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Habitus baballe

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  • Red Tsar le 30/06/2023 à 18h05
    Dans ces tristes circonstances, je partage quelques notes de lecture de l'ouvrage de Paul Rocher, Que fait la police ? Et comment s'en passer (La Fabrique, 2022). Un peu en vrac, désolé.
    L'ouvrage est militant, mais on y trouve des éléments qui peuvent aider à la réflexion au-delà des cercles des habitués. Par certains aspects, l'auteur livre même des propositions qui permettraient aux policiers de pouvoir enfin faire leur travail correctement.

    Précisions liminaires :
    - par mes activités de foot de district, je fréquente un certain nombre de policiers et gendarmes, qui travaillent dans des fonctions variées (dans la rue, informatique, fanfare !, formateur – très inquiet d'ailleurs, par les nouvelles recrues, on a même eu un gars d'une unité d'élite qui était latéral gauche au club, il y a quelques années...). Aucune intention ici de « casser du flic ». C'est même le contraire, d'une certaine manière ;
    - j'ai vu que l'auteur, Paul Rocher, était très sollicité dans les médias, en raison de l'actualité. Je n'ai absolument aucune idée de ce qu'il peut y raconter. Je ne me base ici que sur son livre.


    > Introduction
    L'auteur part d'un constat : jamais les forces de police n'ont eu autant de moyens à disposition (effectif, matériel, législatif...) et pourtant le crime ne recule pas.
    Rocher cherche à élucider les causes de ce paradoxe.
    Par « police », l'auteur entend l'ensemble des agents chargés d'assurer la sécurité, permanents rémunérés par l'État et/ou qui suivent ses directives. Il agglomère donc police nationale, gendarmerie, polices municipales... C'est là un des points forts de l'ouvrage, car l'auteur fait ainsi ressortir des tendances de fond. Mais il y a parfois un manque de nuance dans la manière d'appréhender ces différents corps.


    > I. L'emprise policière > l'auteur cerne la croissance du poids de la police dans la société.
    - Les effectifs : D'après Eurostat, par exemple, les dépenses de l'État, en base 100 en 1995, sont montées à 125 de manière globale, à 135 pour le secteur « Police » et 115 pour l'éducation.
    Si on ajoute l'essor des polices municipales, depuis 2015 les effectifs sont chaque année en croissance (près de 300 000 aujourd'hui), pour une montée de +30 % en 30 ans. Taquin, l'auteur relève qu'on a aujourd'hui plus de policiers par habitant en France qu'en RDA en 1962.
    Un cas particulier témoigne d'une baisse des effectifs : les forces spécialisées dans le maintien de l'ordre, sujet évoqué lors du dernier mouvement social.
    - Le matériel : « arsenalisation », « robocopisation » des forces de l'ordre (LBD...). D'après la Cour des comptes, les dépenses d'équipement sont passées de 140M€ en 2012 à près de 400M en 2016 et 2017 avant de décroître légèrement (320M€ en 2021). En regardant plus finement la nature des dépenses, c'est sur les « armes et munitions » que l'effort a surtout porté.
    - Algorithmes, intelligence artificielle, reconnaissance faciale... : la mission Sécurités prévoit une augmentation de 30 % du budget police d'ici dix ans, pour intégrer ces nouvelles technologies. [La loi JO Paris 2024 n'était pas encore adoptée quand l'ouvrage est sorti].
    - Emprise sociale : effectifs des polices municipales x3, essor des agents de sécurité (près de 200 000 aujourd'hui : de plus en plus impliqués avec l'idée du « continuum de sécurité »), autorisation donnée aux services de sécurité de la RATP et de la SCNF d'intervenir sur la voie publique depuis 2003, appel aux populations à participer à la police (plateforme Pharos en 2009, Voisins vigilants...). Or il apparaît que la plupart des appels relèvent en fait d'une urgence sociale plus que d'une urgence policière et que ces procédés empêchent la police de faire correctement son travail, en la chargeant de missions qui débordent son périmètre initial.


    > II. Une police surdimensionnée > l'auteur montre que cette croissance des moyens ne répond pas à une croissance des crimes, qui nécessiterait davantage d'intervention policière.
    - Les statistiques des crimes et délits (pas de l'activité policière) sont relativement stables sur la durée (on peut affiner en détaillant les catégories, mais sur le global c'est assez net).
    - Pis, aux États-Unis (étude menée sur 6100 villes et publiée dans Criminology), une enquête a montré que la hausse des dépenses pour la police n'avait pas d'impact sur une éventuelle baisse de la criminalité.
    - Ce surdimensionnement s'explique par le fait que la police est chargée de tâches qui ne relèvent pas du travail attendu de police (lutter contre les crimes et délits), mais d'assurer l'ordre social. Si on y ajoute le travail de « paperasse », il apparaît que les affaires criminelles n'occupent que 10 % du temps effectif de travail d'un policier.
    - La croissance des moyens policiers ayant peu d'efficience, l'auteur interroge la possibilité d'autres usages (pour l'école, les services sociaux, la justice...) : ne serait-ce pas plus efficace ? Hélas, pas de réelle démonstration sur ce plan.


    > III. Les origines capitalistes de la police > pour l'auteur la police est une forme institutionnelle qui est née non pas prioritairement pour combattre le crime, mais avant tout pour maintenir l'ordre social.
    - La police naît au XIXème siècle, après des formes prémodernes (rôle important des colonies dans la formation d'un appareil policier centralisé). Son émergence est liée tout à la fois à l'émergence de l'État et de la société industrielle.
    - La police devient une institution autonome, qui n'est plus directement liée à la société. Elle commence à générer ses propres normes, codes, valeurs. Elle devient un métier à part (ce qui peut nous paraître évident, mais ne l'était pas jusqu'ici). Elle est « désencastrée » de la société.
    - En France, le nombre de policiers croît de 5 000 à 12 000 hommes dans les villes de 1850 à 1890. Trois communes rurales sur quatre emploient au moins un garde champêtre, à tel point qu'ils sont plus nombreux que les instituteurs.
    - Dès cette époque, on valorise l'introduction de nouveaux équipements (« bâton blanc », unités cyclistes, chien policier...).
    - La mission prioritaire, à la ville comme à la campagne, est la gestion de l'ordre social. Dans un pays qui commence à connaître un exode rural important et dans lequel les structures communautaires classiques s'effilochent, on craint l'anarchie, l'arrivée de ces ruraux dans les faubourgs industriels, etc.
    [aparté : la question de la peur des désordres en tous genres dans/par les catégories populaires arrivant en ville sur cette période ne fait aucun doute et nombre de travaux historiques, en-dehors de la police, se sont intéressés à l'essor des patronages, sociétés de tempérance, clubs pour jeunes adultes, formes de chaperonnage, etc. visant à canaliser les dérives craintes.]
    - Globalement, au final, la police est une institution qui certes combat les crimes et délits, mais, pour l'essentiel de ses activités est utilisée par l'État pour contrôler la société (l'État au mieux, quand il ne s'agit pas d'un parti qui l'utiliser pour ses propres intérêts...). L'auteur évoque peu la question de l'origine « coloniale » du maintien de l'ordre dans les cités, pourtant maintenant bien connu par diverses recherches historiques.


    > IV. Forme police, forme État
    - Quelques études (« Comment devient-on policier » : lien) montrent que les candidats à l'entrée dans la fonction policière en ont des représentations essentiellement tournées vers la répression, plus que vers l'enquête, par exemple. Par ailleurs, 74 % des policiers voteraient RN.
    - Néanmoins, le moment « problématique » semble être celui de la formation (même source) : l'école de police produit un « repli clanique ». Les jeunes policiers « développent une solidarité horizontale par leurs pairs et une fascination pour l'expérience de leur formateur ». D'où aussi, la forte propension, à « se couvrir ».
    - Pour l'auteur, le problème du maintien de l'ordre ne vient donc pas prioritairement des personnes qui seraient viciées à l'origine, mais de l'institution. Il cite notamment Moreau de Bellaing : « les policiers se considèrent comme vivant dans une citadelle assiégée, ce qui soude le groupe » (article tiré de la Revue française de science politique : lien).
    - L'auteur cite également Roché, qui critique l'invasion des critères d'évaluation quantitatifs, lesquels poussent les policiers à multiplier les interventions.


    > V. L'ordre sans la police
    - L'auteur analyse différentes expériences menées afin d'assurer des fonctions de police au service de la société et non de l'État (répression des crimes et de la délinquance, pas contrôle politique des groupes jugés dangereux par le pouvoir) : gardes ouvriers à Seattle, à Vienne en 1919, au Nicaragua en 1979... Il en détaille deux principalement. On regrette cependant que tout le cadre théorique de réflexion du rapport société/État soit éludé.
    - Il mentionne d'abord les comités de rue en Afrique du Sud qui, peu à peu, se sont dotés de tribunaux et démocratisés (plus de place pour les jeunes et les femmes).
    - L'auteur livre ensuite des pages sur les comités de défense des citoyens en Irlande du Nord : mise en place d'une police/justice parallèle aux institutions officielles, avec à un moment des débats internes, car cet ordre était jugé trop oppressif et reproduisant les schémas de domination coloniaux.
    - Ces expériences sont très intéressantes en ce qu'elles montrent d'autres chemins possibles et elles ont obtenu de réels succès dans la lutte effective contre la criminalité.
    - Elles témoignent aussi des difficultés pour les mettre en œuvre. Elles ont vu le jour dans des sociétés en lutte. Par ailleurs, elles amènent chacun à intérioriser la fonction policière : quelles conséquences ? (c'est moi qui pose la question).


    > Conclusion
    Les expériences mentionnées ci-dessus témoignent de limites et paraissent difficilement applicables en France en l'état. Mais l'auteur tire de leur analyse deux pistes pour réformer la police et la « ré-encastrer » dans la société :
    - la rotation : la police n'est plus une institution à part, chacun assume à tour de rôle, de manière temporaire, la responsabilité de la police,
    - et/ou la responsabilité : les personnes dépositaires de l'autorité policière sont responsables devant les populations dont elles sont chargées d'assurer la sécurité.

  • Pascal Amateur le 30/06/2023 à 18h41
    @ Red Tsar : "Peut-on éduquer ses enfants en un tête-à-tête affectif avec eux ? La présence de tiers n'est-elle pas indispensable pour construire une relation ? Un couple d'amis qui a des enfants du même âge et qui leur offre une autre parole lors d'un repas, l'institution scolaire qui pose une autre forme d'autorité ou, dans d'autres cas, les services sociaux, la justice, etc. Je serais intéressé d'avoir l'avis réfléchi de Pascal ou d'autres, pour dépasser ce ressenti."

    Red, tu poses des questions, légitimes, et j'aurais tendance à dire qu'il n'y a pas de réponse. Moi, comme ça, en raison de mes hobbys, je pense à cette phrase de Freud, qui affirme qu'éduquer, guérir et gouverner sont "des professions impossibles dans lesquelles on peut d'emblée être sûrs d'un succès insuffisant". Ici, retenons l'"éduquer" – posé en 1937, ce constat est un bilan de fin de vie. Et plus proche, aussi durant ses dernières années d'enseignement, Lacan : "La normalité n'est pas la vertu paternelle par excellence, mais seulement le juste mi-Dieu (...). C'est rare ! C'est rare et ça renouvellera le sujet de dire que c'est rare qu'il réussisse ce juste mi-Dieu !" Juste mi-dieu, kézako ? Eh bien qu'un père est toujours un peu défaillant, il doit être là, avec sa loi et ses ah, là, là, mais aussi à rater des trucs, à faire du nul parfois. C'est surtout né du constat que les pères trop éducateurs peuvent entraîner de graves troubles chez l'enfant — c'est le cas du père du célèbre Schreber, qui avait créé une méthode de pédagogie délirante ( lien ; le frère aîné s'est suicidé). Je crois que l'on pourrait étudier avec anxiété nombre de pères entraîneurs de sportifs, dont la fragilité mentale est réelle, née de cette chape de plomb dévastatrice.
    Tout ça pour dire quoi ? Qu'il faut être un peu nul, et que, de toute façon, puisque "éduquer" est une tâche impossible, il n'y a plus qu'à faire de son mieux. Impossible, pourquoi ? Parce que l'enfant développera son symptôme, pas nécessairement maladie : disons création psychique pour forger sa singularité. Comme l'écrit le psy Bernard Victoria : "Le symptôme protège le sujet de devenir « l'être social » que l'Autre voudrait qu'il soit, ce qui reviendrait à se réduire à être l'objet du désir de l'Autre." Construction qui fait singularité. Donc de l'amour, de l'attention, oui. Et aussi des rivalités inconscientes, ou des culpabilités, sous diverses formes dans les rapports parentaux, bien sûr. Tout ce que tu veux — mais tout ça viendra de l'Autre parental, et l'enfant doit rejeter en partie, sinon il risque d'être dans une soumission qui annihile.
    Le bla-bla, il vient conforter l'enfant d'un amour indéfectible, c'est essentiel. Amour, mais alors cœur avec les doigts, il en faut des paquets pour les siens, exprimés avec toute la mesure nécessaire. Pour le reste… Tes gamins sont déjà singuliers, ils créeront leurs limites, et ça, tu n'y pourras pas grand-chose. Trop protecteur ? Pouf, ils y verront de la dévoration, une menace.
    Juste mi-dieu, ouais. Et vogue la galère de la vie.

  • Red Tsar le 01/07/2023 à 10h39
    De beaux éléments à méditer, merci Pascal !

  • Julow le 01/07/2023 à 13h54
    Oui, merci Pascal, et merci à toi Red pour la fiche de lecture ci-dessus.

  • Red Tsar le 04/07/2023 à 08h00
    Elle est pour toi, cett' recension,
    Toi, Classico, qui, sans façon,
    M'a tapé sur le bout des doigts
    Quand je ne marchais pas bien droit.


    > Introduction
    - L'auteur a bien évidemment conscience qu'il n'y a pas de pensée écologique chez Nietzsche au sens contemporain du terme. Il ne part pas fouiller dans son œuvre pour tenter de la découvrir. Il écrit : « au contraire, la méthode que nous envisageons consiste à parcourir à nouveau certains réseaux conceptuels et métaphoriques nietzschéens dans le but de les confronter au lexique écologique, c'est-à-dire avant tout aux termes dans lesquels sont actuellement formulés les problèmes de la philosophie environnementale ». Berthelier marche ici dans les pas de tout un courant philosophique qui émerge dans les années 1990.
    - Conscient du risque de la « mauvaise philologie », l'auteur prend le temps de poser le cadre de son travail. Si Nietzsche n'emploie pas de terme comme « Umwelt » et une seule fois celui de « Natur », de manière ironique dans Zarathoustra, il utilise « Welt », « milieu », « climat » (dans un sens plus large que son acception actuelle) et « Erde ». En outre, sa « philosophie s'appuie par ailleurs sur une véritable culture scientifique, qu'il ne faut pas sous-estimer […]. Certes, Nietzsche n'est bien sûr aucunement concerné par l'érosion de la biodiversité ou la pollution des océans, mais vouloir le lire dans une perspective ''écologique'' n'est peut-être pas aussi aberrant qu'on pourrait le penser.  »
    - En chemin, Berthelier fait dialoguer Nietzsche et Latour et montre, par Nietzsche, les impasses d'Hans Jonas.
    - Pour lui, le concept de puissance tel qu'entendu par Nietzsche n'est pas porteur d'un danger écologique, mais, au contraire, peut offrir une issue qui permet d'échapper soit à l'hubris capitaliste soit à la mortification.

    I. Versions de la terre
    - « Après la mort de Dieu, une tâche immense émerge pour l'homme : donner ou redonner un sens à la terre ».
    - Berthelier analyse donc les différentes figures de la « terre/Erde » dans l'œuvre de Nietzsche : terre dionysiaque, terre de Déméter (« joie de la profusion de vie qu'elle peut porter »), terre des « choses proches », qui permet de se garder de la métaphysique, terre thérapeutique ou diététique (Ecce Homo), terre de communion avec la nature (Zarathoustra), terre comme territoire support de puissance (mais sans jamais lier terre et sang, ce qui l'opposerait radicalement aux nazis)...

    II. Nous, sans terre
    - Après avoir étudié les différents aspects de l' « Erde » chez Nietzsche, l'auteur analyse les différents aspects de l'homme chez le philosophe : surhomme et dernier homme, différents types de nihilistes... Il rejette par exemple autant le nihilisme dénégateur (« climatoscepticisme ») que le nihilisme négateur, qui amène à « imaginer un monde sans nous ».
    - Berthelier note que Nietzsche récuse la technique froide en ce qu'elle asservit la nature (il dénonce par exemple le « viol de la nature à l'aide des machines et de l'invention insouciante de techniciens et d'ingénieurs ») en même temps que la culture, liant les deux instances. C'est que « c'est parce que nos valeurs se vident de toute substance et deviennent toujours plus médiocres et friables, que notre rapport à la nature est devenu pathologique et mesquin. »
    - Berthelier développe : « Derrière la célébration des ''services écosystémiques'' que nous rend la nature, n'est-ce pas encore ce nihilisme réducteur qui travaille en secret, cette incapacité à voir qu'il y a d'autres valeurs que l'humain, et d'autres manières d'apprécier ces valeurs que par un calcul comptable et utilitaire ? De fait, tout un pan de la gestion de l'environnement et de la biodiversité depuis une vingtaine d'années a tenté de prendre en compte de façon monétaire, par des outils économiques traditionnels, cet ensemble de services – approvisionnement en ressources, régulation des grands cycles biogéochimiques planétaires, pollinisation, décomposition des déchets, mais aussi services culturels, prestation d'espaces de loisirs, etc. Ce faisant, la diversité des manières de vivre sur terre, de se rapporter à la nature et de la valoriser, s'est trouvée réduite aux vieilles catégories de coût et de bénéfice, tout ce que ces dernières ne permettaient pas de saisir étant bien sûr laissé de côté, invisibilisé ou dédaigné. »

    III. Déshumaniser la nature. Chaos sirve natura + IV. Naturaliser l'homme. Vers le surhumain
    - Nietzsche conteste l'idée d'une séparation homme/nature, ces deux instances étant traversées par une même volonté de puissance. En outre, l'homme ne peut s'épanouir que dans un « horizon ». Plus loin, Berthelier évoque l'hypersensibilité de Nietzsche aux lieux, en des termes qui rappellent le concept de « résonance » d'Hartmut Rosa.
    - Nieztsche constate que l'homme n'a cessé d'humaniser la nature. À partir du Gai savoir, il appelle explicitement à la déshumaniser. En parallèle, il s'agit de naturaliser l'humain. Car « c'est en retrouvant le « chaos » des possibilités vitales qui traversent la nature (déshumanisation) et en découvrant que l'homme n'a pas d' ''essence'' figée, mais qu'il est un fragment de ce chaos (naturalisation), que l'horizon d'une puissance surhumaine devient pensable (surhumanisation) » [au passage : frappant de constater qu'avec une méthode opposée, matérialiste, Marx appelle au même mouvement. Pour lui, la nature est historique et l'histoire est naturelle].
    - Par ce double mouvement, « contre le mysticisme du ''retrait'' devant la wilderness, Nietzsche montre que c'est bien plutôt en laissant croître en nous le flot d'une puissance nouvelle que nous pourrons supporter la nature sauvage de l'existence. Tout l'enjeu de l'intensification de la puissance est là : être suffisamment puissant pour se tenir au bord de l'excès de la ''nature'' et de l'infini des perspectives, de façon que cet excès stimule en retour la croissance de la puissance. » Le retour à la nature ne doit donc pas être une régression, mais une expansion de la puissance, d'un certain type de puissance, évidemment.

    V. Puissance et amour de la terre
    - Berthelier analyse la manière dont, chez Nietzsche, homme et nature se combinent.
    - Sans être déterministe, le philosophe montre que l'homme est influencé par son environnement (notions de « milieu » et de « climat »), que la terre est même « en nous », voire que nous sommes « de terre ».
    - En retour, la terre est fécondée par l'homme. Mais, pour Nietzsche, l'homme doit prendre la terre en charge de manière « légère ».
    - Quand homme et nature s'interpénètrent avec harmonie, c'est le moment du « Midi » de Zarathoustra. Berthelier en conclut : « si l'écologie doit être une forme de fidélité à la terre, alors il ne s'agit pas tant pour elle de proposer des modèles de vie ou une ''vie modèle'' que des modes de vie, traçant les voies d'une vitalité ivre de sa terrestrialité. »

    Épilogue
    - Dès lors, il s'agit de ne plus penser l'Anthropocène comme un « drame eschatologique », « la culpabilité chrétienne » ou « la parole apocalyptique ». L'écologie ne doit pas devenir une « passion triste ».
    - Mais « il est urgent de se rendre sensible au destin de la terre » et à la catastrophe écologique, qui est réelle et massive. Il ne faut ni la nier ni baisser les bras face aux défis.
    Donc ?
    - Je finis avec ce long extrait (qui est dans l'introduction, mais qui me semble mieux ici...) : « D'un côté […], l'écologie ne peut pas se résoudre dans un déni de la puissance, consubstantielle à la vie : il faut qu'elle lui fasse sa place, d'une façon ou d'une autre, et non qu'elle succombe à un nouvel ''idéal ascétique'', qui retournerait la vie contre elle-même et l'asservirait à une sorte de religion de la terre corrompue par le ressentiment.
    D'un autre côté, la glorification d'un pouvoir humain décuplé et sans cesse transcendé par la technique, repoussant toute limite, et accaparant la terre, est une impasse également mortifère.
    [Mais l]'origine de notre crise n'est pas à chercher dans la puissance en elle-même, qui de toute façon ne peut pas ne pas s'exercer – c'est la grande leçon de Nietzsche. Le problème vient du type ou du style de puissance que l'on cultive : puissance qui fait croître une vie riche, haute, saine et multiple ou puissance qui se déchaîne dans un exténuement de toute vie terrestre.
    Nietzsche nous invite donc à décaler notre point de vue : il ne s'agit pas pour l'écologie contemporaine d'inventer sans cesse des modes de restriction, de privation, ou de sobriété. Le véritable enjeu est de déterminer de quel type de puissance, de quels excès et de quelles fêtes notre culture a aujourd'hui besoin pour que la vie continue à croître sur terre – toute vie, et pas seulement la vie humaine [...]
    Gardons-nous de cette double tentation. On ne peut pas se contenter de délégitimer les prétentions de l'écologie par une symptomatologie nietzschéenne bancale, péchant par manque de patience, de rigueur et de finesse, qui ne rendrait justice ni à l'écologie ni à Nietzsche lui-même. On ne peut pas non plus rester dupes des prophéties du malheur qui nous disent condamnés, quoi qu'il arrive, à l'impuissance, ni se jeter à corps perdu dans la célébration mystique d'un retour à la nature ou à la terre qui a tous les traits d'un retour du religieux, dans ce qu'il a de plus culpabilisateur. L'écologie n'a pas besoin d'une philosophie de l'impuissance, d'une philosophie catastrophiste de l'effondrement programmé. Elle a besoin, au contraire, d'une philosophie de la puissance. »

    >>> Pour finir, l'auteur relève que son propos se cantonne à la philosophie et qu'il reste à le décliner politiquement. Que faire concrètement de cette idée d'« écologie de la puissance » ?
    Mais signalons surtout une grosse déception. Après plusieurs heures de lecture ardue, je n'ai pas eu de réponse à la seule question qui m'importait : Nietzsche : plutôt nucléaire ou éolien ?

  • John Six-Voeux-Berk le 04/07/2023 à 09h23
    Bref, Red Star vient de ficher "Le Sens de la terre, penser l'écologie avec Nietzsche" de Benoît Berthelier (Seuil, Paris, 2023)

    La lecture de ta fiche me laisse perplexe : à quoi bon en passer par Nietzsche pour arriver à ces conclusions normandes ? Ni écologie punitivo-ascétique, ni technophallisme triomphant, mais plutôt un ensemencement de puissances, etc.

    (Mauvais procès à suivre... et mauvaise foi à gogo)

    Mais surtout pourquoi chercher chez Nietzsche une ressource pour "penser l'écologie" ? Mon intuition de lecteur occasionnel de Nietzsche serait que son concept de "volonté de puissance" n'est opérant que tant qu'elle reste "volonté" et non "puissance" effective, et qu'elle orchestre dans les faits des conflits entre "volontés de puissance" partielles. Que se passe-t-il quand il n'y a plus de conflit parce que l'une de ces volontés est devenue hégémonique ? Ou bien quand l'affirmation devient (ou re-devient) annihilation paradoxale ? (bref quand l'Enfant de la dernière métamorphose devient moins puissance de vie que de mort ?)

    Autrement dit, toujours selon mon intuition de nietzschophyte, c'est le fondement même de la "philosophie de la nature" de Nietzsche qui respire le moisi et nous enferme dans une conception darwinienne de lutte (certes élaborée à d'autres niveaux que la simple biologie évolutive) so XIXème, so dépassée (ou so "à dépasser").

  • Red Tsar le 04/07/2023 à 14h52
    Dire que j'avais expurgé les passages sur Rousseau pour tenter de passer sous le radar du champion des Verts !

    > Sur la méthode
    S'il s'agit d'aller lire les Anciens pour psittaciser, aucun intérêt, en effet. Mais si c'est pour dialoguer, faire un pas de côté pour se décentrer, se frotter aux concepts au-delà de la gangue de notre temps, il me semble que tout est bon à prendre, jusqu'aux atomistes grecs. Et faire du neuf, oui, mais peut-on faire du neuf à partir de rien ? [c'est l'heure de l'Upcycling, boomer !]
    Le XIXème me semble par ailleurs plus particulièrement fécond, car les questions des rapports hommes/nature et de la « machine » commencent à être posées et, à la vérité, qu'a-t-on réellement inventé depuis ? [hésite pas à balancer des noms et même à faire des listes, je suis preneur]
    D'ailleurs, bien souvent, les jeunes [attention, vieux con en roue libre] ont le sentiment d'être meilleurs parce qu'eux auraient enfin pris conscience des risques et des enjeux. Hélas, cela fait deux siècles que des personnes s'alertent des effets incontrôlés de l'essor du capitalisme industriel. Et bien des générations avant nous ont déjà eu le sentiment que « ça y est, ça va changer, puisqu'on a pris conscience que... ». Donc, non, cette prise de conscience n'est pas un signe nécessairement optimiste et cela nous oblige à être d'autant plus combatifs.

    > Sur le fond
    La réflexion m'a intéressé, car elle permet de réfléchir à sortir d'une double-impasse : soit abandonner et laisser le marché poursuivre sa marche en avant, soit passer par des mesures de contraintes et d'interdiction.
    Il faudra évidemment accroître ces dernières, hélas. Mais pourquoi ne pas imaginer, de manière complémentaire, d'autres voies plus heureuses, fondées sur la coopération, l'envie, le désir, etc. ? Par exemple, au lieu de laisser le marché guider les envies touristiques ou les États les réglementer par la contrainte, inventer un autre rapport au monde, dans lequel randonner dans le Forez ne serait pas moins réussir ses vacances que prendre l'avion pour se rendre en Californie ? Par là, il ne s'agirait pas de décroître, mais de croître, pas de s'appauvrir, mais de s'enrichir.
    Et là, il me semble que le propos qu'amène Berthelier n'est pas « normand ». Il s'agit bien de proposer une autre voie, qui n'est pas un peu de l'une (voie du marché) et un peu de l'autre (voie du Léviathan).

    > Donc :
    - On n'est certes pas ici sur un propos d'une folle originalité, mais, petit pas à petits pas...,
    - Ce qui ne sonne pas aux oreilles de l'un peut nourrir l'imaginaire d'un autre,
    - Enfin, il me semble qu'il est important de conserver les idées comme les vieilles plantes. Non seulement il est possible d'inventer des hybridations avec elles. Mais, en outre, cela peut nous garder des pensées fossilisées en s'obligeant à des passerelles. Enfin, pourquoi se priver d'éléments qui semblent aujourd'hui inutiles, mais pourraient être de possibles ressources pour l'avenir ? Je ne suis par exemple pas décroissant. Mais j'ai trouvé beaucoup de profit à me frotter aux auteurs décroissants et, surtout, qui sait si en 2099 ce ne sont pas les idées des décroissants qui seront celles dont nous aurons alors besoin ?

  • Red Tsar le 04/07/2023 à 14h58
    Et, chose amusante, je découvre avec retard un autre Berthelier, Vincent. Ce dernier a publié l'an dernier : Le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq. Je n'ai pas lu l'ouvrage, mais j'ai entendu l'auteur dans une émission assez longue et c'est très intéressant (y compris hors de toute optique politique).
    Le bonhomme travaille en ce moment sur le style littéraire de Marx.

  • John Six-Voeux-Berk le 04/07/2023 à 15h44
    Mais, je ne remets pas en question l'intérêt d'un "conservatoire des idées", si l'on veut ; ne serait-ce que pour ensemencer nos réflexions, si l'on veut aussi - ne serait-ce qu'en avançant en les critiquant par exemple ; ou en les hybridant, si tu veux (même si je me méfie de l'idée combinatoire qui sous-tend cette notion d'hybridation... vive la créolisation, hein, et le surgissement du nouveau non par croisement/hybridation/mélange/métissage mais par réaction et réponse imprévisibles).

    (Des affirmations à l'emporte-pièce suivent ; pour respecter la logique et la modestie, j'ajoute une fois pour toutes, des "il me semble" et des "j'ai l'impression" à tout ce qui suit) Ce qui me gêne plus, c'est le "pensons avec Nietzsche", comme si Nietzsche pouvait fournir un déclic par-ci, un ressort par-là et un petit concept ailleurs. Comme si on pouvait bricoler quelque chose à partir de Nietzsche sans importer aussi, par mégarde, tout son aristocratisme et sa haine de la médiocrité démocratique : même si l'enjeu est différent dans le cas qui nous occupe, cela me fait penser à ces penseurs "de gauche" qui veulent faire quelque chose à partir de Nietzsche, alors que c'est impossible sans faire dire à Nietzsche le contraire de ce qu'il dit, ou sans importer des principes profondément anti-gauche dans sa propre pensée, sans toujours bien s'en rendre compte (haine de l'égalité, préférence du conflit pour le conflit, incapacité à penser le commun). A chaque fois que je remets le nez dans Nietzsche (hum), j'ai le sentiment vif de son côté irrécupérable.

    Alors, le "pensons avec Nietzsche" a toutes les chances de se transformer en "pensons en restant prisonnier des catégories nietzschéennes", ou bien, "pensons ce que nous pensions avant de lire Nietzsche en prétendant le retrouver chez lui" (les nouveaux imaginaires dont nous parlions bien avant de croire les retrouver à partir de Nietzsche par exemple). Dans les deux cas, rien de bien fertile.

    Dans le cas de Nietzsche, c'est la réduction des interactions à une lutte généralisée (mais je peux me tromper, bien entendu ; et on pourrait m'objecter plein de truc comme de dire que la volonté de puissance peut aussi être une volonté de modération de la puissance, encore plus saine de savoir contrôler sa propre volonté) qui me semble empêcher une réelle pensée "écologique" des interdépendances.

    On pourrait bien sûr recourir au bien pratique "là où croit le mal, croit aussi le remède", et dire que c'est là où s'est élaboré la possibilité de la catastrophe que l'on trouvera un moyen de la vivre, la traverser, y remédier. Mais c'est un lieu commun qui peine de plus en plus à me convaincre.

  • Balthazar le 04/07/2023 à 16h16
    Assez d'accord avec l'essentiel de ce que dit John.

    À vrai dire, je ne comprends pas bien ce besoin de "penser avec" qui m'évoque presque une mode éditoriale. Personne pour "penser sans" ?

    Partir d'un auteur du passé pour aborder un problème, oui, bien sûr, mais en dehors de quelques cas particuliers, il me semble qu'il faut lui lâcher la main à un moment donné. Sinon, le temps consacré à lire le commentaire sera, à mon avis, mieux employé en relisant la source*.

    (Tolstoï ou rien, le retour.)

    * bon, d'accord, peut-être pas dans la perspective politique qui est la tienne, Red Tsar