Le Paris-Bellegarde de six heures cinquante partait à sept heures onze de la Gare de Lyon et arrivait à destination à neuf heures quarante-sept. Un second train quittait Bellegarde vingt-cinq minutes plus tard pour arriver à Évian-les-Bains à onze heures trente. Grâce à un accord passé entre la France et le Qatar, la SNCF mettait à disposition une carte 15-25 pour les sportifs parisiens rémunérés entre cinq mille et vingt-cinq mille euros par mois ; une belle initiative en faveur des plus défavorisés. Assis en première classe, j’avais eu droit à un repas chaud gratuit, à un film et à l’hôtesse de mon choix. Le trajet m’avait tout de même paru long. Pas désagréable, puisque cette carte nous garantissait de voyager sans l’incommodante compagnie de supporteurs, mais un peu long. Certes, Platinium Player mettait en service des jets privés pour à peine huit mille euros de location mais garer un avion en centre-ville occasionnait des dérangements, notamment pour les riverains. Décidément, j’allais devoir songer à investir dans une voiture. Le quartier où résidait Jérôme Leroy, en bordure des commerces, ne manquait pas de parkings. Évian-les-Bains semblait une jolie ville, d’une bienveillance surprenante, bordée par les Alpes et le Lac Léman. Une ruelle présentait néanmoins une dissonance. Des ordures salissaient le trottoir, entassées devant un immeuble décrépit, une sorte de caillot dans une mer de nacre. Il habitait au premier étage.
« Je t’attendais plus tôt.
– C’est à cause du train. D’habitude, j’ai un chauffeur mais j’ai pas réussi à le joindre ce matin.
– Entre. »
Je remarquai immédiatement au-dessus de la télévision ce maillot de Zidane encadré sous verre, période Girondins de Bordeaux. Probablement une réplique.
« Pas mal, hein ?
– Ouais.
– Je le kiffais, Zizou. Depuis sa retraite, je trouve que le football a perdu de sa beauté. Il est devenu une course de sprint où surnagent quelques techniciens inconstants. D’ailleurs, comment va Pastore ?
– Bien.
– Ca me manque, moi, les Gascoigne, les Cantona… Les gars avec du charisme… Maintenant, les joueurs s’épilent… Des vraies fiottes… Ils boivent même plus d’alcool !
– Ouais. C’est triste.
– Tu veux du whisky ?
– Non.
– T’es sûr ?
– Et pour mon frère, alors ?
– Deux secondes, je reviens. »
Dans sa bibliothèque, les livres racontaient Napoléon, l’Égypte, Rome. Des romans s’alignaient sur trois rangées entières : À l’ouest, rien de nouveau, L’Étranger, Le magasin des suicides. Des souvenirs de Rennes. Plusieurs bouquins consacrés aux arts martiaux, aussi. « Un mec spécial, ton frère ! gueula Leroy de la cuisine. Perché ! » Un paquet de beuh traînait sur le rebord de la fenêtre. La vue donnait sur les passants sans qu’ils ne puissent vous observer en retour.
« Est-ce qu’il était fort ?
– Difficile à dire. Il était en réserve. On a dû faire deux, trois matches ensemble. Pas plus. »
Il réapparut, une bouteille sous le coude.
« Vous étiez potes ?
– Non, non. Tu ne pouvais pas lui parler. Il était toujours dans sa bulle. C’est surtout ça qui m’a marqué.
– Pourquoi il a quitté le club ?
– Il s’est blessé assez gravement. Son contrat s’arrêtait, il n’a pas été renouvelé.
– Mais des gens me disent qu’il n’a jamais joué au PSG ! »
Il posa son whisky sur la table basse.
– Tu m’excuses, je dois aller chier.
– Euh… Ok. »
Après cinq minutes à l’attendre les bras croisés, je décidai de patienter en ouvrant l’application Twitter de mon iPhone. Je m’étais crée un compte, par curiosité, mais le mode d’emploi de ce réseau social était si compliqué que j’avais vite lâché l’affaire. Quelques journalistes figuraient parmi mes abonnés, ainsi que tous mes coéquipiers. Les premiers postaient les URL de leurs articles, les seconds des photos prises en boîte de nuit avec des filles ; Pierre Ménès, lui, faisait les deux. En réalité, Twitter me donnait l’impression d’être un site pornographique ne comportant qu’une seule rubrique : l’onanisme.
« J’ai pas été trop long ? »
La braguette ouverte, il s’assit sur son synthétiseur et improvisa quelques notes.
« Alors ? »
Il s’arrêta net.
« Tu sais… Dans le foot, des mecs talentueux échouent, d’autres réussissent parce qu’ils sont là au bon moment ou parce qu’ils sont potes avec la star de l’équipe. Y a pas de règles.
– Quel est le rapport ?
– Le rapport, c’est que ton frère n’a peut-être pas fait le nécessaire pour qu’on se souvienne de lui. C’était un marginal. Si t’as pas de potes, dans ce milieu, on t’oublie vite. On te flingue. Sans le réseau ou l’agent qu’il faut, t’es mort. Une fois au chômage, tu ne peux plus rebondir.
– C’est pour ça qu’il a tout arrêté ?
– J’en sais rien, moi ! Tu poses trop de questions, petit. Tu vas finir par avoir des problèmes.
– Des problèmes ?
– Quand on cherche la merde, on la trouve toujours.
– Je veux simplement comprendre.
– Écoute… Ton frère n’était peut-être pas fait pour le monde pro, tout simplement. Pas assez motivé. Le foot, c’est vachement de concessions… C’est ingrat. Chaque homme a ses limites, tu sais. Moi, par exemple, j’ai eu la flemme d’aller en équipe de France.
– Ah bon ?
– Bien sûr. J’aurais fait quoi, là-bas ? Vingt matches ? Ouais, avec Zidane, d’accord. Mais avec Nicolas Anelka, aussi. J’aurais été obligé de m’investir, de faire semblant d’être ami avec lui. J’aurais aussi pu jouer en Angleterre, à Newcastle, mais je me serais emmerdé là-bas ! Moi, j’ai voyagé, je suis allé en Israël, où j’ai failli mourir, je suis allé à Lens, je me suis fait plaisir. J’ai loupé ma carrière, ouais, t’as le droit de le penser, mais je ne ressens aucun manque aujourd’hui. »
Antoine s’était-il découragé ? Quand nous nous affrontions sur Pro Evolution Soccer, plus jeunes, il lâchait prise dès que je marquais le premier. Il avait loupé des concours et des meufs à cause de ce trait de caractère. Mon frère était beau, pourtant. Il avait du talent. C’est ce que papa m’avait toujours prétendu.
« Allez… On va boire à ta santé. »
Leroy me donna quelques conseils pour réussir au plus haut niveau – « Ne la ramène pas. Sois un bon toutou. Obéis à tes dirigeants. Ne copine pas avec les journalistes. Bref, ne fais pas comme moi » – puis il me mit gentiment à la porte, avec douceur, en me faisant comprendre qu’il souhaitait rester seul. Dans l’ascenseur, j’ai repensé au PSG et à son fonctionnement. À son époque, déjà, les joueurs de l’équipe première ne fréquentaient pas ceux de la réserve. Les frontières divisaient le club en petites communautés méfiantes et conservatrices. Passer de l’une à l’autre impliquait d’avoir été préalablement accepté par le chef de tribu. Antoine ne disposant d’aucun relai, il n’avait sans doute jamais pu progresser dans la hiérarchie. Personne ne lui avait fait suffisamment confiance pour qu’il devienne titulaire. Il s’agissait, à mon avis, de l’explication la plus rationnelle.
Dehors, un ouvrier tapotait son marteau-piqueur. Les travaux se prolongeaient jusqu’à l’intersection. Les boutiques de vêtements attiraient des couples de tous âges. Les soldes finissaient dans un bouillonnant mouvement perpétuel. De sa fenêtre, Leroy scrutait cette foule bruyante qui marchait trop vite pour lui. À quoi pensait-il ? De quoi avait-il peur ? Etait-il un génie ou un imposteur ?