À travers la vitre, Zlatan observe le tarmac. Un orage éclate. Il gronde. Son Boeing est cloué au sol. Dans cette ancienne république soviétique aux montagnes abruptes, un proverbe dit que les avions volent moins longtemps que les poules. Un second précise que les Arméniens volent davantage que les avions. Je ne tremble pas. À force de lui servir de mur d’entraînement pendant que les autres se douchent, j’ai noué avec cet homme un début de complicité. J’ai fini par ne plus ressentir la douleur, aussi.
« Pourquoi t’es triste ? »
Pas de réponse.
« C’est à cause de Laure ?
– Yes. »
La semaine dernière, j’avais vécu une scène assez incroyable à la cantine, plus incroyable encore que d’y trouver des steaks hachés bien cuits. L’air soucieux, Zlatan s’était approché de ma table, sans traducteur ni garde du corps. Il avait dégagé Rabiot en lui arrachant le cuir chevelu et il s’était mis à me parler de Laure en suédois, une langue que je maîtrisais désormais très convenablement grâce au DVD Björn Borg, mes conseils minceurs, déniché dans la médiathèque du Camp des Loges. Pour elle, Zlatan apprenait le français. Il avait envoyé des fleurs à son domicile puis un panier de chatons mais Laure n’avait pas répondu à ses appels téléphonés. Il pouvait s’offrir toutes les femmes du monde mais c’était une Française qui lui résistait. La séduire lui semblait encore plus compliqué que d’être utile dans une rencontre à élimination directe de la Ligue des Champions. Il en souffrait. Zlatan ne supportait ni l’échec ni la médiocrité. S’il continuait à critiquer le jeu de mes coéquipiers, lui-même savait son niveau en baisse. Il n’avait marqué qu’un triplé contre Valenciennes, aucun but contre Lyon, un seul contre Évian et Nice. Clairement, il n’y était plus.
Zlatan voyagera seul. Le reste de l’équipe prendra un second avion, plus petit et moins confortable. Ainsi, dans l’hypothèse où l’un des deux coucous s’écrase, les Qataris n’auront pas à réinvestir dans l’achat de joueurs. Zlatan peut parfaitement gagner le championnat sans coéquipier. Sans Laure, en revanche, ses chances de conquérir l’Europe sont minces. La passion est ce qui vous fait avancer quand quelqu’un vous retient par le maillot. J’ai reçu des offres de la part de clubs belges mais il faudrait être fou pour déménager de Paris. L’équipe s’impose pourtant sans moi, sans Nene. Le coach nous dit de patienter. Nene ne nous accompagne pas. Il est en vacances au Brésil. Définitivement, peut-être.
Les dirigeants ont profité de la trêve pour promouvoir notre marque à travers le monde. Au Maroc, Leonardo a parrainé le lancement d’une émission de télé-réalité dont le gagnant se verra octroyer un contrat d’un an au club sans aucune chance de jouer, sur le même fonctionnement que notre centre de formation. En Argentine, il a laissé Pastore se ressourcer dans un bain de foule, et distribué aux gamins des bidonvilles des coques pour iPhone, customisées à nos couleurs. Au Soudan, nous avons disputé un match amical aussi court que lucratif dans la même équipe que le chef de tribu local, et avec la tête de son opposant comme ballon. J’ignore quelle sera ma prochaine destination. L’appel me le dira ; ou les pages transferts de L’Équipe.
La nuit est tombée. Les lumières du hall d’embarquement ont sauté. Le vent est si fort que les avions n’ont plus besoin d’un pilote pour décoller. En attendant de monter à bord, Leonardo répète les consignes de sécurité : « Les produits liquides tels que les boissons, les dentifrices ou les cosmétiques doivent être placés dans un sac en plastique transparent d’une capacité maximale d’un litre. Pour information, la capacité du jacuzzi a été réduite de moitié. Aucune hôtesse de l’air n’est autorisée à bord ; sauf vos épouses, évidemment. Par ailleurs, les gilets de sauvetage sont bien des Giorgio Armani, conformément à vos souhaits. » Ma vie est une suite de déplacements minutés dans des lieux identiques. Pas un hôtel ne m’est étranger. Les quatre étoiles ne me font plus bander. Nous n’avons pas le temps de visiter les formidables villes où nous nous rendons. À Kiev, nous avons mangé des pâtes plutôt que les spécialités du coin. À Zagreb, personne ne fut autorisé à quitter le bâtiment, le staff craignant les hooligans croates. Nous sommes des détenus privés de sorties. Les aéroports sont différents. Ils sont à la fois coupés du monde et si proches de lui. Comme dans les stades, les gens se mélangent, riches, pauvres, de nationalités et de religions différentes, soudain unis par la même cause. Les passagers se comprennent alors qu’ils ne partagent que le même vol. Certains choisissent les tribunes présidentielles ou la première classe mais, à un moment donné, quand un but est marqué ou quand la tempête se lève, un rapprochement s’enclenche, timide mais réel. Les sourires apparaissent, disparaissent puis l’existence reprend son cours.
Nous passerons les fêtes de fin d’année au Qatar dans un bunker climatisé et fonctionnel qui n’aurait pas déplu à Adolf Hitler. Je n’ai créé aucune affinité avec les Français de l’équipe. Ils me supportent, je les supporte. Rien de plus. À la fin du voyage, je sais que je ne les reverrai pas. Leonardo aimerait nous voir rester ensemble après les matches. Dans le même temps, il refuse à nos proches l’accès aux entraînements. Notre famille passe après le club. Je n’ai vu maman que deux jours, du 22 au 24 décembre. Medhi avait ramené chez elle deux de ses nouveaux potes, « agents agrées par la FIFA », sans lui demander son avis. Il fonctionne ainsi. Il ne prévient jamais. Il ne dort plus à l’appart, il esquive mes SMS. Il apparaît, disparaît puis l’existence reprend son cours.
Moulins ne me manque pas. Les délires de Maman non plus. Comme je joue peu, elle me recommande de quitter le club. Les papiers alarmistes survenus après notre défaite contre Nice l’ont inquiétée. Des supporteurs mécontents de la nouvelle politique tarifaire du Parc ont cassé des pare-brise devant le Camp des Loges. Même La Montagne en a parlé. Mon frère a raison de me demander de garder le silence à propos des véritables raisons de son renvoi. Il redoute que la presse ne s’en prenne à Maman en découvrant ce fait divers incluant un célèbre joueur de l’équipe de France. Le scandale, aussi vieux et anecdotique soit-il, la blesserait. J’avais respecté son désir, allant même jusqu’à me taire devant Leonardo. En inventant cette journaliste, il avait sans doute cherché à protéger Anelka. Cela pouvait se comprendre. Après tout, Nicolas demeurait une icône au PSG.
À cette heure-ci, Antoine doit dormir. Il n’est bon qu’à ça en ce moment. Il révise ses concours avec une confiance toute relative puisqu’il s’est simultanément renseigné sur les modalités d’inscriptions à Pôle emploi. Il se dit prêt à accepter n’importe quelle offre, du moment qu’elle paye. Sur deux cent trente CV envoyés, il n’a reçu que six retours, tous négatifs. Les sites spécialisés sur la recherche d’emploi sont inefficaces, chaque offre postée recevant dans la foulée plus de mille candidatures. Je pourrais lui trouver un boulot de vigile au Camp des Loges mais il n’envisage nullement de revenir sur Paris. Tant pis. Ce n’est pas grave. La solitude ne m’effraie pas. On a moins de chance d’être déçu par les autres quand on est seul.