Archive for décembre, 2012

À travers la vitre, Zlatan observe le tarmac. Un orage éclate. Il gronde. Son Boeing est cloué au sol. Dans cette ancienne république soviétique aux montagnes abruptes, un proverbe dit que les avions volent moins longtemps que les poules. Un second précise que les Arméniens volent davantage que les avions. Je ne tremble pas. À force de lui servir de mur d’entraînement pendant que les autres se douchent, j’ai noué avec cet homme un début de complicité. J’ai fini par ne plus ressentir la douleur, aussi.

« Pourquoi t’es triste ? »

Pas de réponse.

« C’est à cause de Laure ?

– Yes. »

La semaine dernière, j’avais vécu une scène assez incroyable à la cantine, plus incroyable encore que d’y trouver des steaks hachés bien cuits. L’air soucieux, Zlatan s’était approché de ma table, sans traducteur ni garde du corps. Il avait dégagé Rabiot en lui arrachant le cuir chevelu et il s’était mis à me parler de Laure en suédois, une langue que je maîtrisais désormais très convenablement grâce au DVD Björn Borg, mes conseils minceurs, déniché dans la médiathèque du Camp des Loges. Pour elle, Zlatan apprenait le français. Il avait envoyé des fleurs à son domicile puis un panier de chatons mais Laure n’avait pas répondu à ses appels téléphonés. Il pouvait s’offrir toutes les femmes du monde mais c’était une Française qui lui résistait. La séduire lui semblait encore plus compliqué que d’être utile dans une rencontre à élimination directe de la Ligue des Champions. Il en souffrait. Zlatan ne supportait ni l’échec ni la médiocrité. S’il continuait à critiquer le jeu de mes coéquipiers, lui-même savait son niveau en baisse. Il n’avait marqué qu’un triplé contre Valenciennes, aucun but contre Lyon, un seul contre Évian et Nice. Clairement, il n’y était plus.

Zlatan voyagera seul. Le reste de l’équipe prendra un second avion, plus petit et moins confortable. Ainsi, dans l’hypothèse où l’un des deux coucous s’écrase, les Qataris n’auront pas à réinvestir dans l’achat de joueurs. Zlatan peut parfaitement gagner le championnat sans coéquipier. Sans Laure, en revanche, ses chances de conquérir l’Europe sont minces. La passion est ce qui vous fait avancer quand quelqu’un vous retient par le maillot. J’ai reçu des offres de la part de clubs belges mais il faudrait être fou pour déménager de Paris. L’équipe s’impose pourtant sans moi, sans Nene. Le coach nous dit de patienter. Nene ne nous accompagne pas. Il est en vacances au Brésil. Définitivement, peut-être.

Les dirigeants ont profité de la trêve pour promouvoir notre marque à travers le monde. Au Maroc, Leonardo a parrainé le lancement d’une émission de télé-réalité dont le gagnant se verra octroyer un contrat d’un an au club sans aucune chance de jouer, sur le même fonctionnement que notre centre de formation. En Argentine, il a laissé Pastore se ressourcer dans un bain de foule, et distribué aux gamins des bidonvilles des coques pour iPhone, customisées à nos couleurs. Au Soudan, nous avons disputé un match amical aussi court que lucratif dans la même équipe que le chef de tribu local, et avec la tête de son opposant comme ballon. J’ignore quelle sera ma prochaine destination. L’appel me le dira ; ou les pages transferts de L’Équipe.

La nuit est tombée. Les lumières du hall d’embarquement ont sauté. Le vent est si fort que les avions n’ont plus besoin d’un pilote pour décoller. En attendant de monter à bord, Leonardo répète les consignes de sécurité : « Les produits liquides tels que les boissons, les dentifrices ou les cosmétiques doivent être placés dans un sac en plastique transparent d’une capacité maximale d’un litre. Pour information, la capacité du jacuzzi a été réduite de moitié. Aucune hôtesse de l’air n’est autorisée à bord ; sauf vos épouses, évidemment. Par ailleurs, les gilets de sauvetage sont bien des Giorgio Armani, conformément à vos souhaits. » Ma vie est une suite de déplacements minutés dans des lieux identiques. Pas un hôtel ne m’est étranger. Les quatre étoiles ne me font plus bander. Nous n’avons pas le temps de visiter les formidables villes où nous nous rendons. À Kiev, nous avons mangé des pâtes plutôt que les spécialités du coin. À Zagreb, personne ne fut autorisé à quitter le bâtiment, le staff craignant les hooligans croates. Nous sommes des détenus privés de sorties. Les aéroports sont différents. Ils sont à la fois coupés du monde et si proches de lui. Comme dans les stades, les gens se mélangent, riches, pauvres, de nationalités et de religions différentes, soudain unis par la même cause. Les passagers se comprennent alors qu’ils ne partagent que le même vol. Certains choisissent les tribunes présidentielles ou la première classe mais, à un moment donné, quand un but est marqué ou quand la tempête se lève, un rapprochement s’enclenche, timide mais réel. Les sourires apparaissent, disparaissent puis l’existence reprend son cours.

Nous passerons les fêtes de fin d’année au Qatar dans un bunker climatisé et fonctionnel qui n’aurait pas déplu à Adolf Hitler. Je n’ai créé aucune affinité avec les Français de l’équipe. Ils me supportent, je les supporte. Rien de plus. À la fin du voyage, je sais que je ne les reverrai pas. Leonardo aimerait nous voir rester ensemble après les matches. Dans le même temps, il refuse à nos proches l’accès aux entraînements. Notre famille passe après le club. Je n’ai vu maman que deux jours, du 22 au 24 décembre. Medhi avait ramené chez elle deux de ses nouveaux potes, « agents agrées par la FIFA », sans lui demander son avis. Il fonctionne ainsi. Il ne prévient jamais. Il ne dort plus à l’appart, il esquive mes SMS. Il apparaît, disparaît puis l’existence reprend son cours.

Moulins ne me manque pas. Les délires de Maman non plus. Comme je joue peu, elle me recommande de quitter le club. Les papiers alarmistes survenus après notre défaite contre Nice l’ont inquiétée. Des supporteurs mécontents de la nouvelle politique tarifaire du Parc ont cassé des pare-brise devant le Camp des Loges. Même La Montagne en a parlé. Mon frère a raison de me demander de garder le silence à propos des véritables raisons de son renvoi. Il redoute que la presse ne s’en prenne à Maman en découvrant ce fait divers incluant un célèbre joueur de l’équipe de France. Le scandale, aussi vieux et anecdotique soit-il, la blesserait. J’avais respecté son désir, allant même jusqu’à me taire devant Leonardo. En inventant cette journaliste, il avait sans doute cherché à protéger Anelka. Cela pouvait se comprendre. Après tout, Nicolas demeurait une icône au PSG.

À cette heure-ci, Antoine doit dormir. Il n’est bon qu’à ça en ce moment. Il révise ses concours avec une confiance toute relative puisqu’il s’est simultanément renseigné sur les modalités d’inscriptions à Pôle emploi. Il se dit prêt à accepter n’importe quelle offre, du moment qu’elle paye. Sur deux cent trente CV envoyés, il n’a reçu que six retours, tous négatifs. Les sites spécialisés sur la recherche d’emploi sont inefficaces, chaque offre postée recevant dans la foulée plus de mille candidatures. Je pourrais lui trouver un boulot de vigile au Camp des Loges mais il n’envisage nullement de revenir sur Paris. Tant pis. Ce n’est pas grave. La solitude ne m’effraie pas. On a moins de chance d’être déçu par les autres quand on est seul.

L’utilisation de Twitter par les footballeurs répond à un besoin partagé par l’ensemble des utilisateurs du réseau social : la satisfaction de l’ego. Dans un vestiaire professionnel, la popularité se mesure selon différents critères plus ou moins quantifiables. Aucun joueur ne consentira à être comparé à un autre en fonction de la justesse de ses passes, de sa précision à tirer les corners ou de son don pour effectuer les touches. Un classement en fonction du physique de la petite amie ou des remarques parues dans la presse/sur le blog de Pierre Ménès est déjà plus tolérable, d’autant que chaque partie du corps – tête, poitrine, onglet, filet, faux-filet – a déjà été notée sur 4 par l’ensemble des membres de l’effectif. Le nombre d’abonnés à un compte Twitter demeure toutefois l’outil d’évaluation le mieux accepté.

Au PSG, il n’est pas rare de voir des éléments, le plus souvent milieux offensifs ou attaquants, réclamer une augmentation salariale après avoir constaté une hausse soudaine de leur popularité sur le site. Ils réinvestissent ensuite la somme dans l’achat de followers – les prix varient mais il faut compter 1.500 euros pour 250.000 abonnés fictifs – et deviennent ainsi plus influents aux yeux du public (secondaire), des coéquipiers (important) et des sponsors (capital). D’autres adoptent une stratégie plus coûteuse en énergie consistant à retwetter un par un les messages désespérés de supporteurs prêts à toutes les humiliations pour se faire remarquer d’un gars gagnant sa vie en transpirant.

Les footballeurs imprésarios

De temps en temps, des étudiants en communication s’imaginent concurrencer So Foot.fr en lançant leur propre site d’informations sportives à base d’informations péniblement recopiées dans des médias anglo-saxons. Leur unique stratégie marketing consiste à nous quémander une publicité gratuite. La demande s’accompagne d’un bobard du style  »J’ai toujours cru en toi, André-Pierre » ou d’un vil  »L’équipe de France a besoin de ton talent, Miiiiister Matt Moussilou! » Dans la vraie vie, on est toujours un peu gêné de demander de l’aide pour un déménagement à un ami qui avait prévu un repos mérité. Sur Twitter, l’être humain n’a aucune honte à afficher son misérabilisme. Le footballeur n’est plus une icône sacrée ; il est devenu un pote qu’on dérange à n’importe quelle heure de la journée à cause d’un pari ou d’un anniversaire. Un refus de sa part sera perçu comme de l’arrogance, un consentement comme de la faiblesse. RT ou ne pas RT? Telle est la question.

–   Les footballeurs engagés

J’utilise Twitter parce qu’il est le seul espace de liberté encore possible pour les gens comme nous. Dans quelques années, je pense que les conférences de presse n’existeront plus, de même que les interviews groupées, les journaux papiers et les journalistes. La communication d’un joueur se fera principalement sur son compte Twitter. Medhi, mon agent, ne se soucie pas de mes mots ; il s’intéresse si peu à moi qu’il ne me suit même pas. Pour autant, je refuse de m’engager publiquement. Ce n’est pas mon rôle de prendre parti pour des causes aussi clivantes que les élections américaines et la sexualité des rappeurs. Je ne suis qu’un footballeur d’engagement.

–   Les comptes parodiques

Les comptes parodiques se moquent des clichés que les footballeurs véhiculent, avec ou sans femme au volant. Tout est là : référence à des films honteux, confidences nocturnes sur la qualité des programmes télés, concert de smileys ou de borborygmes, branlette. C’est généralement peu inspiré et lourd comme une relance d’Alex Nyarko. Franchement, arrêtez les gars. Personne n’y croit.

–  Les Zlatan Facts

Dans la même veine, les stars ont également droit à des hommages plus néfastes pour l’humanité qu’une fin du monde commentée par Christian Jeanpierre et Denis Balbir. L’avantage de l’apocalypse, c’est qu’elle ne se produit qu’une fois. Les Zlatan Facts, eux, se reproduisent comme des insectes, se répètent, se copient, se baisent sans capotes. Je souhaite sincèrement à leurs auteurs de choper une maladie dans le lit d’un rappeur.

–  Les robots

A la fin du monde, il ne restera sans doute sur terre que des Zlatan Facts et des robots. Mes coéquipiers font confiance à une intelligence artificielle – également appelée  »Community Manager » – pour mettre à jour leurs statuts. J’ai tenté de raisonner Mamadou Sakho mais il a préféré arrêter toute interaction avec le public après des critiques sur ses fautes d’orthographes – et un commentaire d’un certain @AlexCariou lui demandant si sa mère avait toujours ses règles.

–  Ceux qui n’ont rien pigé

L’un de mes coéquipiers du PSG possède un compte qui n’est accessible qu’après validation. Sa démarche est aussi stupide que de s’inscrire sur Facebook pour chercher un travail. Entouré d’amis et de gens de confiance, il se préserve des insultes. C’est une erreur fondamentale. Les footballeurs doivent rester indifférents à la violence et ne jamais oublier qu’en cas de clash, l’opinion sera toujours du côté de leur agresseur.

 »Tu fais quoi?

– Rien de spécial. Je traîne sur Twitter.

– Ca te sert à quoi, sérieux?

– A rien de spécial.

– C’est pour te faire remarquer?

– Un peu. Je regarde si on parle de moi. J’ai un Tumblr, aussi. »

Chaque matin, je prends cinq minutes pour analyser Twitter, Facebook et Google en effectuant une recherche à partir de mon nom. Dès qu’on parle de moi quelque part, je sursaute. Je me découvre parfois sur un site coréen ou cité parmi les acteurs d’une vidéo pornographique allemande rejouant un épisode de Derrick mais l’expérience vaut généralement le coup. Mes supporteurs sont encore peu nombreux, donc rares. Je peux manger au Mac Do ou afficher ma photo sur AdopteUneSale.com sans que l’on me reconnaisse. Quand un fan du PSG me remet à l’endroit dans la rue, je prends toujours la peine de lui répondre. La rencontre est sans conséquence, aussi courte qu’un contact protégé dans les toilettes du Buddha-bar. Si je tombe sur un type un peu trop agressif, un chauffeur-livreur aux joues rouges ou un jardinier, je ne cède pas à l’énervement et salue poliment ce crétin en lui promettant des places voire un contrat à l’OM.

Antoine attrape un caillou et le lance dans l’eau, entre deux canards portant des masques anti-pollution. Le bassin ne semble pas avoir été nettoyé depuis longtemps.

 »Moi, jamais je me serais permis de critiquer un autre joueur.  »

Antoine a joué à une époque très lointaine où l’homme n’avait pas besoin d’internet pour perdre son temps. Une époque qu’il préfère oublier. En deux semaines, je n’ai réussi à l’emmener qu’au Camp des Loges. Il refuse de retourner au Parc des Princes, regarde Morandini plutôt que les matches à la télévision, se fout d’être présenté à Zlatan. Il ne m’a pas interrogé sur la composition des clans du vestiaire, comme le font généralement les gens qui me parlent pour la première fois. Le football ne l’intéresse plus vraiment. Ce football, en tout cas.

Il m’a simplement demandé de garder le silence sur notre conversation avec Nicolas Anelka, ressentant visiblement le besoin de tirer un trait sur toute cette histoire. Il craint les dérives si la presse apprend par hasard qu’Anelka s’est battu avec un coéquipier il y a quinze ans de cela. Le scandale, aussi vieux et anecdotique soit-il, blesserait maman.

Debout face à l’horizon, le manteau grelotant, Antoine observe les coins-coins.

 »C’est ici que j’allais après les matches de la réserve. Je m’asseyais sur l’herbe et je regardais les canards. Je leur donnais pas à manger. Je ne faisais rien de précis. J’attendais, simplement. »

Il aurait pu vivre au milieu d’eux. Les oiseaux nageaient par bande de cinq ou six, en famille ou avec des voisins, sans jamais couler, évitant avec grâce les bouteilles en plastique flottant sur l’eau. Ils avaient l’aisance des patineuses artistiques et un atout supplémentaire : leur cou extensible, qui leur permettait de se gratter les fesses. C’était un spectacle prodigieux. Il aurait pu mériter un tweet.

La maison des parents d’Anelka s’élevait au sommet d’une colline déboisée. Leur fils leur avait acheté une propriété en Martinique, leur île natale, mais ils préféraient la tranquillité de cet hameau reculé à une dizaine de kilomètres d’Elancourt. Selon la toute dernière biographie non officielle de Norbert, le couple avait ressenti le besoin de déménager dans un endroit plus calme que Trappes après la Coupe du Monde sud-africaine de 2010. Démoli par l’opinion après ses insultes adressées à son sélectionneur à la mi-temps de la rencontre perdue contre le Mexique, Anelka, viré du groupe France en pleine épreuve, avait par la suite récolté dix-huit matches de suspension en sélection. Il venait souvent ici se ressourcer, près de sa famille, de ses potes, loin des journalistes et du mépris.

Sur le chemin, Antoine m’avait raconté leur passé commun. Il avait fait sa connaissance en 1993 à l’INF Clairefontaine, le meilleur centre de formation du pays, situé à 50 kilomètres au sud-ouest de Paris. Maman avait accepté de le lâcher parmi « les fauves » – c’est ainsi qu’elle surnommait les jeunes de banlieue – sur les conseils de papa, désireux de lui fournir les meilleures chances de succès. Mon frère étudiait le matin et s’entraînait l’après-midi. Le week-end, il restait à Paris pour disputer les compétitions espoirs. Le premier mois, en s’attardant dans les couloirs, il était tombé sur Anelka. Lui aussi se sentait un peu perdu, sans ses parents, dans cet univers ultra-concurrentiel. Tout comme lui, il kiffait Éric Cantona et Hristo Stoichkov. Ils s’étaient rapprochés comme ça. Parce qu’ils aimaient le foot et qu’ils déprimaient.

À quatorze ans, Antoine avait su réussir les concours d’entrée de l’INF pour intégrer l’équipe première, composée d’internationaux couvés et déjà idolâtrés, suivis par les émissaires des plus grands clubs européens. Les recruteurs du Milan et de la Juventus se faisaient passer pour des dirigeants d’équipes amateurs d’Ile-de-France afin d’observer, en douce, les gamins à l’entraînement. Lorsqu’ils se déplaçaient, des concours de jongles s’improvisaient. Les adolescents se disputaient les places de titulaires et les adultes se disputaient les adolescents. On n’hésitait pas à draguer les parents avec un maillot ou des promesses de contrat. Quand un jeune prometteur hésitait entre plusieurs clubs, il laissait sa cour le charmer en faisant monter les prix. Il allait au marché, en somme, un marché où il était à la fois l’offre et la demande.

Contrairement à Anelka, Antoine n’avait jamais été international. Là-bas, il eut rapidement l’impression de ne pas être traité comme les stars du groupe. Un jour, critiqué par un entraîneur pour un retard minime, il s’énerva si fort qu’il en déchira son maillot. À partir de là, me dit-il, il paya pour les autres. Chaque semaine, un gars tiré au sort devait nettoyer les chiottes. Cela tombait toujours sur lui. Anelka, par contre, arrivait toujours par s’en sortir. Il avait beau fumer ou rouler sans permis de conduire, monsieur Dusseau, le directeur, lui pardonnait tout.

En 1993, les centres de formation n’étaient pas encore devenus des centres de formatage. La France n’avait pas remporté la Coupe du Monde et la FFF ne menait pas une politique de quota discriminatoire envers les adolescents de petite taille. Tout le monde avait sa chance, Antoine autant qu’un autre. Il s’agissait d’un combat profondément égalitaire, une prime au courage et à l’obstination. On empêchait les rivaux de dormir en pétant toute la nuit, on leur volait leurs vêtements, on trichait pendant les examens. Ces marques d’indiscipline permettaient de montrer aux autres que vous n’étiez pas faible. Durant les matches opposant les blancs aux noirs, le résultat final importait moins que de prendre le dessus sur son adversaire direct. Antoine attirait l’attention en se frottant à des gars bien plus costauds que lui. Pour un microbe auvergnat, humilier d’un petit pont un colosse aux muscles surdéveloppés avait valeur d’exploit.

Dans cette jungle, tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain. Mon frère se souvenait d’étoiles ayant explosé comme des supernovas après une blessure ou une mauvaise rencontre. Sébastien Pendola – « Ce mec pouvait jongler avec une balle de tennis tout en jouant au tennis » – n’avait jamais évolué plus haut que le CFA et s’éteignait aujourd’hui à La Garenne-Colombes. Un autre prodige de la promo, Michaël Pizzo, tenta sa chance en Écosse, à Kilmarnock, avant de retrouver la France dans des communes sans boulangerie, à Grenoble, Avranches, Poissy. Après un début de carrière prometteur au FC Nantes, l’attaquant Alioune Touré joua quelques rencontres au PSG puis entama une longue descente vers l’anonymat, à Guingamp, à Leiria, au Portugal, aux Émirats Arabes Unis puis à Chypre. En sortant de l’INF, Antoine intégra, tout comme Anelka, la réserve du PSG.

L’ancien attaquant des Bleus le reconnut immédiatement. Il ne l’avait pourtant pas vu depuis environ seize ans, à quelques jours près. « Tu viens pour la meuf ? » demanda-t-il. Oui, nous étions venions pour ça. À l’arrière de la bâtisse, sous une petite terrasse protégée par un auvent, Antoine a commencé à me parler d’elle. « Un soir, en retournant chercher mes affaires dans le vestiaire, j’ai trouvé Nico en train d’embrasser une fille qui me plaisait. Elle supportait le club. Je l’avais repérée le premier. Elle était à moi, quoi. Et lui, peinard, il lui pelotait les nibards… Il… me foutait la rage. Alors, je l’ai frappé. » Anelka l’écoutait fébrilement et appuyait chacune de ses phrases en marmonnant dans sa barbe. « Tu pissais tellement le sang que t’es allé te plaindre à Denisot ! Comme un gamin ! La honte, putain… Le président m’a convoqué le lendemain pour me virer. T’étais son chouchou. Je ne pouvais rien faire. » Ainsi, mon frère n’avait pas tabassé une journaliste. Il avait cassé la gueule d’un coéquipier, alors grand espoir du club, à cause d’une histoire de cul. « Je n’ai pas cherché à retrouver une autre équipe. Les présidents se seraient renseignés, ma réputation aurait joué contre moi. » J’avais froid, Leonardo m’avait menti et j’ignorais pourquoi. Je me sentais honteux de l’avoir cru. En tournant la tête, j’ai aperçu une femme et un homme d’une soixante d’années qui se tenaient debout près du tuyau d’arrosage. Ils se signalèrent en toussant. Aussitôt, d’un seul bond, Anelka se leva. « C’est un pote de Clairefontaine, maman. Il passait dans le coin. » Son père mangeait un morceau de gâteau. On fêtait un anniversaire.

CDF
Kevin Kohler