Archive for décembre, 2011

Nous arrivons devant le Parc une heure avant le coup d’envoi de PSG-Lille. Ambiance tiède. Les policiers se déploient autour de l’enceinte en s’éparpillant devant des groupes de supporteurs armés de lunettes 3D et de casquettes à hélice. Germain le Lynx s’échine à réchauffer le climat en tournoyant autour des impatients bloqués dans les files d’attente. La mascotte embrasse les nourrissons mais ne reçoit en retour que des larmes. Sébastien lève la main. Il est suivi par deux mecs, Ludo et Youssouf, anciens fidèles boudant désormais le stade. Le coût des abonnements a quasiment triplé en un an, me disent-ils. Sébastien se greffe à leur détresse : « Je me souviens qu’en 2001, tu pouvais te payer une bonne place pour cinquante francs… Maintenant, c’est cinquante euros. C’était le bon temps, quand même… J’aimais bien quand on partait en car sur les routes et qu’on faisait six cents kilomètres pour suivre l’équipe. Maintenant, tout est encadré… T’as même plus le droit de gueuler… » Face au mépris de la direction, ils se contentent aujourd’hui de mater Canal+ les soirs de rencontre.

Grand seigneur, j’invite Sébastien, Youssef et Ludo dans les virages tout en réservant à Medhi le soin de m’accompagner en présidentielles. Le Parc s’est payé un lifting qui aurait pu rendre Madonna jalouse. Les Qataris souhaitent qu’il devienne l’écrin du club. Ils ont inauguré au cœur du bâtiment une bijouterie où se presse la nouvelle clientèle. Plusieurs boutiques mettent à l’honneur la culture française : Dior, Chanel, Lenôtre et Leroy Merlin – s’acheter une perceuse, de nos jours, n’est plus à la portée du premier venu. Par tradition, les joueurs non retenus par le coach s’asseyent en tribune. Medhi me croit légèrement blessé.

« Tu penses pouvoir débuter bientôt en Ligue 1 ?

– Dès que je serai rétabli, ouais… Kombouaré me kiffe.

– C’est vrai qu’il va se faire virer ?

– Ca m’étonnerait. On est quand même deuxième.

– J’ai lu que vous cherchiez une pointure pour attirer des stars.

– On verra bien. »

Près d’un poteau de corner, des basketteurs smashent en sautant sur un trampoline rose. Notre mascotte s’affole au bord du terrain. Elle tente de ranimer le kop Leproux, du nom de l’ancien président du PSG, célèbre depuis sa politique de pacification des tribunes. Nous lui devons le placement aléatoire, la multiplication des interdictions de stade et les dissolutions des associations de supporteurs. Germain le Lynx n’est qu’une inoffensive peluche. Ces boy-scouts recrutés par la direction n’affichent pas le moindre signe de nervosité. Leur passivité m’insupporte. Les gens qui ne font aucun bruit en tribune sont les mêmes qui prennent une salade au McDo.

« C’est pas Domenech, en bas ? », demande soudain Medhi. L’ex-sélectionneur de l’équipe de France se tient effectivement au beau milieu d’une rangée princière, enrichie de manteaux de fourrure. Lui se couvre la tête avec la capuche de son sweat. Ici, il peut rencontrer certaines des plus grandes fortunes du monde venues se montrer et faire des affaires, des propriétaires de formations du Golfe Persique, des Américains, des Chinois, des Australiens ou des Japonais, autant de patrons potentiels. Cherche-t-il un poste ou veut-il seulement profiter du spectacle en toute tranquillité ? Je ne serais pas contre le voir succéder à Kombouaré. Les médias le critiquent alors qu’il a tout de même disputé une finale de Coupe du monde. Il est aussi connu pour donner sa chance aux jeunes.

J’ai regardé mes coéquipiers s’échauffer avec un fort sentiment de haine puis je me suis progressivement effacé au profit du match. Les Lillois dominaient les échanges. Leurs fans criaient « On est chez nous ! » en ridiculisant les nôtres, préoccupés à coordonner une ola. Rapidement, un guignol en costume eut l’idée brillante de commenter chaque décision d’arbitrage par une expertise de son cru. Domenech incita l’homophobe à se taire par un habile tirage de cravate. À la seconde ola, survenue après une remise en touche, l’ancien coach des Bleus attendit la fin des hostilités pour se lever à contretemps dans un champ de moutons redevenus silencieux. Lorsqu’il entendit la foule conspuer Pastore après une frappe manquée, il s’attaqua à ses voisins : « Encouragez votre équipe, bordel ! Encouragez-la ! Public de merde ! Public de merde ! » Instantanément, les supporteurs lillois reprirent le chant et la tribune de presse remixa le morceau en « Domenech de merde ! » ; alors, notre héros, de rage, enleva son pull pour le lancer sur un malheureux, ciblant par ce geste une caméra reliée à l’écran géant ; si bien qu’après cette exposition médiatique, le Parc des Princes n’eut que son nom à la bouche.

A la mort de Socrates, Gameiro a mangé du gâteau aux myrtilles. Comme tout le monde, bien sûr, il avait entendu parler de l’ancien capitaine du Brésil par l’existence de Raï, son frère. Kevin ignorait en revanche qu’il avait été en pleine dictature militaire l’un des leaders de la démocratie corinthiane, un système de gouvernance qui vit les joueurs des Corinthians diriger le club entre 1982 et 1985. Carlos Tevez allait bientôt prendre sa place de titulaire. Socrates pouvait bien crever.

Kombouaré pouvait bien disparaître, kidnappé par la mafia milanaise, nous ne viendrions pas le secourir. Par la force des choses, parce qu’il s’agit de notre seul moyen de survie, nous nous mettons volontairement en retrait des évènements extérieurs. Les rumeurs sur l’avenir du coach? Elles glissent sur nous. Les applaudissements des supporteurs? De simples bruits de fond. L’essentiel consiste à prendre la voiture, à venir à l’entraînement, à se rendre au stade et à la mettre au fond. Notre perception du monde ne dépasse pas le périphérique. C’est ça ou bien commencer à réfléchir, à s’intéresser aux autres, à ressentir des émotions. Le début de la fin.

Venant de Moulins, Medhi est sorti Porte de Pantin, hier, les bras chargés de cadeaux – de la Giskäärd, une bière auvergnate, des serviettes propres, les saisons 4 et 5 de la série Le Chômage, l’adaptation clermontoise de The Office. Il est en vacances, il restera la semaine. J’ai besoin de parler, de déconner avec quelqu’un, de ressentir des émotions. Le début de la fin? Quel début? Pour moi, au PSG, rien n’a encore commencé.

Dans le groupe, on m’estime asocial, comme Gourcuff. Paraîtrait que je baisse la tête dans les couloirs. Pourtant, Ménez le fait sur les terrains de Ligue 1 et personne ne dit qu’il déprime. Son coiffeur, sûrement. Ménez, non.

Pour me vanner, Sylvain Armand prétend que j’ai la tronche de Karl Marx, le moins drôle des Marx Brother. Ca m’a étonné, sérieux, qu’il connaisse Karl Marx. Mais c’est Armand. Il est à Paris depuis longtemps. A force d’aller en soirée, il connait des gens.

Il fut le seul que la mort de Socrates a véritablement secoué. Armand est un cas à part. Il jouait au XXème siècle, à l’époque du FC Nantes. Il a une conscience politique. Il aimerait qu’on s’inscrive sur les listes électorales avant le 31 décembre. Ca en agace beaucoup. Ca agace pas mal Luyindula. Luyindula, il n’est même pas inscrit sur les feuilles de match. Alors les listes électorales, tu penses…

Comme Socrates, Sylvain Armand a vécu au plus près la dictature militaire. Sous Halilhodzic. Il a vu l’un de ses amis être déporté dans le sud de la France dans des conditions inhumaines, à l’arrière d’un taxi dont le chauffeur écoutait en Podcast les Grosses Têtes, à 23h45, au crépuscule du mercato. Il a vu des hommes, d’honnêtes citoyens, se faire humilier en public en jouant dans la même équipe que Reinaldo et Charles-Edouard Coridon. « Sans prévenir, la dictature pointait son dard sur l’un de ses sujets et l’obligeait à se déshabiller après l’entraînement, par un malin plaisir, pour qu’il file à la douche. » La veille des matchs, la milice frappait à la porte des chambres à même pas cinq heures du matin et éteignait les consoles de jeux sans laisser aux plus habiles la possibilité de fuir ou de sauvegarder. En cette période de crise économique, le rationnement battait son plein. Les supporteurs attendaient dehors, sous la pluie, pour voir et toucher Pancrate. En période de privation, le premier légume qui passe a le goût du foie gras.

A la fin de la guerre, Armand rentra dans son pays, en Rhône-Alpes, épouser une fille de là-bas, avant d’être à nouveau rattrapé par ses obligations militaires. Las, il se dit alors qu’un jour il fonderait une communauté pacifique, idéale, avec des pommiers, des moutons et des chèvres.

« Les chèvres, c’est pourtant pas ce qui manque ici, note Medhi.
– Déconne pas. Et sois discret. Normalement, j’ai pas le droit de te faire visiter le centre d’entraînement.
– Relax. On s’en branle. Tu veux qu’il t’arrive quoi? D’être rétrogradé en réserve? Tu joues déjà en équipe réserve. »

Medhi appuyait toujours au bon endroit. Là où ça fait mal. Depuis que l’OM avait brisé ses rêves de carrière, il se montrait très critique envers les footballeurs et tous ceux qu’il considérait comme corrompus par le système. Je le savais anarchiste. Pour tout dire, à Moulins, il conduisait carrément à gauche. On reconnait les vrais révolutionnaires au fait qu’ils n’ont pas besoin du permis pour conduire.

« Socrates, c’était un putain de joueur. Un mec avec des couilles. Pas comme tes coéquipiers. Eux, ils n’auraient jamais eu l’idée de prendre le pouvoir.
– Tu te trompes. »

A la mort de Socrates, Sylvain Armand tapa du poing sur la table. Il en avait plus qu’assez de manger du gâteau aux myrtilles tous les jours à la cantine. Il sentit que le moment était venu d’en finir avec l’ancien régime.

« Trop gras, trop calorique. Place au changement! Place aux salades de fruits! »

Demander à un footballeur de manger de la salade, même de fruits, c’est comme lui demander d’aller voter ailleurs qu’à Secret Story. Très vite, Armand comprit qu’il ne pouvait imposer ses choix sans la majorité. Alors, il s’allia avec Mamadou Sakho, le membre le plus charismatique de l’effectif, un battant, un guerrier, un politicien dans l’âme, le Dominique de Villepin du 18ème. Ensemble, ils créèrent la démocratie parisienne le 6 décembre 2011, promesse d’un jour nouveau où les joueurs, désormais, « se concerteront avant chaque grande décision de la vie du club.« 

Démocratiquement, Mamadou Sakho constitua un parti réunissant toutes les forces en présence, où chacun aurait une part de responsabilité égale, des arrières droits aux milieux gauches, même les remplaçants, même Edel, à vrai dire, même le jardinier, en fait, et son pote Joël, aussi, un gars qui vendait des voitures. L’effectif du club passa à 242 éléments.

« Ca fait vraiment des petites parts de gâteaux« , observa Douchez – du banc de touche, on observait mieux.

La première décision de Sakho fut donc d’augmenter la quantité de gâteaux à la myrtille servis à la cantine. Armand fut d’accord, à condition qu’on lui garantisse une portion de salade de fruits par jour.

Durant deux midis consécutifs, 242 hommes que tout oppose oublièrent ainsi leurs différences, témoignant qu’il suffit d’un peu de diplomatie pour rendre le monde – et un dessert réchauffé au micro-onde – meilleur.

Et puis, le troisième midi, des gars remarquèrent que, de toutes les parts, la plus grosse revenait toujours à Sakho. Ces mêmes gars ont commencé par trouver ça louche. Mais ils décidèrent de ne rien dire afin de ne pas briser l’élan démocratique né des négociations du 6 décembre 2011 – et aussi parce qu’on leur avait promis un biscuit en forme de cigarette avec leur gâteau.

Quelques jours plus tard, Sakho se ramena avec une part de gâteau accompagnée d’une délicieuse crème vanillée. Nous avons alors compris que nous possédions tous une part de responsabilité égale, mais que la sienne était recouverte de Chantilly.

Ainsi est née la démocratie parisienne.

C’était formidable.

Nous recevions des directives de Kombouaré, qui en recevait de Leonardo, qui en recevait de Nasser Al-Khelaifi, qui en recevait de l’Emir du Qatar, qui ne recevait la Ligue 1 qu’en streaming. Officiellement, tout le monde devait rendre des comptes. Officieusement, chacun faisait son truc dans son coin en espérant que personne ne le grille.

Il était possible de critiquer ouvertement le gouvernement titulaire dans la presse sans risquer une sanction. Pastore avait essayé. Il jouait encore.

Il était également possible d’accumuler les casseroles tout en conservant sa place, semaine après semaine. Tiéné avait essayé. Il jouait encore.

Même sans jouer, j’avais le sentiment de participer à quelque chose. Le début d’une nouvelle ère, qui sait? Car nous serons champions. Car nous sommes supérieurs. Nous avons le pouvoir. D’aller en Angleterre, là où l’impôt est plus vert. Pour nous retenir, le PSG nous augmentait. Nous acceptions. Puis nous traversions quand même la Manche. Bien entendu, tout cela concernait surtout les plus riches. En contrepartie, les petits salaires avaient le droit de l’ouvrir. Personne ne les écoutait, certes. Mais ils pouvaient l’ouvrir. Non, je n’étais pas asocial. Je parlais souvent. Personne ne m’écoutait, c’est tout.

A la cantine, nous mangions ensemble, nos écouteurs sur la tête. Nous prenions le bus ensemble, nos écouteurs sur la tête. Nous écoutions de la musique ensemble, avec notre propre musique dans la tête. Nous vivions ensemble sans vraiment jamais se rencontrer. C’était ça, la démocratie parisienne ; tous ensemble, unis dans la même démarche, à bord du même bateau, nous faisions nos trucs dans notre coin.

« En gros, Kevin, ta démocratie parisienne, c’est la démocratie française. C’est ça?« 

Medhi appuyait toujours au bon endroit.


CDF
Kevin Kohler