaient la lecture des résultats.
« Ca ne t’effraie pas tous ces changements ? »
La défaite à domicile contre Nancy avait prodigieusement agacé les Qataris. Nous avions beau dominer le championnat, le moindre revers se transformait en traumatisme. L’arrivée du frère du bras droit de l’émir au poste de coordinateur du service communication avait conduit à une réorganisation tactique : le licenciement de cinq employés, dont une femme enceinte. Le coach se persuadait que Leonardo était de son côté. Son supérieur hiérarchique lui avait manifesté publiquement son soutien en conférence de presse ; généralement, une telle annonce précédait un renvoi de quelques jours.
« Il n’est pas encore viré, maman.
– Regarde ! »
Elle me montra un numéro de La Montagne qui datait un peu. Laurent avait publié une interview où j’évoquais notamment la courte carrière d’Antoine au PSG. En l’apprenant, Mathilde, l’attachée presse, m’avait dit que je n’avais pas à « inventer des trucs pour me rendre intéressant. » Elle continuait à répéter que mon frère n’avait jamais évolué au club, pas même en équipe B. En rentrant à Moulins, j’étais aussi venu chercher des explications. Après quelques considérations anecdotiques sur cette interview, la mère tira très légèrement le rideau de la fenêtre de la cuisine pour s’offrir une vue imprenable sur le maillot de bain de la voisine, jugé « vulgaire et provoquant ». Elle enchaîna sur la taille de la piscine, construite il y a peu, et entreprit de calculer mentalement le coût total des travaux. J’ai suggéré à Antoine un foot dans le jardin. Il hésita, écouta plus attentivement les divagations maternelles puis courut enfiler ses baskets.
La mauvaise herbe arrivait jusqu’aux chaussettes. Depuis le départ de papa, personne ne tondait la pelouse. Le panier de basket n’avait pas été réparé ; un trou dans le filet rendait impossible la validation des lancers. Antoine passait ici une à deux fois par mois. Il enchaînait les missions en intérim et les petits boulots à Montluçon. Son studio, vers l’aérodrome, ne payait pas de mine. L’équipe locale recrutait des joueurs mais il n’avait pas souhaité postuler. Reprendre une activité physique lui aurait fait du bien, pourtant. Même diminué, il aurait été capable de bien figurer sur un terrain. Nous avions peu joué ensemble dans ce jardin, pas autant que je ne l’aurais souhaité, mais j’étais certain de son talent. On ne signait pas au PSG sans en posséder un peu. Je m’étais toujours demandé pourquoi il avait tout arrêté du jour au lendemain, après sa blessure. Il me l’avait dit, une fois : un mélange de lassitude et de découragement. J’avais trouvé cela léger.
« Elle a peur, tu sais…
– Comme d’hab’.
– T’es à Paris, tu connais personne…
– Tout va bien, sérieux.
– Ils sont sympa tes coéquipiers ?
– Ouais. Très.
– Même Pastore ? Il a l’air de se la péter grave, ce gars. »
Partageant ma chambre avec Javier lors du déplacement à Ajaccio, j’avais dû rapidement accepter la présence de Sirigu, invité par son ami. À dix-huit heures, juste avant de quitter l’hôtel pour prendre le bus et rallier le stade, j’avais fait une halte aux toilettes. En voulant sortir de la salle de bain, j’avais trouvé la porte bloquée de l’extérieur. Un membre du staff m’avait ouvert une demi-heure après. Le bus était parti en retard par ma faute.
« Il est super.
– Et Sakho ? Tu en penses quoi ? »
Capitaine avant d’être adulte, Mamadou Sakho était comme ces ados de treize ans aux lunettes épaisses qui passent au JT après avoir eu leur bac ; le genre de gamins dont on ne sait s’il faut les admirer ou les plaindre. Le PSG le dressait en haut de son site officiel pour vendre des abonnements. Une étude d’opinion avait néanmoins montré que notre défenseur central souffrait d’un manque d’empathie des classes moyennes, qui lui reprochaient notamment le port des écouteurs en public. Les familles se déplaçant au stade ne se « reconnaissaient pas assez en lui », déplorait en privé Nasser Al-Khelaifi. Notre président tenait absolument à donner un visage plus familial aux tribunes du Parc des Princes. Les parents dépensaient davantage que les abonnés célibataires ; ils constituaient un marché financier à conquérir. Un plan com’ à base d’interviews aseptisées données à des titres de presse grand public – Paris Match, VSD, Femme Actuelle, TV Magazine – avait été imaginé, de même qu’un relooking, mais Sakho avait refusé de se plier aux exercices. Le port du brassard l’obligeait à adopter un comportement agressif pour conserver son autorité, notamment avec les plus jeunes. Un matin de la semaine dernière, alors que je venais d’arriver sur le parking, il m’accusa du saccage du phare de sa Porsche Cayenne. Pour fuir les problèmes, j’avais dû payer les réparations.
« Rien de spécial. Il est plutôt cool.
– Et ensemble ? Vous faites quoi ?
– Comment ça ?
– Avec les autres. Est-ce que tu restes avec eux après l’entraînement, par exemple ? »
Un tournoi sur Pro Evolution Soccer avait été organisé chez Clément Chantôme ; une bonne occasion de s’affirmer socialement tout en buvant du Coca. J’avais fait le déplacement en pensant trouver une manette et un minimum d’hospitalité. Or, ce soir-là, Clément ne m’attendait pas. Pris de pitié, il m’enrôla tout de même dans son équipe mais perdit la demi-finale. Vexé, il m’insulta de « paysan », de « bouseux », se mit à chialer puis demanda à tout le monde de quitter les lieux.
« On fait des jeux vidéo.
– Ah… Dommage…
– Pourquoi ?
– Quand j’étais au PSG, on jouait aux cartes. Le Guen, Loko, Guérin, ces mecs-là, ils jouaient aux cartes. C’était pratique pour discuter, les cartes. Aujourd’hui, les jeunes de ton âge, ils se parlent pas. Ils se fréquentent, c’est tout. J’ai pas raison ?
– Sûrement, ouais. »
Antoine partit à Montluçon vers quinze heures. Il ne fut pas surpris d’apprendre que Mathilde ne se souvenait pas de lui. « Je m’entraînais avec les stars mais j’ai jamais eu la chance de jouer en première division. Le foot n’avait alors pas autant d’importance. Hormis deux ou trois noms par équipe, on ne connaissait personne… Alors les remplaçants des remplaçants, forcément… Si mon genou avait tenu, je… J’aurais réussi, c’est sûr… Cette connasse est trop jeune pour le savoir. » Je l’avais toujours connu blessé, mon frère.