Marcelo Bielsa, ce n'est pas le succès qui fait le génie
Des mauvais résultats et on remet en cause les qualités d’entraîneur de Marcelo Bielsa, quelques mois après s’être entendu sur le fait qu’il était à la hauteur de sa réputation. En oubliant que son surnom reste El Loco, pas El Ganador.
Marseille ne sera pas champion de France. Vu l’effectif, ce n’est pas une surprise. Ce qui est plus étonnant, c’est que le club phocéen – qui a pourtant longtemps fait la course en tête – ne sera peut-être même pas en Ligue des champions, et compte à peine plus de points que des équipes qui ne semblent pas avoir grand-chose de plus. Et, a priori, pas plus sur le banc que sur le terrain. Ce qui amène à une question logique: si ce fameux génie qu’est censé être Marcelo Bielsa est incapable de faire beaucoup mieux qu’Élie Baup, sixième l’an dernier, n’est-il pas une imposture? Si être un génie voulait dire gagner souvent, la réponse serait oui.
Palmarès et scepticisme
Le problème, quand on vient de l’étranger avec une réputation, c’est qu’il faut l’assumer. Il ne faut pas se montrer à la hauteur de la tâche, il faut faire plus. Avec Carlo Ancelotti, Paris devait passer un cap. Succès mitigé et départ de l’entraîneur italien, qui gagnera la Ligue des champions l’année suivante. Au Real Madrid, certes, ce qui est plus aisé qu’à Ludogorets, mais ce que n’ont pas su faire José Mourinho et les autres avant lui. Cela n’en fait pas le meilleur technicien du monde mais prouve qu’il sait gérer des stars, gagner et imposer sa patte sur une équipe, chose dont plusieurs observateurs, lors de son passage en France, n’étaient pas convaincus. Antoine Kombouaré aurait-il fait aussi bien? Peut-être sur une durée équivalente et dans ce contexte précis. Mais Ancelotti a remporté trois Ligues des champions et n’est qu’à deux matches d’en empocher une quatrième.
Pendant son année et demie en France, Carlo n’a pas révolutionné le football et rien fait d’extraordinaire – dans le sens premier du terme. Cela en faisait-il un entraîneur normal? Plutôt un grand entraîneur qui, dans un club donné, a assuré le minimum attendu. Pour lui, une étape. Pour ceux qui le jugent sur cette seule expérience, la valeur étalon. Rien de ce qui a été fait avant ne compte, il faut montrer qu’on est aussi bon qu’on le dit, peu importent les contraintes. Justifiable si l’on considère que tout entraîneur (ou joueur, du reste) doit être à un niveau constant partout, comme Usain Bolt gagnerait un 100 m qu’il soit disputé en France ou à Westeros, à midi sur du béton ou à minuit sur du tartan.
Le scénario se répète avec Marcelo Bielsa, à ceci près que lui n’arrive pas avec les résultats mais une aura en étendard. Encore pire! Si Ancelotti se plante, on peut répondre que s’il a gagné ailleurs, c'est qu'il doit être bon. Pour Bielsa, qui a une faible expérience européenne, on cite ses admirateurs et sa réputation puisque peu de gens ont vu ses équipes jouer. Et le sceptique, qui ne connaît que ce qu’on a dit du bonhomme et voit un palmarès plutôt pauvre, de répondre: “C’est ça, votre génie?” Pourtant, s’il est si coté, il y a bien une raison…
Source d'inspiration
Le principal point de cristallisation des discussions concerne le rapport au football. Croire que seul le résultat compte pour juger ce qu’est un entraîneur. Le soutien de nombreux supporters marseillais envers l’Argentin montre que le public, s’il veut voir des victoires, s’attache aussi au contenu. Et au personnage, porté par une sagesse et un art du discours bien loin du spectacle débridé du terrain. Mais au-delà de ce rapport de séduction, qui motive beaucoup d’entraîneurs latins (Berizzo, Jemez, Guardiola), il y a l’apport au sport dans son ensemble. D’accord, on joue pour gagner. Mais qui se souvient de Dettmar Cramer, qui a pourtant gagné une C1 de plus que Rinus Michels dans les années 70? Qui oserait dire que Gusztav Sebes, dont le palmarès à la tête de la Golden Team hongroise ressemble à celui de Raymond Domenech, a moins influencé le football que plein de “vainqueurs”? Les coaches ayant marqué l’histoire sont peu nombreux et n’ont pas tous gagné. C’est certes leur réussite qui a lancé des traditions footballistiques, mais leur grandeur se mesure avant tout à leur héritage. Et maintenant que tout ou presque a été inventé, c’est aux disciples que l’on mesure l’apport philosophique des leaders.
Marcelo Bielsa, qualifié par Jonathan Wilson “d’entraîneur le plus marquant des dix dernières années” dans la dernière édition de son livre référence Inverting The Pyramid, n’est pas loué pour ses résultats mais ses idées. Des victoires, il y en a quelques unes: trois titres de champion en Argentine, les Jeux olympiques en sélection. Il y a aussi des défaites, comme cette finale de Copa Libertadores 1992 perdue aux tirs au but ou, plus récemment, celle de Ligue Europa en 2012. Pas de trophée, mais des prestations exceptionnelles face à San Lorenzo et Manchester United dans les tours précédents. Le genre de matches où l’on sent qu’il se passe un truc. L’aboutissement est une chose, on sait au moins que le chef d’oeuvre est possible. Et on cherche à le reproduire. Guardiola, Sampaoli, Martino, Pochettino, Almeyda et Gallardo ont emprunté à celui qui les a inspirés ou coachés. La philosophie Bielsa (la seule existence du terme bielsista, qui a très peu d’équivalents, légitime l’appellation), qu’il continue à transmettre, est le courant dominant du football actuel.
Philosophie dominante
En octobre 2006, Pep Guardiola, qui veut accumuler le plus de connaissances possibles avant de prendre en main la réserve barcelonaise, va rencontrer Bielsa en Argentine. Dans la fameuse discussion de onze heures arrive le sujet de l’Albiceleste et son élimination au premier tour du Mondial 2002. Très mauvais souvenir pour le sélectionneur d’alors, qui n’avait pas su confirmer la superbe campagne de qualification, mais pas pour le Catalan. Lui se dit séduit par cette équipe, convaincu par son 3-4-3 ordonné et proactif – qui tentera plus de tirs que n’importe qui durant la phase de groupes mais peinera à conclure. Tandis que le Brésil, coaché par un Scolari qui avoue avoir copié le système, va jusqu’au titre, la fédération argentine accepte l’élimination et prolonge Bielsa. “Le plus grand succès de ma carrière. C’est une reconnaissance d’un droit à l’échec”, selon l’intéressé, qui remportera les Jeux et tiendra jusqu’à la 93e minute une Copa America finalement perdue aux tirs au but. “Nous vivons dans un monde étrange où si vous perdez, on dit que vous avez échoué”, souffle Guardiola.
Poursuivants une même volonté de perfection footballistique, les deux hommes n’auront pas la même trajectoire. Plus pragmatique, l’apprenti gagnera au Barça B le droit d’entraîner les grands. Marcelo Bielsa, dont les demandes sont forcément très dures à tenir au quotidien, rendra le Chili beau à voir jouer à défaut de lui offrir un palmarès, refusera l’Inter pour Bilbao et finira à Marseille. Son football, ou tout du moins l’idée qu’il se fait du jeu, est entre-temps devenu une norme. Les succès de Guardiola, autour du pressing, de la possession et de la fluidité du mouvement – et qui empruntent évidemment à la tradition néerlando-barcelonaise – créent amour ou rejet. José Mourinho, chef de file des contestataires, se positionne désormais en grande partie par opposition. Chercher à avoir ou ne pas avoir le ballon et créer établit une scission. Guardiola, qui pousse de plus en plus au Bayern sa logique de postes flottants pour privilégier le mouvement, avec notamment David Alaba, va peut-être faire dévier le débat de la possession aux rôles. Au plus grand bonheur de Bielsa, qui n’atteindra jamais les mêmes succès.
Éternel recommencement
Parce que l’Argentin ne veut pas transiger. Son idée est figée: on joue d’une certaine manière pour gagner. Peu importe qu’il y ait 2-0 ou que l’adversaire change tout. Peu importe si les hommes fatiguent. La force de la conviction empêche toute remise en question structurelle. S’il y a eu défaite, c’est qu’il n’a pas réussi à transmettre ses principes, pas parce que les principes sont mauvais. L’autocritique est permanente mais s’arrête en surface. El Loco, dit-on de lui. La folie, faire toujours la même chose en attendant un résultat différent. “Si les joueurs n’étaient pas humains, je ne perdrais jamais”, a-t-il dit alors qu’il était à Newell’s, deux décennies avant que le stade porte son nom. C’est un double aveu terrible: la certitude d’avoir mis au point un modèle infaillible mais inapplicable, au moins en partie.
Après deux ans sous ses ordres à Bilbao, Fernando Llorente n’a pas voulu rester et son extrême fatigue physique a poussé Vicente Del Bosque à le laisser sur le banc pendant tout l’Euro 2012. Comme le reste de l’équipe, il n’a pas pu tenir sur la durée. Deux finales perdues, un effondrement en championnat et un discours contrasté envers un coach qui l’avait écarté. “La base de travail de Bielsa, c'est le joueur. Il arrive à te faire sortir des choses de ton subconscient footballistique dont tu n'imaginais même pas l'existence! Il faisait des mises en situation très longues, très pointilleuses, très répétitives, très ennuyeuses. (...) Pour lui, la répétition est le seul moyen d'arriver à la perfection.”
Centré sur les joueurs mais perfectionniste jusqu’à en perdre leur intérêt, monomaniaque à s’en saborder, Bielsa est un génie dans le vrai sens du mot: quelqu’un qui influe sur les destinées, qui invente son propre modèle. Un alchimiste qui ne doit pas sa réputation aux résultats mais à ses idées, à leur sommet à mi-saison, quelque part entre la fin du temps d’adaptation et l’émergence de l’usure. À Marseille comme ailleurs, il réussit et échoue. Alterne démonstrations tactiques et catastrophes sans pourtant changer la moindre fondation. “Le meilleur entraîneur du monde”, avait dit Guardiola après un nul 2-2 contre Bilbao. Un jour où les Basques avaient couru partout en exerçant un marquage individuel sur tout le terrain, et où la moindre fatigue physique aurait pu transformer le nul en raclée. Comme ses entraînements, la carrière de Marcelo Bielsa est un éternel recommencement. Ses détracteurs ne pourront pas dire qu’il ne savaient pas…