Archive for août, 2012



S’il fallait convertir le football en religion, elle serait monothéiste. Les meilleurs joueurs n’ont qu’un Dieu : eux-mêmes. Quand je m’agenouille devant Zlatan pour lui refaire ses lacets, une partie de mon être s’abandonne dans la dévotion ; l’autre se perd dans les nœuds. Parcourant la place de la Bastille, je cherche des raisons de croire en l’homme.

La Colonne de juillet a revêtu une tunique orange où transparaît la marque Herta. « Herta, numéro un de la saucisse » indique la publicité, gigantesque drapeau au porc. L’opération commerciale a nécessité l’embauche de plusieurs dizaines d’intérimaires qui distribuent à l’envie des produits de déglutation. Un jeune homme me propose de picorer. « Sentez-vous son délicat fumet, monsieur ? » La saucisse costumée manifeste un entrain contagieux – ce siècle affiche un tel état de déperdition que des étudiants déguisés en saucisse parviennent à manifester de l’entrain – auquel les piétons cèdent sans lutter. Nous sommes lundi. Les magasins sont fermés. Une mémé traverse au rouge. Assis sur les marches de l’Opéra, des punks prennent leurs aises, pancarte en évidence : « N’enterrons pas le Tibet sous le cimetière de l’indifférence. » Celui tenant le chien hurle des insanités à des étudiantes qui lui répondent en insultant sa mère. Ce quartier m’inspire ; il n’obéit à aucune autre loi que la sienne. La sortie du métro est obstruée par une famille de gitans proposant des télévisions à prix réduit. La mère se sert de son bébé pour susciter la pitié ; la stratégie, éculée, laisse de marbre les passants.

Arrêt devant une agence Century 21 : un quatre pièces à vendre pour un million d’euros. Un peu trop cher. Je touche vingt-cinq mille euros par mois et j’ai obtenu une prime de cent mille en prolongeant mon contrat. Vu mes faibles dépenses, je peux envisager d’acquérir mon appartement du dix-neuvième arrondissement d’ici un an. Même si je peux désormais me projeter sur le long terme, je n’ai pas bouleversé mes habitudes. Je continue à faire mes courses à Monoprix malgré l’augmentation du prix des Père Dodu Croc’Fromage – quinze centimes en un an. J’ai acheté une Fiat 500 non pour me montrer mais pour ne dépendre de personne. Je lis toujours autant. Dans l’avion, je dévore des romans pendant que mes coéquipiers dorment. En parcourant les rares interviews qu’ils accordent, je sens augmenter mon quotient intellectuel. Avoir démarré une carrière professionnelle sur le tard m’apporte un détachement et un recul sur les évènements. Je considère l’attente comme la normalité. Je ne m’énerve pas si je reste sur le banc ; j’en profite pour admirer les contours du stade et la beauté du match. Une fille en roller passe sur le trottoir d’en face. Je la fixe longuement. J’ai absolument besoin d’une meuf. Se dévoilent des musiciens reprenant à leur sauce un classique d’Elvis Presley :

You ain’t nothin’ but a hot-dog
Cryin’ all the time
You ain’t nothin’ but a hot-dog
Cryin’ all the time
Well, you ain’t never caught a rabbit
And you ain’t no friend of mine

Une longue rue, un hôtel, première à droite. J’arrive au point de rendez-vous que m’a fixé Medhi par SMS. Je vérifie une dernière fois l’adresse enregistrée sur mon portable. Ce sont les locaux de l’EAF, l’école des agents de footballeurs.

La reprise de l’entraînement avait eu lieu le 2 juillet. Les travaux modernisaient le Camp des Loges. Un tapis roulant reliait la salle de repos au vestiaire ; une autre sortie, un peu plus longue, débouchait directement au terminal sud de l’aéroport d’Orly et nous permettait de rejoindre les plus grandes discothèques européennes en moins de deux heures. Nous dépensions les calories accumulées durant les vacances à l’aide de vélos elliptiques avec téléviseur et table de manucure intégrés. L’entrée du hall était équipée d’un système à reconnaissance vocale suffisamment performant pour éliminer les intrus tels que les journalistes non accrédités et Alain Roche. Mon ancienne nounou avait organisé son pot de départ le jour de la présentation officielle de Zlatan Ibrahimovic, l’un des trois meilleurs attaquants au monde. Avec le recul, ce ne fut pas sa plus brillante décision. Oublié de tous, il partit dans l’anonymat.

Sans Roche, Leonardo eut les coudées franches pour accélérer l’internationalisation de l’effectif. L’Argentin Lavezzi, le Brésilien Thiago Silva, le Suédois Ibrahimovic et l’Italien Verratti furent recrutés ; le Serbe Bisevac, le Brésilien Ceara et les Français Ngoyi, Arnaud, Landre, Bahebeck et Kebano furent prêtés ou vendus. Thiago Silva, considéré comme la crème des défenseurs centraux, recruté pour quarante millions d’euros, poussait Mamadou Sakho sur le banc. Fragilisé, notre ancien capitaine bascula vers une logique individualiste. Devant Leonardo, il continuait néanmoins à donner des ordres que nous faisions semblant d’écouter pour ne pas le blesser. Le doute contaminait l’ensemble du clan français. Gameiro, conscient que Zlatan allait débuter tous les matches, songeait à partir. Pour jouer davantage, Hoarau se disait prêt à rejoindre le Koweït ou l’Australie. Bodmer, frustré par la venue de Verratti, ne cherchait plus à lutter. Il ne comprenait pas qu’on puisse rémunérer si cher –  un million d’euros annuel, tout de même – un jeune de dix-neuf ans. Les écarts de salaires renforçaient la division du vestiaire et l’idée que les Français n’étaient pas autant considérés que les autres. Ses protestations ne trouvaient pas d’écho auprès de la direction. À vingt-neuf ans, Bodmer incarnait le passé.

Adrien Rabiot, encore mineur, fut le seul élément du centre de formation à intégrer l’équipe première. Aussi idéaliste que je l’étais à son âge, il s’imaginait pouvoir gagner sa place. Adrien voyait dans mon comportement envers Leonardo l’attitude d’un chef. « Ce gars a un réseau de dingue, il pourrait ruiner ta carrière en un coup de fil et tu lui réponds quand il nous engueule ! T’es soit complétement stupide, soit vachement sûr de toi ! » J’étais assez sûr de moi. Au cours de l’été, j’avais appris l’Italien en traînant sur le site de la Gazzetta dello Sport. Lors du premier entraînement de Zlatan, j’avais été le seul à oser l’approcher. Après dix minutes de jongles, il m’avait demandé : « Qui sont ces gens qui m’observent ? Des supporteurs ? » Je lui avais répondu : « Non. Tes coéquipiers. »

Si Zlatan demeurait inaccessible au quotidien, suivi en permanence par son agent et divers conseillers financiers, les autres recrues étrangères acceptaient ma présence. J’avais profité du stage en Amérique du Nord pour découvrir New-York et sympathiser avec Lavezzi. M’arrêtant à une boutique de cartes postales, j’avais réussi à charmer une jolie vendeuse d’origine hollandaise. Elle n’avait pas été le grand amour, l’unique, celui sans format JPEG, mais la douceur de ses bras m’avait fait oublier ce mois sinistre passé à Moulins. Ezequiel l’avait beaucoup appréciée, lui aussi. De retour à Paris, j’avais amené l’Argentin au Champ-de-Mars, acceptant de servir de guide. Là-bas, je lui avais acheté une boule de verre un peu particulière : lorsqu’on retournait la Tour Eiffel, de la pluie tombait plutôt que de la neige. Lavezzi ne s’en séparait plus. En échange, il voulait que je me fasse tatouer un dragon sur l’épaule. Il se tartinait le corps de tatouages en les confondant avec une crème hydratante. Il pouvait les exhiber en plein Paris en ôtant son tee-shirt juste pour nous divertir. Comme la plupart des Sud-américains, il fallait l’accepter dans toute sa démesure. Après les entrainements, nous buvions du soda en salle de repos avec ses amis et d’anciens joueurs de passage, tels que Nicolas Anelka, formé au club. Désormais attaquant du Shanghai Shenhua, il attendait avec nous la reprise du championnat chinois. Ce Camp des Loges relooké l’inspirait. Il trouvait les vibrations « super bonnes ». En toute évidence, le titre de champion de France nous était promis. Lavezzi avait parié quarante mille dollars sur une victoire finale. Sirigu, dix mille. J’avais plaisir à échanger avec ces inconnus. Ils croyaient en quelque chose.

CDF
Kevin Kohler