Archive for mars, 2013

L’harmonie de mon couple reposait sur le sexe, les compromis, les non-dits, les boulettes de viande, la peur d’être abandonné, ce besoin que ressent l’être humain de partager « des trucs », tous ces piliers communs aux autres couples, je crois – enfin sauf peut-être pour les boulettes de viande. L’immense majorité des filles de l’âge de Chiara – celles des grandes villes, notamment – délaissait la cuisine pour ne se nourrir que de surgelés, de sushis ou de plats préparés. C’était plus simple, cela demandait moins d’effort. Ma petite amie aimait cuisinier. Ce petit appartement du dix-neuvième arrondissement nous suffisait. Je n’avais pas cherché à déménager depuis mon arrivée à Paris. Pourquoi l’aurais-je fait ? Je disposais de suffisamment de pièces et de chaises puisque je n’organisais pas de fêtes. La compagnie des humains m’ennuyait profondément. Chiara acceptait ma misanthropie et la nourrissait en s’associant à mes silences. Je lui en étais infiniment reconnaissant.

En couple avec une fille, vous n’êtes plus maître de votre carrière. Vous devez tenir compte de son avis au moment de changer d’équipe, de ville. Les femmes de footballeurs sont capricieuses. Il faut les dorloter, les surveiller et les aimer sans la certitude d’être aimé en retour. J’avais confiance en Chiara et la réciproque était vraie. Quand elle s’absentait pour ses défilés de mode à l’étranger, je n’éprouvais pas le besoin d’appeler le concierge de Platinium Player pour qu’il me livre une prostituée. Peut-être s’en inquiétait-elle une fois montée dans l’avion mais, au fond, elle savait que j’étais différent des autres. Lui rester fidèle me semblait normal. De toute façon, j’étais engagé dans une partie assez prenante avec le Clermont Foot sur Football Manager. J’avais recruté un attaquant international ukrainien possédant 18 en flair et en détermination, et le calendrier m’avait programmé le 14 avril 2022 une finale de Coupe de la Ligue contre Sedan. La tromper, même pour un soir, m’aurait fait perdre quelques précieuses heures de jeu.

Je n’ouvrais ni aux groupies qui patientaient devant la porte ni aux anciens potes de Medhi sans nouvelles de mon ancien colocataire. En les laissant entrer, j’aurais pris le risque qu’ils salissent ma vie autant qu’ils avaient souillé la sienne. Je ne touchais plus aux ordures. La femme de ménage se chargeait de les descendre. J’avais refusé d’engager un majordome et un cuisinier personnel. Cette employée avait été mon unique concession. Elle bossait dur. Pour la remercier, je lui avais filé une place pour PSG-Barcelone qu’elle avait très vite revendu sur eBay. Depuis, elle pouvait se payer sa propre femme de ménage.

Ce dimanche-là, nous nous rendions chez un styliste italien qui souhaitait la présenter au boss de Storm Model Management, une agence de mannequin britannique. Ma voiture était garée en haut d’une longue avenue pentue, écorchée par une multitude de pressings et de restaurants bon marché. Chiara m’empoignait toujours la main en la descendant. Entre nous, tout s’était passé très vite, car telle est la norme dans mon milieu. Elle avait rompu avec Javier un mois après notre premier rendez-vous ; il l’avait accepté sans problème, embarqué dans une relation avec Mathilde. J’avais une copine super, un appartement modique mais chaleureux, un métier. J’étais en quelque sorte un privilégié. Je participais à la maintenance d’une réalité virtuelle dont j’étais l’un des rares à saisir la superficialité. Chiara m’apportait réconfort et tranquillité. Nous aimions les mêmes choses. Les boulettes. Umberto Tozzi. Se promener dans la rue, loin de la fureur. Ne pas s’arrêter sur cet homme dérangé par des voyous. À un feu rouge, imaginer comment évoluera notre histoire. Ne penser à rien. Traverser, prendre le volant et conduire. S’arrêter dans un arrondissement inoffensif.

Paris n’était plus aussi belle qu’en 1890, et la Seine recouverte de déjections vertes pâles, mais elle conservait un charme auquel je demeurais sensible. Les rues, racées, projetaient la réussite, celle-là même dont Chiara avait fait le moteur de son existence. J’aimais espionner le bas de ses reins en sachant qu’elle le devinait. Sans raison, elle s’immobilisa devant un magasin de chaussures. « Regarde ! Elles sont magnifiques ! » Je ne sus quoi lui répondre : il ne s’agissait que de chaussures. Elle ne comprenait pas qu’elle n’avait pas vraiment besoin d’une nouvelle paire. Ses désirs n’étaient que l’expression des mêmes réflexes irrationnels qui poussaient les gens à s’intéresser à moi. « Alors ? Tu ne trouves pas ? » Je pris une photo de la boutique pour la poster sur Facebook. J’avais demandé à mes abonnées quel cadeau lui offrir pour son anniversaire, si possible quelque chose qu’elle n’avait pas déjà. Un type m’avait répondu : « La précarité, mec. » J’avais connu la précarité. Je l’avais virée de mes contacts Facebook.

Le boss de Storm Model Management absent, nous étions rentrés plus tôt du dîner, fatigués et déçus. En sortant de l’ascenseur, j’avais immédiatement remarqué que notre porte, entrouverte, laissait des bruits envahir le couloir. J’avais d’abord pensé qu’il s’agissait de John-Hugh mais il avait oublié le double de ses clés, la veille, en venant jouer à la console. Il n’aurait pas pu entrer. Je m’étais tout de même approché en criant son prénom, parce qu’il s’agissait de la chose la plus logique à faire dans une situation pareille. Arrivé à bon port, j’ai vu deux cambrioleurs s’affairent autour de la télévision. Lorsqu’ils m’entendirent, ils cessèrent toute activité. Le plus petit des deux eut le temps de me viser le genou avec une batte pour faciliter la fuite. Par chance, le coup, précipité, n’avait pas été très violent. Chiara avait subi l’action à l’écart mais elle avait tout de même été choquée. Après avoir refermé la porte, j’avais tenté de la prendre dans mes bras. Elle m’avait rejeté.

« Tu n’appelles pas la police ?

– Non… Ce n’est qu’une télé.

– J’ai envie de partir… Ici, tout me fait peur…

– Ah bon ?

– Les gens sont sales, il n’y a pas de magasin, les métros sont loin… J’en ai marre ! Marre ! Basta !

– Tu veux vraiment t’en aller ?

– Oui. »

Elle pleurait.

« D’accord… Très bien… Si tu veux. »

Ce n’était qu’un appartement.

Je reçus exactement cent soixante-dix-sept SMS après ma participation au Canal Football Club, quatre cent trente-et-une notification Facebook, quinze mails et une demande en mariage par l’une des filles du public ; pas la plus belle, malheureusement. Dans leur immense majorité, ces SMS émanèrent d’anciens camarades d’école souhaitant subitement renouer le contact, voire même d’ex-professeurs. Sur Youtube, un fan du PSG s’amusa à compiler les extraits les plus virulents de ma joute verbale. Le montage atteignit rapidement les soixante-dix mille vues et me permit d’occuper la deuxième place du classement NRJ 12 des plus gros buzz de la semaine, derrière le « Allô ? Non mais allô quoi ! » de Nabilla mais devant la vidéo du nain qui mangeait son caca.

La propagation de l’information sur internet fonctionne de la même manière qu’une course de demi-fond. Quand le lièvre s’élance, les suiveurs n’ont pas d’intérêt immédiat à le dépasser ; ils se contentent de copier sa cadence pour bénéficier de son aspiration. Le premier, L’Équipe.fr publia un résumé de mon passage télévisé. Ses concurrents l’imitèrent en greffant le montage à leurs papiers puis ce fut le tour des médias non spécialisés de reprendre les phrases de ma nouvelle page Wikipédia, judicieusement mise à jour par John-Hugh. Écharpe au vent, Christophe Barbier, le patron du magazine L’Express, salua mon courage dans un édito révolutionnaire tourné au dernier étage d’une somptueuse résidence du deuxième arrondissement de Paris. Grâce à lui, j’appris que j’avais du courage.

Interrogé par Télé Z, Pierre Ménès se déclara « déçu » par le manque de soutien des autres participants du Canal Football Club et menaça en représailles de démissionner de la chaîne cryptée. En m’opposant à lui avec sarcasme, j’avais semble-t-il récupéré une partie de ses fans et conquis l’amitié de ses détracteurs. Fâché de longue date avec Ménès, Leonardo m’avait appelé pour me remercier d’avoir pris sa défense durant l’interview. Il promit de me rendre la pareille dès que l’occasion se présenterait, mettant ainsi de côté nos divergences passées pour le bien du club. Son coup de fil fut bien plus long que celui de papa. Mon père réservait généralement les siens pour les évènements de première importance, tels que les décès familiaux (tante, oncle, chien) ou les anniversaires. Nous ne nous étions plus parlé de vive voix depuis très longtemps. J’étais jeune au moment du divorce et la distance, même relative, avait suffi à nous éloigner. L’été dernier, je n’étais même pas allé le voir alors qu’il n’habitait qu’à vingt kilomètres de la maison. Ses louanges me firent chaud au cœur. Les commentaires de maman, bien que plus retenus, me surprirent positivement. Antoine, par contre, ne prit pas la peine de me contacter.

Lors d’une interview accordée au Parisien, j’avais répété à quatre reprises que je venais d’une petite ville de l’Auvergne où les gens possédaient la notion de l’argent, de la famille et de l’amitié. Ils pouvaient me faire confiance. Par ma présence, ils excusaient l’arrogance de Zlatan et le merchandising autour de Beckham. J’apportais de la chaleur humaine à un club où régnait un cynisme froid en m’attirant la bienveillance d’un public jusqu’alors réfractaire aux sportifs. En marchant dans la rue, je recevais l’accolade de personnes de tous âges, supporteurs occasionnels ou simples défenseurs de la morale. Quand ils me rencontraient, ils me disaient que j’avais eu du cran d’avoir dénoncé la corruption, « comme ça, à la télé », d’avoir révélé en direct ces choses « insoupçonnées ». Je n’hésitais pas à dire tout haut ce qu’ils ne pensaient pas. Pourtant tout était là, devant leurs yeux, depuis une éternité.

Très vite, alors que nous réfléchissions au développement de notre stratégie, John-Hugh me conseilla d’insister sur cette posture de « footballeur au grand cœur », à l’âme belle et innocente. Mon agent me fit signer des pétitions contre le racisme, contre les violences adressées aux femmes, contre l’inceste, le cancer, Dieudonné, les offenses vestimentaires, la prostitution, la maltraitance infantile, les cochons d’Inde, les surfeurs, les Roumains du métro, les agences immobilières, les livres sur DSK, les bouchons sur l’autoroute, les lundis, la neige et la pluie. Il fallait me montrer sensible aux problèmes de société alors même que je la considérais comme morte-vivante. Il activa ses réseaux pour me trouver une association à parrainer. L’erreur consistait à prendre la première venue. Or, dans ce domaine-là, le choix était lourd de conséquences. Par exemple, s’afficher aux côtés de malades du sida était devenu un geste assez banal mais qui garantissait un bon retour sur investissement puisqu’il pouvait impliquer émotionnellement aussi bien les 15-24 ans que les ménagères de plus de cinquante ans. Pour autant, il aurait été stupide de négliger la trisomie 21. Poser entouré de jeunes trisomiques vous faisait passer pour un être profondément humain. Comment des adultes pouvaient-ils lutter face à des sourires d’adolescents en fin de vie ? Fallait-il jouer la sécurité ou bien privilégier l’audace ? Un ou deux attaquants ? Dans l’idéal, John-Hugh désirait une association venant en aide aux trisomiques malades du sida.

Jérémy Ménez m’avait conseillé d’opter pour la mucoviscidose mais je ne comptais pas empiéter sur ses plates-bandes. Mon apparition au CFC avait provoqué suffisamment de jalousie pour ne pas rajouter inutilement de l’huile sur le feu. Mes coéquipiers n’avaient pas accepté que je brise un tel tabou mais, plus grave encore, ils n’avaient pas compris que Canal+ puisse inviter un simple remplaçant, titulaire depuis peu. Mon cas servit de prétexte à un déballage général. Gameiro se plaignit à Leonardo de son faible temps de jeu. Matuidi insulta Motta parce qu’il le considérait surestimé comme milieu défensif. Sakho accusa Maxwell et Alex d’entretenir une logique de clan. Sirigu descendit Ménez parce qu’il ne faisait aucun effort défensif. Le staff m’ayant autorisé à sécher plusieurs entraînements, je pus heureusement m’extirper de ces minables déchirements pour répondre aux sollicitations. Un éditeur m’avait par exemple proposé de sortir une biographie. Mon agent considérait qu’un bouquin permettait de prolonger l’état de grâce tout en me faisant apparaître comme un footballeur « intelligent » – l’une de ses obsessions. Néanmoins, l’élaboration d’un tel ouvrage impliquait de publier des documents aussi embarrassants que des photos de classes. L’éditeur souhaitait une bio « décalée, marrante et rigolote » ; répétitive, donc. Ses collègues ne s’illustraient pas par leur intelligence mais tous étaient vifs et sympathiques. Ils travaillaient déjà sur un autre projet, une sorte de « conte à la Zola sur une personne de petite taille ». Ils ne comprenaient absolument rien au football mais ils adoraient mon « swag ». Ce mot n’avait aucun sens. Il était parfaitement approprié à la situation.

Une semaine durant, cette troupe m’emmena dans des endroits encombrés d’esprits critiques dénonçant la suffisance du monde contemporain. Leurs bouches souillées de champagne rejetaient la culture de masse, la violence des jeux vidéo et la vulgarité des séries télés. Certains se disaient « poètes », les autres « romanciers ». Ils étaient tous imbus d’eux-mêmes, convaincus de la nécessité de leurs actes. L’arrogance ne menait à rien mais nous n’allions précisément nulle part.

En quelques jours à peine, j’avais rejoint l’acmé et le paradis, la paresse sans répit. On ne riait plus de moi mais de la bêtise du football. Plus rien ne me faisait peur. J’assistais au spectacle délicieux des corps en exhibition. J’ignorais les noms de ceux qui me flattaient : ils étaient les acteurs de ma figuration. Des pseudo-célébrités m’embrassaient chaudement sans savoir à quel poste j’évoluais. Selon mon humeur, je décidais de leur sort en choisissant entre l’autographe et le mépris. Tout n’était que plaisir, ombres heureuses et filles de joies.

J’avais longtemps cru que les compliments, l’orgueil et les drogues douces constituaient des notions éphémères et bien moins enrichissantes que la politesse et la modestie. J’en étais toujours aussi persuadé mais je n’avais désormais plus de honte à les rechercher. J’avais longtemps pensé que le jour n’existait pas, qu’il n’était qu’un prolongement douloureux de la nuit. J’en avais maintenant acquis la certitude. D’une limousine, profitant de ma vie sabbatique, je narguais la beauferie des Champs-Élysées et contestais aux vitrines le monopole du luxe. L’Arc de Triomphe disparaissait. J’étais devenu attraction.

Le dimanche 3 mars consacra mes débuts en direct. Le prologue consista en un déballage de gentillesses bucco-génitales de la part de l’équipe technique et des maquilleuses. Leurs compliments sonnaient aussi faux que le fond sonore de ma loge, largement dominé par Shy’m, la chanteuse pop du moment. Le présentateur, Hervé Mathoux, échappa toutefois aux critiques. En bon Auvergnat, il me chourava cinq des huit macarons mis à ma disposition et me proposa un café qu’il me fit ensuite payer. Ce comportement eut pour effet de me rassurer. Il me paraissait un homme droit dans ses bottes et assez intègre pour ne pas traiter ses convives comme des beaux-parents qu’il faudrait flatter à tout prix. Entre deux échanges, je lui transmis les critiques émises par mes abonnés Twitter à propos de la réalisation du dernier PSG-OM, marquée par les plans continus sur David Beckham et les peoples des tribunes du Parc, au détriment du jeu. Mathoux ne trouva rien à répondre, hormis « J’en suis désolé ».

Le producteur se pointa peu après son départ pour m’expliquer ce qu’on attendait de moi. Je devais incarner un footballeur « proche du peuple », un jeune homme « qui avait eu l’audace de refuser l’argent de la corruption ». Il espérait des larmes et des confessions poignantes. « Si besoin, on te passera une solution oculaire. Ton interview se déroulera entre les coupures publicitaires seize et dix-sept. Ah ! Et n’hésite pas à te lâcher sur Zlatan et Beckham ! » D’un balayage de la main, il nettoya quelques pellicules nichées sur mon épaule. John-Hugh le connaissait depuis longtemps. Il lui avait assuré que j’étais un bon client. En fait, ce mec n’en savait rien. Il ne savait même pas si quelqu’un m’avait réellement proposé de l’argent pour truquer un match. Ses journalistes n’avaient pas cherché à enquêter. Mon récit servait de seule justification à ma venue. Les programmes les plus mythiques de la télévision française, d’Incroyable mais vrai ! à C’est mon choix, se sont bâtis à partir de ce principe de confiance.

Le chauffeur de salle plaça les bonnets D de façon à perturber le téléspectateur pour qu’il en oublie de zapper. La brune située derrière Hervé Mathoux portait une jupe si courte qu’on dû ranimer Marco Simone, l’un des deux consultants de l’émission avec Christophe Dugarry. Des hôtesses d’accueil recrutées pour l’occasion complétaient la rangée princière. J’aperçus Simon Pichard, l’un des contributeurs de mon fan club Facebook, perché à des hauteurs impalpables. Comme tous ses congénères trop laids, il était en liberté conditionnelle, libre de parler et de sourire, à condition de ne pas se faire remarquer. De jeunes trentenaires chauffés au Pétrole Hahn, culture jeans Diesel, essence de Guerlain, occupaient les premiers rangs. Simon, lui, marchait encore au charbon. Quand le chauffeur de salle entraîna le public à réagir positivement aux blagues de Pierre Menès, il refusa de se prêter au jeu et croisa les bras en guise de protestation. La sécurité l’évacua hors du plateau quelques secondes avant la prise d’antenne.

Je n’étais pas stressé. À Reims, j’avais joué devant vingt mille personnes souhaitant ma mise à mort et celle de notre club. Une centaine de pantins et une brochette d’inquisiteurs ne pouvaient m’effrayer. En toute franchise, seul m’impressionna l’aisance de Ménès. Il légitima sa présence sur l’une de ses premières interventions. Après une enquête sur ces footballeurs expatriés au Qatar qui ne pouvaient sortir du pays qu’en renonçant à leurs impayés de salaire, Mathoux enchaîna en expliquant qu’il ne s’agissait pas « d’un reportage anodin ». « Non, c’est à Doha », répliqua Ménès en se tournant vers les applaudissements télécommandés de l’assistance respiratoire. En réponse aux propos de Leonardo –  « Nous avons une équipe davantage pour jouer l’Europe que le championnat » – tenus après la défaite à Reims, le chroniqueur parla « d’une énorme connerie, d’un manque de respect et d’humilité » et lâcha : « Leonardo a insulté tous les petits clubs en disant cela ! Il ne faudra pas qu’il s’étonne que le PSG ne soit pas aimé dans les sondages ! » Jouant à l’extérieur, je m’adaptai à sa tactique d’un air détaché, parfois ironique, en m’inspirant de sa maîtrise de l’entertainment. Je pris ainsi la défense de mon directeur sportif en pointant du doigt des décisions d’arbitrage pourtant parfaitement légitimes.

« Y a que les nuls qui parlent de l’arbitrage !

– Vous en parlez sans arrêt depuis dix ans, monsieur Ménès. »

On m’applaudit et je ne sus pourquoi.

Le producteur du CFC m’avait conseillé d’utiliser un prompteur pour bien former mes phrases – les footballeurs préféraient généralement s’en servir, d’après lui – mais je préférais improviser, promenant mon regard sur cette faune vive et composite, les teintes écarlates et les extensions capillaires des filles, les retouches maquillage entre chaque reportage, les ordres reçus et envoyés, la précise et si complexe mécanique de la télévision que même Dieu, en souhaitant faire pire que l’ornithorynque, n’aurait pu enfanter. Je nageais dans une eau baignée de béatitude d’où j’émergeais des bons mots après chaque question. À la neuvième coupure pub, le producteur apparut brièvement pour me rappeler « de citer Beckham le plus souvent possible ». Il passa un coup de coton-tige dans l’oreillette de son présentateur et changea la fréquence de celle de Ménès, reliée à la radio Rire et chansons. Simone se leva pour récupérer le numéro de portable d’une flamboyante rousse tandis que Dugarry prenait soigneusement des notes. À l’aide d’un pendule, on endormit un monsieur agité qui souhaitait intervenir en direct puis l’émission reprit.

Comme convenu, Mathoux me présenta comme le footballeur qui avait dit non à la corruption, « une sorte de De Gaulle de la Ligue 1 », ajouta-t-il en surestimant les connaissances de son public qui ne connaissait visiblement pas ce joueur. Contrarié par ce bide, il lança trente secondes d’archives résumant ma carrière qui me permirent de consulter les mots clés que John-Hugh avait préalablement écrit sur une antisèche : tabou, peur, menace, œuf, beurre, jambon découenné, île flottante 2×2, steak haché. Le portrait achevé, je décrivis en détail les mœurs d’une pratique « répandue dans le milieu », d’un « tabou difficile à briser » et qui concernait énormément de footballeurs français. J’improvisais toujours, mais avec aplomb. La clameur des gradins m’enfiévrait.

« Eh bien moi je te trouve vachement faux-cul, s’insurgea subitement Ménès. De la corruption en Ligue 1 ? Qui peut croire ça, franchement ?

– C’est pourtant vrai.

– Pff… À un moment donné, c’est quand même incroyable que dans ce pays des gamins viennent donner des leçons à la télévision ! »

Savourant l’échange comme un bébé le ferait devant sa potée, la foule émit un « Oh » de contentement.

« Y a qu’en France qu’on voit ça !

– C’est vrai que c’est plutôt votre rôle, d’habitude, de donner des leçons. »

Il marqua une pause et se redressa sur son siège, comme désarçonné par mon attaque, avant de repartir à l’assaut.

« Ca fait trente ans que je suis dans le foot et c’est la première fois que j’entends parler de corruption !

– Il y a eu l’OM, quand même.

– Oui, oui… Mais ca date, OM/VA ! C’est vieux ! C’est fini, ce temps-là ! Franchement, j’ai… J’ai l’impression d’entendre un mec qui balance sur ses copains pour espérer sortir de prison ! »

Je le laissais s’époumoner. Je le connaissais par cœur.

« De la corruption, sérieusement… De toute ma carrière, c’est la première fois que… Non, mais sans déconner… Les bras m’en tombent, vraiment ! »

Il se répétait pour ne rien dire. Les poils de ses oreilles, d’une longueur étonnante, s’agitaient sous l’effet du vent. Sa tronche ressemblait à une tomate que son propriétaire aurait abandonnée sur un banc, en pleine canicule.

« Franchement, Kevin, tu… tu… tu es un petit con !

– Pierre ! »

Mathoux lui demanda de garder son calme. Le public, pris entre deux feux, ne sut comment réagir à cette agressivité. Quelques-uns de ses fans optèrent pour le rire mais, globalement, l’incompréhension domina.

« Tu… Tu penses à la… Le… À l’exemple que tu donnes, là, en dénonçant tes camarades ?

– Et vous ? Vous réfléchissez à l’image que vous donnez aux gens qui regardent l’émission ?

– Lâchez ce verre d’eau, Pierre !

– Tu es footballeur professionnel, mon petit père ! Tu as des responsabilités !

– Non. Je suis juste un footballeur qui n’aime pas ce que le football est devenu. Je ne suis rien. Contrairement à vous.

– Je suis bien d’accord ! »

Je n’eus besoin de lui répondre. Les sifflets s’en chargèrent pour moi.

« Quoi ? J’ai pas raison, peut-être ? Hein ? J’ai pas raison ? »

Le public s’interrogeait. Qui croire ? Qui soutenir ? En temps normal, le choix était simple : naturellement, on s’opposait aux footballeurs, à ces types abjects dont le salaire faisait gerber. Moi, j’étais sympa. J’étais sincère. J’aurais pu m’asseoir à leur place.

« Ouais, ouais, gueulez donc ! Je m’en fous !

– Vous ne devriez pas les insulter.

– Mêle-toi de tes oignons !

– Sans eux, vous n’êtes rien.

– Mais il va se taire, le nain !

– Lâchez mon bras, Pierre ! Vous en avez assez de deux pour vous indigner ! Kevin, voulez-vous ajouter quelque chose ?

– Simplement répéter que la corruption existe.

– Et pourquoi que les autres footballeurs de Ligue 1 ils ne disent rien, alors ?

– Ils ne veulent pas être jugés. Surtout pas par vous.

– Allons bon !

Ils se taisent pour ne pas se mettre à dos leurs coéquipiers. Ils se taisent car les présidents les menacent s’ils décident de l’ouvrir.

– Arrête, Cosette, tu vas nous faire chialer !

– Ils sont éduqués comme ça.

– On va passer au résumé de Lorient-Valenciennes, d’accord ?

– Ils ont peur des gens comme vous.

– Pff…

– Des gens qui ont le pouvoir et qui n’en font rien.

–  N’importe quoi !

– Ils ne parlent pas de corruption parce qu’ils sont obligés de fermer leur gueule pour faire carrière. Les personnes qui viennent au stade ne nous aiment pas mais elles aiment encore le football. Nous ne sommes pas bêtes. Nous ne voulons pas dégoûter un peu plus encore ceux qui nous font vivre.

Comme si vous vous en souciez ! Oh, c’est du foot ! On s’en branle, des supporteurs !

– Pierre ! Nous sommes en direct ! »

Désormais, plus rien ne pouvait le sauver. Ménès s’en rendit compte en se retournant pour chercher un appui : en lieu et place de l’amour qu’il avait l’habitude de trouver au premier rang, il ne vit que des lèvres pincées, synonymes d’exil. De dépit, il retira son oreillette et quitta le plateau ; accidentellement, il renversa un caméraman avec le seul bras qui lui restait. Alors que défilaient sur l’écran géant les résumés de la vingt-septième journée, je suivais le fil de mon compte Twitter en prenant plaisir à lire les commentaires. Des journalistes s’abonnaient, des inconnus m’envoyaient des messages privés pour me féliciter. Le hashtag #Kohlervsmenes gagnait des adeptes : en tête des tendances France, il devançait #Unestarunlégume, #Acausedesmusulmans, #UnbonJuif et #Sucemoicar. Ce duel avec le journaliste sportif le plus influent de France avait tourné à mon avantage. Je nageais toujours. J’étais la vague à prendre.

Mathoux me posa une ultime question :

« Avez-vous déjà songé à partir ?

– De ce plateau ?

– Du PSG !

– Non. Jamais. »

Son acolyte ne donnait plus aucun signe de vie.

CDF
Kevin Kohler