Archive for février, 2012

Les visions de l’esprit sont dangereuses. Tu t’imagines champion de France et hop ! Auxerre et son bus conduit par un gros monsieur aimant les mineurs te dépassent. Tu penses avoir gagné le titre et une équipe de demi-mongoliens pilotée par un ancien éboueur te laisse sur le trottoir. En égalisant contre Lyon dans les arrêts de jeu, nous avons ravivé chez leur président Jean-Michel Aulas la flamme du complot arbitral. Les arbitres l’ont écouté. Des supporteurs de foot l’ont cru ; ceux qui ne voient dans le PSG qu’un club de mercenaires à qui l’argent offrirait tout. Il ne faut pas croire tout ce que l’on raconte.  Il faut croire en nous.

Capitaine contesté par les médias, Mamadou Sakho n’a jamais été aussi fort. Dans le groupe, il nous transcende et nous porte. Il est le boss, le guide. Oui, le scénario du match à Lyon a renforcé notre cohésion. Pour fêter cette invincibilité préservée, Sakho a organisé lundi soir un repas chez sa mère. Il avait scotché dans le hall de l’immeuble une feuille où il prévenait l’étage d’un risque sismique aux alentours de 21 heures ; à 20 heures 10, la musique empiétait déjà le couloir. J’avais été invité avec d’autres coéquipiers. Je n’entretenais guère de rapport avec le voisinage, simplement des sourires polis et gênés au moment de se croiser dans les vestiaires. Il m’aurait certainement été possible de créer des liens, un semblant de sociabilité. Mais cultiver une amitié naissante demandait d’en avoir envie et de l’envie, j’en manquais terriblement.


Des amis, je crois, j’en manquais terriblement aussi.

Il y a donc toute une partie de son passé que mon frère m’a volontairement caché. Jérôme Leroy en gardait un souvenir troublé. J’ignore qui est réellement Antoine. Ses silences m’ont toujours paru normaux. Entre frères, on se parle peu, on se contente de cohabiter dans la meilleure harmonie possible. Un garçon ne raconte pas ses secrets. Pas à son frère. A ses parents, peut-être ?

Il fut un bon joueur que le PSG n’a pas voulu conserver, c’est tout ce que je sais.

Fin juin, mon contrat s’achève. Leonardo m’a promis de s’en occuper dès qu’il en aura le temps. Les erreurs qu’on lui impute – ses transferts manqués, ses propos sur le Parc – sont des visions de l’esprit. Il n’est pas médiocre. Simplement dépassé par ce milieu encore plus imprévisible que la bourse. Mon avenir au PSG est flou, comme les gens que je pensais connaître. Antoine a surement vécu la même chose. A-t-il cru pouvoir réussir autant que j’ai pu croire en lui ? Pour qu’un mirage existe il faut un désert où l’on peut se perdre. Paris est aussi grand que le Sahara mais il bouge, vit, pleure, se déchire à chaque match, chaque conférence de presse. Les hommes passent. On les commente. On les critique. On part en vacances avec eux, en famille, et on joue sur la plage sans se parler. On les fréquente sans savoir qui ils sont vraiment.

Le Paris-Bellegarde de six heures cinquante partait à sept heures onze de la Gare de Lyon et arrivait à destination à neuf heures quarante-sept. Un second train quittait Bellegarde vingt-cinq minutes plus tard pour arriver à Évian-les-Bains à onze heures trente. Grâce à un accord passé entre la France et le Qatar, la SNCF mettait à disposition une carte 15-25 pour les sportifs parisiens rémunérés entre cinq mille et vingt-cinq mille euros par mois ; une belle initiative en faveur des plus défavorisés. Assis en première classe, j’avais eu droit à un repas chaud gratuit, à un film et à l’hôtesse de mon choix. Le trajet m’avait tout de même paru long. Pas désagréable, puisque cette carte nous garantissait de voyager sans l’incommodante compagnie de supporteurs, mais un peu long. Certes, Platinium Player mettait en service des jets privés pour à peine huit mille euros de location mais garer un avion en centre-ville occasionnait des dérangements, notamment pour les riverains. Décidément, j’allais devoir songer à investir dans une voiture. Le quartier où résidait Jérôme Leroy, en bordure des commerces, ne manquait pas de parkings. Évian-les-Bains semblait une jolie ville, d’une bienveillance surprenante, bordée par les Alpes et le Lac Léman. Une ruelle présentait néanmoins une dissonance. Des ordures salissaient le trottoir, entassées devant un immeuble décrépit, une sorte de caillot dans une mer de nacre. Il habitait au premier étage.

« Je t’attendais plus tôt.

– C’est à cause du train. D’habitude, j’ai un chauffeur mais j’ai pas réussi à le joindre ce matin.

– Entre. »

Je remarquai immédiatement au-dessus de la télévision ce maillot de Zidane encadré sous verre, période Girondins de Bordeaux. Probablement une réplique.

« Pas mal, hein ?

– Ouais.

– Je le kiffais, Zizou. Depuis sa retraite, je trouve que le football a perdu de sa beauté. Il est devenu une course de sprint où surnagent quelques techniciens inconstants. D’ailleurs, comment va Pastore ?

– Bien.

– Ca me manque, moi, les Gascoigne, les Cantona… Les gars avec du charisme… Maintenant, les joueurs s’épilent… Des vraies fiottes… Ils boivent même plus d’alcool !

– Ouais. C’est triste.

– Tu veux du whisky ?

– Non.

– T’es sûr ?

– Et pour mon frère, alors ?

– Deux secondes, je reviens. »

Dans sa bibliothèque, les livres racontaient Napoléon, l’Égypte, Rome. Des romans s’alignaient sur trois rangées entières : À l’ouest, rien de nouveau, L’Étranger, Le magasin des suicides. Des souvenirs de Rennes. Plusieurs bouquins consacrés aux arts martiaux, aussi. « Un mec spécial, ton frère ! gueula Leroy de la cuisine. Perché ! » Un paquet de beuh traînait sur le rebord de la fenêtre. La vue donnait sur les passants sans qu’ils ne puissent vous observer en retour.

« Est-ce qu’il était fort ?

– Difficile à dire. Il était en réserve. On a dû faire deux, trois matches ensemble. Pas plus. »

Il réapparut, une bouteille sous le coude.

« Vous étiez potes ?

– Non, non. Tu ne pouvais pas lui parler. Il était toujours dans sa bulle. C’est surtout ça qui m’a marqué.

– Pourquoi il a quitté le club ?

– Il s’est blessé assez gravement. Son contrat s’arrêtait, il n’a pas été renouvelé.

– Mais des gens me disent qu’il n’a jamais joué au PSG ! »

Il posa son whisky sur la table basse.

– Tu m’excuses, je dois aller chier.

– Euh… Ok. »

Après cinq minutes à l’attendre les bras croisés, je décidai de patienter en ouvrant l’application Twitter de mon iPhone. Je m’étais crée un compte, par curiosité, mais le mode d’emploi de ce réseau social était si compliqué que j’avais vite lâché l’affaire. Quelques journalistes figuraient parmi mes abonnés, ainsi que tous mes coéquipiers. Les premiers postaient les URL de leurs articles, les seconds des photos prises en boîte de nuit avec des filles ; Pierre Ménès, lui, faisait les deux. En réalité, Twitter me donnait l’impression d’être un site pornographique ne comportant qu’une seule rubrique : l’onanisme.

« J’ai pas été trop long ? »

La braguette ouverte, il s’assit sur son synthétiseur et improvisa quelques notes.

« Alors ? »

Il s’arrêta net.

« Tu sais… Dans le foot, des mecs talentueux échouent, d’autres réussissent parce qu’ils sont là au bon moment ou parce qu’ils sont potes avec la star de l’équipe. Y a pas de règles.

– Quel est le rapport ?

– Le rapport, c’est que ton frère n’a peut-être pas fait le nécessaire pour qu’on se souvienne de lui. C’était un marginal. Si t’as pas de potes, dans ce milieu, on t’oublie vite. On te flingue. Sans le réseau ou l’agent qu’il faut, t’es mort. Une fois au chômage, tu ne peux plus rebondir.

– C’est pour ça qu’il a tout arrêté ?

– J’en sais rien, moi ! Tu poses trop de questions, petit. Tu vas finir par avoir des problèmes.

– Des problèmes ?

– Quand on cherche la merde, on la trouve toujours.

– Je veux simplement comprendre.

– Écoute… Ton frère n’était peut-être pas fait pour le monde pro, tout simplement. Pas assez motivé. Le foot, c’est vachement de concessions… C’est ingrat. Chaque homme a ses limites, tu sais. Moi, par exemple, j’ai eu la flemme d’aller en équipe de France.

– Ah bon ?

– Bien sûr. J’aurais fait quoi, là-bas ? Vingt matches ? Ouais, avec Zidane, d’accord. Mais avec Nicolas Anelka, aussi. J’aurais été obligé de m’investir, de faire semblant d’être ami avec lui. J’aurais aussi pu jouer en Angleterre, à Newcastle, mais je me serais emmerdé là-bas ! Moi, j’ai voyagé, je suis allé en Israël, où j’ai failli mourir, je suis allé à Lens, je me suis fait plaisir. J’ai loupé ma carrière, ouais, t’as le droit de le penser, mais je ne ressens aucun manque aujourd’hui. »

Antoine s’était-il découragé ? Quand nous nous affrontions sur Pro Evolution Soccer, plus jeunes, il lâchait prise dès que je marquais le premier. Il avait loupé des concours et des meufs à cause de ce trait de caractère. Mon frère était beau, pourtant. Il avait du talent. C’est ce que papa m’avait toujours prétendu.

« Allez… On va boire à ta santé. »

Leroy me donna quelques conseils pour réussir au plus haut niveau – « Ne la ramène pas. Sois un bon toutou. Obéis à tes dirigeants. Ne copine pas avec les journalistes. Bref, ne fais pas comme moi » – puis il me mit gentiment à la porte, avec douceur, en me faisant comprendre qu’il souhaitait rester seul. Dans l’ascenseur, j’ai repensé au PSG et à son fonctionnement. À son époque, déjà, les joueurs de l’équipe première ne fréquentaient pas ceux de la réserve. Les frontières divisaient le club en petites communautés méfiantes et conservatrices. Passer de l’une à l’autre impliquait d’avoir été préalablement accepté par le chef de tribu. Antoine ne disposant d’aucun relai, il n’avait sans doute jamais pu progresser dans la hiérarchie. Personne ne lui avait fait suffisamment confiance pour qu’il devienne titulaire. Il s’agissait, à mon avis, de l’explication la plus rationnelle.

Dehors, un ouvrier tapotait son marteau-piqueur. Les travaux se prolongeaient jusqu’à l’intersection. Les boutiques de vêtements attiraient des couples de tous âges. Les soldes finissaient dans un bouillonnant mouvement perpétuel. De sa fenêtre, Leroy scrutait cette foule bruyante qui marchait trop vite pour lui. À quoi pensait-il ? De quoi avait-il peur ? Etait-il un génie ou un imposteur ?

Le plus dur, au foot, n’est pas de s’asseoir sur le banc. C’est de trouver une place. Avec les nouvelles recrues, nous sommes désormais 27 joueurs professionnels, plus Siaka Tiéné. L’an prochain, le PSG jouera à Saint-Denis et les remplaçants s’installeront en tribune. Il faudra simplement penser à agrandir le Stade de France pour permettre aux supporteurs de suivre le match. « Vous avez réservé? » me demande Hoarau, le maître d’hôtel des lieux, un habitué. « Je vous conseille de vous abonner. Nous faisons des Pass à l’année. » C’est bien la première fois que je vois Hoarau faire des Pass.

1′
Un vestiaire a ses règles. Un banc de touche a les siennes, comme laisser s’asseoir en priorité les personnes âgées. De rien, Sylvain. Même la copine de Chantôme a ses règles. Furieux, le coach demande à ce qu’on vire des sièges tous ceux qui ne font pas partie du club. Exit les parasites. Machinalement, Alain Roche se lève. Ancelotti lui donne l’ordre de revenir, un seau puis une éponge. Visiblement, il compte toujours sur lui. Du banc, mon oeil hésite entre le terrain et le stade. Les chants du public retiennent mon attention. Un ronflement sourd. De quelle tribune vient-il? Bisevac m’apporte la réponse : « C’est Armand. Il est fatigué. C’est normal, à son âge. »

10′
Ceara a envie de pisser mais il préfère se retenir, de peur qu’on lui pique sa place, stratégiquement idéale, à deux encablures d’Ancelotti. Plus tu es positionné près du coach, plus tu a des chances de te faire remarquer ; un peu comme à l’école. Sans doute nostalgique de son court passage au lycée, Hoarau colle le radiateur qu’un stadier vient d’installer en bout de banc. Le froid nous paralyse. Jérôme Bouboule, pyromane à l’Equipe, tente d’allumer les braises mais le feu ne prend pas. Leonardo l’aide en jetant sur le charbon l’ébauche du contrat de Pato. Toujours aussi serviable, Alain Roche propose ses services. Leonardo accepte de bon coeur puis le lance dans les flammèches.

24′
« Quel match, putain quel match! » Réveillé, Sylvain Armand affronte l’Olympique de Pantin sur sa Game Gaer. On s’occupe avec les moyens du bord. Pris par l’ambiance du Parc des sports d’Annecy, Matuidi tape des pieds. Ceara aussi. Il a toujours envie de pisser. J’aime regarder Ancelotti gueuler ses consignes. L’esthétisme. Michel-Ange en survêtement. Son charisme m’a conquis dès le premier jour. Derrière lui, masse informe, brouillonne et désordonnée, les supporteurs se plaignent. La tête de Guillaume Hoarau, 1m92, les empêche de voir la rencontre. Guillaume se lève pour leur parler. Bronca générale. Assis à ma gauche, Chantôme m’explique le foot à chaque offensive. « Nene aurait dû faire ça. Et passer sa balle. » Au PSG, tu apprends davantage en ne jouant pas qu’en étant titulaire à Evian.

34′
Faire semblant de vibrer au moindre corner. Avoir faim. Patienter. Ecouter des millionnaires se plaindre. Je déteste les restaurants branchés, l’attente est insupportable. Matuidi a commandé de l’eau depuis dix minutes mais aucun membre du staff ne réagit. Des recruteurs l’interpellent, nichés dans les gradins. Curieux, Blaise demande à un Indien s’il a un contrat pour lui dans le club de Robert Pirès. Le gars lui explique qu’il vend seulement des roses.

43′
Quoi de plus terrible que de regarder un match sans participer? Je sais pas, par exemple : t’es avec tes potes, une bombasse entre dans la pièce, elle commence à les sucer, tu te fous à poil mais elle t’indique qu’elle est complet. Puis Ribéry entre à son tour. Puis il te dit que c’est sa soeur. Puis tu constates qu’ils ont la même dentition dans la famille. Le plus terrible, c’est ça. Devant mon nez, Guillaume s’ouvre une sucette. Goût cassis. « Slurp. T’en veux une? » Non, le plus terrible, c’est ça. La mi-temps se rapproche. Mes coéquipiers sont dans les startings blocks. Dans deux minutes, le plus rapide à bondir aura le privilège de s’asseoir à la place de son choix dans les vestiaires. Armand court déjà. Nous lui laissons prendre de l’avance.

Fin de la première mi-temps
Sur le banc, près du coach. Volontairement près du coach. Je préfère ne louper aucun de ses commentaires. Sur le tableau noir, il dessine sa vision de la seconde période et tout cela va très vite, si vite que beaucoup de mes coéquipiers abandonnent le cours en route. Son tableau fini, il nous encourage brièvement avant de prendre Nene à part. Entre artistes, ils se comprennent. Intrigué, Ménez se dirige vers le tableau. Il prend sa respiration, saisit le feutre et se met à peindre. Je distingue péniblement deux ronds et des traits parallèles. Que nous invente-t-il? Une tactique révolutionnaire? Il en termine et s’écarte de la toile, le sourire aux lèvres. C’est une bite.

46′
Un gigantesque mollard souille l’unique siège encore disponible. Horizon bouché. J’en profite pour demander l’heure au quatrième arbitre. Il menace de m’expulser si je continue à me montrer grossier. Je m’excuse et ajoute « S’il vous plaît. » Satisfait, il prend son panneau électrique et m’indique l’heure. 20. 03. Chantôme retire son maillot. Sakho se dirige vers la sortie sans comprendre. Il y aura un arbitre au chômage au soir.

52′
Le pire n’est pas le froid mais bien les interventions de l’homme de terrain de Foot+ qui, toutes les cinq minutes, nous rappelle que Montpellier mène contre Brest. A la mi-temps, il avait demandé à Sirigu pourquoi le PSG encaissait autant de buts sur corner. Sirigu avait voulu le frapper mais notre gardien avait manqué son coup ; ceci expliquant sans doute cela. L’enquiquineur accoste désormais Douchez : « Toi, tu l’aurais arrêté, ce but, hein? » Douchez cherche son agent du regard. Bisevac se lève et le course sur une vingtaine de mètres. Et il le rattrape. Ouais. Bisevac. Faut dire qu’il est lourd, l’autre.

58′
Finalement, Leonardo a nettoyé le crachat avec l’amicale participation d’Alain Roche – de sa chemise, plus précisément. Le débarbouillage a laissé apparaître une inscription ancienne, un hiéroglyphe mystérieux :  » Sammy Traoré – 2006-2011. » La crainte de voir ma famille maudite sur six générations me pousse à rester debout. Ancelotti est en pourparlers avec l’agent de Motta, Giuseppe Gredino, qui aimerait voir son client s’échauffer. Le coach s’en sort par une pirouette et demande à ses remplaçants de se lever, tous, Motta compris. Ils essayent. En vain. Avec le froid, leurs derrières sont scotchées au siège. Je m’échauffe donc seul. Occasion de Govou. Ce n’est pas une vanne.

65′
J’entame mon huitième tour de terrain. Le coach m’a oublié. Question de priorité : il faut décongeler les culs de mes coéquipiers. Hoarau insulte les supporteurs adverses pour récupérer des bouteilles dont il n’obtient que les bouchons. Les salauds. Heureusement, Alain Roche a une idée. Il saisit son seau et s’en sert pour arroser le banc. Je passe devant eux. Cette flotte a un parfum bizarre. En pleurs, Ceara se confesse : « J’en pouvais plus d’attendre! »

74′
S’étirer devant un public qui vous applaudit mais vous sifflera dès votre entrée en jeu constitue l’un des paradoxes du remplaçant. Il n’aime pas l’être. Il a souvent peur au moment de pénétrer sur le terrain. Ancelotti m’appelle. Il y a trop de bruits, je ne le comprends pas. Je dois m’adapter au contexte, aux consignes et aux partenaires. Par définition, un remplaçant est inadapté. Sur mes premiers ballons je m’efforce de jouer simple, contrôle, passe, deux touches de balle maximum. Je me rends disponible. Je suis celui qui doit faire la différence quand les autres ont abdiqué. Et si j’échoue, on me fera sentir mon inutilité. Pour un peu, il est préférable de rester sur son banc, les pieds dans la pisse, un mollard à portée de bras.

84′

On pourrait croire que le Parc des Princes sonnerait creux sans ses plus fervents supporteurs. Il n’en est rien et chaque ballon touché me transporte en plein milieu d’un concert de métal. Peu après mon entrée le club a pris l’avantage. « T’es notre porte-bonheur », m’a lancé Bodmer. Les footballeurs sont superstitieux. Tant mieux. Les passes redoublent. La victoire est à nous, les techniciens s’amusent. Le rythme m’enivre. J’ai mal à la tête mais je parviens à suivre. Vue du banc. Les remplaçants m’observent. Le ballon allait plus lentement quand j’étais avec eux.

90′
Voilà, j’ai fini. J’ai marqué le troisième but. Un truc de fou. Au coup de sifflet final les gars se sont dirigés vers moi. J’ai eu l’impression d’être Zidane. Je serre des mains. Je cherche un maillot de valeur à offrir à mon frère. Sagbo est tout proche. Non. Rippert. Non plus. Govou ? Trop tard, Motta s’est précipité. Nous quittons la pelouse. Au loin, à l’écart de la foule, je vois Jérôme Leroy qui fume sa clope. Peut-être toujours la même. Timidement, je lui demande son tee-shirt. « Pour mon frère », lui dis-je. « Ah ouais. Ton frère. Antoine, c’est ça? Que devient-il? » C’est ça. C’est dingue. C’était un match au Parc.

CDF
Kevin Kohler