Imposer les footballeurs à 75 % contraignait le club à renoncer aux transferts des stars des championnats anglais, espagnol et italien, bien plus accueillants fiscalement. La mesure garantissait par ailleurs un affaiblissement généralisé de la Ligue 1 au détriment de compétitions plus prestigieuse telles que la Première Ligue russe ou la I-League indienne. Nicolas Sarkozy supportait le PSG. Proche de la famille royale, le président de la République avait favorisé la prise de pouvoir des Qataris entre 2011 et 2012. Qatar Investment Authority, le fonds d’investissement souverain de l’émirat, possédait des parts chez Airbus, Vinci, Suez ou encore Areva. Des emplois se créaient dans l’aéronautique, les services, la construction.
« Tu es le plus petit de l’équipe, Kevin. Nous pourrons faire des photos sans les retoucher.
– Il faudrait mieux que cette rencontre reste confidentielle. Les footballeurs, vous savez ce que les électeurs en pensent…
– Tu vois le mal partout, Claude ! »
Sarkozy s’immisçait souvent dans le vestiaire après nos victoires. Il se débrouillait toujours pour glisser un encouragement ou un commentaire tactique se voulant novateur, le plus souvent lu le matin même dans L’Équipe. Leonardo le respectait tellement qu’il lui demandait des conseils sur la stratégie à adopter pour plaire au plus grand nombre. Le PSG souhaitait devenir le club de tous les français. Culturellement, cela se discutait. Économiquement, non.
« Je suis content que Kombouaré ne soit plus là.
– Pardon ?
– Il refusait que je vienne vous voir ! On a eu raison de le virer. »
Après avoir congédié Claude Guéant de son bureau, il m’interrogea longuement sur Javier Pastore, qu’il trouvait « décevant » depuis plusieurs semaines et responsable, selon lui, de notre incapacité à devancer Montpellier au classement. Il prit une feuille de papier et cocha dix noms dessus pour établir son équipe type du moment.
« Il en faut onze, monsieur le président. »
Il me rajouta à la composition et déposa la feuille dans la paume de ma main en me lançant un clin d’œil complice. Dans la foulée, il me révéla avoir failli devenir footballeur professionnel, adolescent : si sa famille ne l’avait pas poussé à s’orienter vers un métier plus noble, il aurait fait une grande carrière, m’assura-t-il, en mettant en avant « sa vivacité balle au pied » et son « intelligence de jeu » au-dessus de la moyenne. Dans la continuité de ce délire, il s’inventa une vie d’attaquant du dimanche, précisa s’entraîner régulièrement à tirer les penaltys, le week-end, dans le jardin de sa maison, puis il passa sans transition au sujet équipe de France. La nomination de Laurent Blanc l’avait rendu heureux. Il avait d’ailleurs téléphoné au président de la FFF pour appuyer sa candidature. Il considérait Blanc comme l’homme de la situation depuis qu’il avait vu « son travail au FC Nantes ». Raymond Domenech, comparé à « un maître d’école », en prit pour son grade. Toujours sous le choc de la grève menée par les Bleus durant la Coupe du monde en Afrique du Sud, Sarkozy insulta violemment plusieurs internationaux, dont Nicolas Anelka, tout en regrettant l’abolition de la peine de mort « pour les cas exceptionnels. » Enfin, après m’avoir félicité pour l’ensemble de mon œuvre (trois matches disputés, dont un comme titulaire), il se déclara « confiant » sur mes chances d’intégrer la sélection à court terme. L’entretien dura en tout et pour tout vingt-cinq minutes. Jamais il ne me parla en profondeur des réformes fiscales d’Hollande. En toute franchise, il m’avoua « de rien comprendre à cette proposition de loi. »
Son QG de campagne du quinzième arrondissement grouillait de militants proprement coiffés et lavés à l’eau bénite, savonnés et décorés, de valets habillés comme l’as de pique. Ma présence en ce lieu pouvait paraître incongrue. Lors des déplacements, à l’hôtel, il m’arrivait pourtant de zapper sur la chaîne parlementaire et de commenter les interventions d’une remarque acide. Je faisais régulièrement chambre seule. La plupart de mes coéquipiers n’avaient voté qu’une fois dans leur vie, en décembre, à l’occasion du référendum interne sur le maintien de Kombouaré. Plus il s’élève dans la hiérarchie, plus le footballeur perd le sens des réalités.
« Ton métier est difficile, quand même. Les notes dans L’Équipe, tout ça… On te critique beaucoup.
– Presque autant que vous.
– Eh oui ! Presque autant que moi ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal, pourtant ? »
D’une armoire, il sortit cinq flacons de Chanel N°5 qu’il versa dans la baignoire de sa suite. Au même moment, on sonna à la porte. Il salua une petite maghrébine en escarpins rouges et aux lèvres de feu, par ailleurs ancienne ministre, puis l’invita dans la salle de bain en me demandant de patienter devant la télévision. Ce second entretien dura moins de cinq minutes, douche comprise.
Au cours de l’après-midi, je découvris un monstre à la main ferme, un Barthez de la politique. Aux hommes, aux femmes, aux enfants, il fit le beau. Aux poissonniers et aux vendeurs de crabes, il serra la pince. Près d’un magasin de vases de porcelaine, d’antiquités et de potiches, rue Convention, un journaliste du Petit journal de Canal+ le questionna sur sa femme. Sarkozy lui dit poliment bonjour, mima deux ou trois grimaces anodines puis poursuivit sa route. À distance, je l’admirais conserver son calme malgré l’asphyxie et le poids des seconds, conseillers divers, adjoints du maire ou maire en personne réunis autour du chef d’orchestre. Les musiciens répétaient sa gestuelle avec application. Rencontrant un jeune au look rassurant, Sarkozy me fit signe d’avancer. Le gamin portait un maillot du Barça et fut surpris d’apprendre que je jouais au PSG. Le président lui donna une tape sur la tête puis, prolongeant son chemin, arriva jusqu’à la station RER Javel, au bord de la Seine, où s’agitaient des militants par centaine. Drapés de polo SARKO PRESIDENT, ils reprenaient en chœur un refrain indistinct. Ne sachant quoi faire, leur idole se tourna vers son ministre de l’Intérieur qui l’encouragea à accompagner le chant. En réaction, la foule connut un orgasme réservé, indolore et respectueux, éminemment catholique ; des intégristes s’avancèrent néanmoins pour le toucher mais ils furent dispersés par la sécurité. Profitant de l’agitation, Claude Guéant attrapa un chien errant – un petit bichon qui avait dû s’enfuir d’un sac à main – et le lança dans le fleuve. Sarkozy enleva sa chemise et plongea pour récupérer l’animal. Il sortit de l’eau à peine essoufflé. Après une courte séance de bouche-à-bouche, il posa pour les caméras puis monta dans une voiture. L’un de ses gardes du corps m’ouvrit la portière.
Il but une demi-bouteille de soda avant d’ouvrir à nouveau la bouche.
« Qu’est-ce qu’il faut pas faire comme conneries, putain !
– C’était fort, quand même, le coup du chien.
– Oh… On l’entraîne exprès. »
Le chauffeur privatisa l’arrière du véhicule en abaissant la vitre fumée.
« Est-ce que tu votes, Kevin ?
– Personne ne vote dans ma famille. Mais mon père aimait bien Chirac. »
Inopinément, il essuya ses cheveux trempés sur mon manteau.
« Ah, Chirac…
– Vous voulez un mouchoir ?
– Chirac m’a enseigné un truc : en politique, la constance ne sert à rien. Il faut faire parler de soi dans les moments décisifs.
– Comme au foot.
– Eh oui ! Comme au foot ! Exactement !
– J’insiste : prenez un mouchoir.
– Ca te plairait d’être ministre des sports ? J’ai tout essayé : un rugbyman, un judoka, une karatéka…. Rien ne marche !
– Non, merci.
– Bon… Tant pis. J’espère que Thuram acceptera. »
Pourquoi m’avait-il laissé le suivre dans ses pérégrinations ? Il devait me considérer comme un allié. Il estimait les footballeurs suffisamment populaires pour lui faire gagner des voix. À la rigueur, le postulat avait été valable sous Chirac, immédiatement après 1998. Les défaites et nos écarts de conduite avaient tout balayé ensuite. En cette année d’élection, en parcourant les marchés, les candidats subissaient les remarques sarcastiques sur la main de Thierry Henry contre l’Irlande. Le Français moyen considérait le footballeur comme un être injustement favorisé, imbécile et méprisant. Les joueurs du PSG, plus que les autres, étaient ciblés. Nous étions vus comme des millionnaires égoïstes et incultes, comme les spécimens les plus représentatifs d’une génération sans repères ni valeurs. Nous marchions sur des lignes droites avec l’ambition comme unique horizon. Au fond, nous n’étions pas si différents des politiciens. Nous cherchions à plaire. Nous étions Sarkozy, nous étions ses frères.