Archive for septembre, 2011

À la vue d’un élément inconnu, les membres d’un groupe déjà constitué pratiquent tout d’abord l’intimidation. Ils lui lancent des regards frondeurs, leurs protège-tibias ou ils lui demandent d’aller poser son plateau-repas à une autre table. Dans un second temps, l’arbitrage est donné au mâle dominant. Si l’individu ne représente pas un danger immédiat pour la survie de son clan, il peut éventuellement tolérer sa présence. Au self, Mamadou Sakho ne tolère que les écouteurs. Ainsi, il n’a pas à parler aux remplaçants.

Nouveau venu dans le monde pro, je n’étais pas suffisamment légitime pour imposer ma présence à la table des titulaires, de toute façon déjà bien trop remplie. Faute de pouvoir jouer en Ligue 1, j’évoluais en quatrième division avec l’équipe réserve du club, composée d’adolescents de dix-sept à dix-neuf ans. Victimes de la concurrence, nous mangions et nous nous entraînions à l’écart de l’équipe première. S’il manquait un arrière gauche lors des oppositions tactiques ou un mannequin en mousse pour tirer les coups francs, le coach nous appelait quelquefois à la rescousse. Il nous positionnait au centre d’un cercle constitué par six joueurs se faisant des passes avec un ballon invisible qu’on nous demandait de récupérer. Nous devions aussi nettoyer leurs chaussures ; les tâches les plus gratifiantes, avec le recul. Le week-end, nous affrontions des formations amateurs sur le terrain le plus pourri du Camp des Loges, devant deux cents spectateurs. Nos adversaires venaient d’Ivry, de Moissy-Cramayel. Souvent trentenaires, ils cumulaient le foot avec un vrai travail et mettaient un point d’honneur à battre des gamins. L’équipe réserve du PSG vivait dans l’ombre de sa grande sœur. Elle était un placard où nos dirigeants entassaient les affaires inutiles avec l’illusion qu’ils allaient s’en servir un jour.

Le black rencontré lors de mon premier jour au Camp des Loges se prénommait Étienne. Né dans un quartier sensible de l’Essonne, il voyait dans le football un moyen de mettre sa famille financièrement à l’abri. Ses parents, franco-maliens, l’avaient placé dès douze ans dans un centre de formation. S’il n’avait pas obtenu son bac, il avait toutefois déjà franchi plusieurs étapes, au point d’attirer l’attention de la sélection du pays d’origine de sa mère. Il n’avait jamais mis les pieds au Mali mais il comptait accepter la proposition afin d’augmenter sa valeur marchande. Pour les jeunes joueurs, une sélection faisait figure d’expérience professionnelle exceptionnelle sur un CV. Elle pouvait convaincre des clubs du Moyen-Orient de les recruter. Étienne, tout comme les autres, ne se faisait guère d’illusion sur son futur à Paris. Loïc Landre, défenseur central, ne s’estimait pas assez fort pour devenir titulaire et réfléchissait à un prêt en Ligue 2. Neeskens Kebano, milieu offensif, voulait s’exiler en Angleterre. Attaquant de l’équipe de France des U19, Jean-Christophe Bahebeck doutait de pouvoir rivaliser avec Kevin Gameiro, transfuge de Lorient. Le renoncement gagnait les troupes et les menait vers des routes sans issue. Dans ce vestiaire d’aphone, on rentrait la tête, on ne vous regardait jamais droit dans les yeux. On ne songeait pas à la rébellion. Moi, je savais qu’on ne me pousserait pas dehors, pas tout de suite, pas avant la fin de mon contrat d’un an. J’aurais pu m’angoisser de cette situation mais, du lot, j’étais le plus motivé. Je n’avais rien à perdre, hormis le fait de ne pas réussir dans le football.

Le lundi, le mardi, le mercredi et le vendredi, j’arrivais au Camp des Loges à huit heures, histoire de faire bonne impression. À dix heures, les premiers titulaires débarquaient dans le désert matinal. Je les saluais sans obtenir de réponse. Leur détachement m’impressionnait : ils ne semblaient pas avoir conscience de la pression qui pesait sur leurs petites épaules. Dissimulé en salle de repos derrière l’étagère des DVD – elle en comprenait environ cinq mille, dont une majorité de film avec Steven Seagal -, j’assistais en spectateur à leurs parties de Pro Evolution Soccer ainsi qu’à leurs concours de rots. Même de loin, c’était un honneur de fréquenter ces immenses champions.

À dix heures trente, je descendais me changer avec les jeunes. À onze heures, l’entraînement de l’équipe réserve débutait. À midi, la journée de travail était terminée. Douche prise, j’appelais ma mère en attendant le chauffeur de Platinium Player. Me savoir à Paris la tracassait et il me fallait sans cesse la rassurer. Je ne lui cachais pratiquement rien ; je lui racontais combien j’étais heureux de vivre de ma passion, je lui résumais mes journées, mes rencontres, les stars croisées par inadvertance dans les rues (Régis Laspalès, Clovis Cornillac, Véronique Genest). Passer du temps en sa compagnie me semblait justifié : après tout, elle était la seule personne de mon répertoire à prendre de mes nouvelles. Tout en lui parlant, je voyais les titulaires se diriger vers le parking en snobant la presse et les supporteurs. Ils avançaient à vive allure, tête baissée, comme s’ils cherchaient à quitter la zone le plus rapidement possible, ne s’arrêtant que pour discuter avec leurs agents.

Arrivé quatorze heures, mon chauffeur me déposait dans le dix-neuvième arrondissement. Cet appartement de vingt-six mètres carrés me plaisait bien. Au moment de signer le bail, j’avais demandé à la conseillère immobilière s’il n’était tout de même pas trop grand pour moi. Elle m’avait répondu que les footballeurs ne restaient jamais célibataires très longtemps. En voulant tester l’installation électrique, Alain Roche s’était coincé l’index dans une prise. Ouais, décidément, c’était l’appartement parfait.

La mère avait accueilli avec scepticisme ma décision d’habiter au nord-est de la capitale, à proximité de Bobigny et d’Aubervilliers. Influencée par la consommation régulière des journaux télévisés de Jean-Pierre Pernaut, elle avait une image très négative de ce coin de Paris. En réalité, les noirs ne vous rackettaient pas. Les populations africaines, chinoises, japonaises, libanaises, grecques et turques cohabitaient dans l’harmonie ; rue de Crimée, près du parc des Buttes Chaumont, un établissement vendait même conjointement des kebabs, des nems et du hommos. Avenue Jean Jaurès, les commerçants étendaient sur leur façade des écharpes aux couleurs de Galatasaray et de Fenerbahçe, deux des meilleures équipes de Turquie. Il m’arrivait d’échanger avec eux autour du football. J’avais toujours eu des facilités pour assimiler les langues étrangères et mon anglais se révélait suffisamment efficace pour qu’ils me comprennent. Mon Espagnol, par contre, manquait de pratique. Pour pouvoir prétendre communiquer un jour avec Javier Pastore, j’apprenais par cœur les dialogues d’épisodes de la série Un, dos, tres, téléchargés sur internet. Le club mettait à disposition des professeurs particuliers mais je préférais apprendre par moi-même. Je n’aimais pas être assisté. Platinium Player ne me prêtait qu’un chauffeur alors que la société louait des femmes de ménage, des cuisiniers à domicile, des magiciens, des cracheurs de feu et des dompteurs de tigres pour égayer les soirées de ses clients. S’il vous manquait un convive pour compléter une table, un de leurs employés débarquait à l’improviste chez vous, une bouteille de cidre à la main. Je n’avais pas besoin d’amis. Sur Facebook, les demandes d’ajout commençaient à croître. On me réclamait des maillots mais je n’accédais qu’aux requêtes féminines ; je n’en avais offert aucun pour le moment. Me mettre en couple restait un objectif. Les Croc’Fromage se vendaient par deux, après tout.

Le repas ingurgité, je lançais Google pour effectuer une veille sur les articles me concernant. Cette activité ne me prenant que deux minutes, je jouais ensuite à Football Manager pendant quatre à cinq heures. J’avais inauguré une carrière avec le Clermont Foot, en Ligue 2. Les journalistes du jeu – l’intelligence artificielle avait progressé depuis les dernières versions et simulait des conférences de presse – me demandaient si tout allait bien. Je ne leur répondais pas.

Le lendemain, tout recommençait.

Préservée de la circulation, la forêt de Saint-Germain-en-Laye permettait à mes pensées de vagabonder en toute liberté. J’avais repéré un tronc où m’asseoir, aussi large qu’un canapé. Je cassais des branches en morceaux de la même longueur, j’attrapais des cailloux et je visais des plantes en me concentrant sur les tiges. La faune et la flore me fascinaient : les mulots circulaient sans exiger d’autographes, les mouches volaient près de mes oreilles, les fourmis grimpaient sur mes baskets, me donnant alors l’illusion d’être un géant. Quand le vent se mettait à souffler, je retournais vers les terrains du Camp des Loges, rasséréné, prêt à affronter le monde extérieur. Nos supporteurs guettaient les joueurs derrière le grillage. Ils fantasmaient sur des sportifs qui gagnaient des millions, des stars à qui l’on ne refusait rien, des petits veinards aux femmes belles, aux voitures irréelles. Aux existences parfaites.

CDF
Kevin Kohler