Deux gardiens dans la ville
Casillas-Navas, Szczesny-Ospina, Bravo-ter Stegen, Courtois-Cech… Les grands clubs mettent de plus en plus en concurrence des gardiens de haut niveau. Tant pis pour le perdant, et pour les autres clubs.
Une récente étude pointait du doigt un phénomène inhérent à la Formule 1: plutôt que de tirer tout le monde vers le haut, la présence de deux très bons pilotes dans une même écurie est plus pénalisante qu’autre chose. Visiblement, le football n’est pas le sport automobile car la tendance est inverse dans de beaucoup de gros clubs. Les effectifs, de plus en plus denses, obligent – si l’on peut qualifier ainsi ce choix de riche – à laisser des joueurs de classe mondiale sur le banc, même achetés très chers. Cela n’est pas trop grave dans le cas d’éléments offensifs, qui pourront souvent entrer en jeu, mais beaucoup plus quand il s’agit de défenseurs et de gardiens. L’intersaison a pourtant été marquée par de nombreux transferts à ce dernier poste, avec des hiérarchies pas forcément attendues.
Effet Casillas
L’an dernier, le Real Madrid a réussi son objectif majeur, remporter la Ligue des champions, en alignant un autre gardien qu'en championnat. Il a même fait le doublé en Coupe du roi, avec, là aussi, le supposé numéro deux dans les buts. Pas sûr que le concept entre dans le langage footballistique, mais l’exemple pourrait servir d’inspiration. Bien entendu, ce n’était pas la première fois qu’un tel scénario avait lieu, même si la plupart des alternances se limitent aux coupes nationales. Mais, à l’image du changement de portier décidé par Louis van Gaal avant la séance de tirs au but en quart de finale de Coupe du monde, sa réussite est à même de susciter des vocations.
C’est que le cas madrilène était épineux. En recrutant Diego Lopez pour palier la blessure d’Iker Casillas, c'est-à-dire en résolvant un problème à court terme, la Maison blanche a créé un problème à long terme. Trop bon pour cueillir les oranges pour Tropicana, Lopez a rapidement réussi des performances au moins aussi bonnes que ce qui était attendu. Et, comme tant d’autres avant lui, il a gagné sa place de titulaire moins au mérite que grâce à un souci physique de son concurrent. Sauf que l’on n’écarte pas Casillas comme ça, pas dans son club de toujours, à moins de s’appeler José Mourinho. Carlo Ancelotti a dû trouver un stratagème pour concilier l’ambition sportive et le respect de l’institution à un poste où il est presque interdit de changer son fusil d’épaule en cours de route. Il a finalement réussi son pari du titulaire différent par compétition, sans nécessairement que “le gardien des titres” ait été le meilleur des deux.
Effet Coupe du monde
Avec sa lumière quasi aveuglante, le rendez-vous estival est un excellent moyen de faire passer un message aux clubs – même si sa légitimité n’est pas toujours prouvée. “Revalorisez-moi” ou “recrutez-moi”, par exemple. Le Mondial brésilien n’a pas fait exception à la règle, permettant à des joueurs très peu médiatisés de donner un coup d’accélérateur à leur carrière, qu’ils aient été courtisés de longue date (Divock Origi) ou non (Enner Valencia). Si les éléments offensifs ont, comme d’habitude, bien été mis en valeur, cela a également été le cas des gardiens de but, encore plus que d’habitude. Manuel Neuer bien sûr, qui n’en avait pas forcément besoin, mais aussi beaucoup de joueurs solides en championnat mais méconnus à l’international, à l’image de Keylor Navas.
Le Costaricain, qui a quitté le faible Levante pour le Real, n’est pas le seul Sud-Américain à avoir profité de l’aubaine. David Ospina est parti de Nice direction Arsenal, tandis que Memo Ochoa laissait Ajaccio pour Malaga et que Claudio Bravo rejoignait Barcelone en provenance de la Real Sociedad. Après quelques semaines de compétition, les destins sont variés: Navas a uniquement eu droit à une titularisation en championnat pour se dégourdir les jambes, Ospina va sans doute devoir se contenter de la Cup et Ochoa est le numéro 2 dans l’esprit du nouveau coach, Javi Garcia. Seul Bravo, titulaire en championnat avec Barcelone, a pour l’instant fait un choix payant. Et encore, il n’a pas renversé l’ordre établi puisque son concurrent est également un petit nouveau.
Effet ancienneté
Marc-André ter Stegen, venu de Mönchengladbach, représente peut-être l’avenir du club catalan… mais pas le présent. Pas encore, en tout cas. Car les hiérarchies semblent plus incertaines que jamais tant existe la volonté d’instaurer une concurrence à peu près égale. Outre les tubes de l’été évoqués plus haut, on peut ainsi mentionner Willy Caballero, remplaçant de Joe Hart à Manchester City après de belles années à Malaga, et Jan Oblak, acheté au prix fort (16 millions d’euros) par l’Atlético après une explosion éclair à Benfica, mais derrière Miguel Angel Moya, lui aussi nouveau venu. Chelsea, qui a rapatrié Thibaut Courtois et a donc Petr Cech comme deuxième gardien, voire le Bayern, qui a réussi à convaincre Pepe Reina d’abandonner sa place assurée à Naples, sont également très bien pourvus.
Dans la plupart des cas, une constante: la confiance accordée à l’homme déjà en place – quitte à ce que les transferts paraissent inutiles –, ou bien à l’expérience. À ce moment de la saison, cela relève d’un certain conservatisme qui se comprend, mais pourrait être amené à évoluer, notamment à l’Atlético où la blessure d’Oblak lui a fait prendre du retard. Reste que changer de gardien est loin d’être anodin et que le moindre turnover peut amener de multiples interprétations à l’extérieur comme à l’intérieur du club. D’ailleurs, si un choix technique peut être fait en cours de saison – on pense notamment à la promotion de Zacharie Boucher aux dépens d’Ali Ahamada à Toulouse l’an passé –, on trouvera rarement trace d’un deuxième revirement visant à réinstaller le premier titulaire. À un poste où la confiance est si importante, les entraîneurs marchent sur un fil.
Effet de mode
Pour l’instant, hormis José Mourinho à Chelsea en faveur du nouveau venu (qui n’avait pas été ramené en Angleterre pour faire beau et qui remplit le critère expérience malgré son jeune âge), aucun entraîneur n’a clairement mis fin au débat sur la hiérarchie, même si Ochoa a peu de chances de gagner sa place – d’autant que Kameni n’ira pas à la CAN. Les autres ne peuvent être mis hors circuit si tôt. Parce qu’ils viennent d’arriver, d’abord, et qu’il n’y a rien de pire que de leur faire comprendre que c’était le mauvais choix. Mais aussi car, au-delà des blessures, l’exemple madrilène a prouvé que tout le monde pouvait y trouver son compte.
Au Real, cette association de circonstance était cependant bien définie, dictée à l’origine par la blessure d’un numéro un en conflit avec son entraîneur. Et ce dans une équipe où le remplaçant d’alors, Antonio Adan, n’offrait pas de garanties. Si des jeunes joueurs comme ter Stegen et Oblak, alignés lors de la première journée de Ligue des champions, peuvent espérer pareil destin, la situation d’ensemble a tout de même un côté problématique: jamais peut-être n’a-t-on eu autant de bons gardiens sur la touche. Une concentration de talents dans quelques très grands clubs, qui agrandit encore le fossé existant, privant les autres équipes et les fans des prouesses de portiers pourtant parmi les meilleurs du monde. Et qui suit celle des joueurs de champ, entamée depuis l’arrêt Bosman.
Après José Manuel Pinto, fier représentant des numéros deux qui savent qu’ils ne peuvent aspirer à mieux, arrive-t-on dans l’ère Casillas, celle d’une concurrence à armes égales? Rudi Garcia, qui a connu la situation avec Mickaël Landreau et Vincent Enyeama, pourra cependant le confirmer: quand aucun muscle froissé ne vient donner une opportunité au remplaçant, ce sont les égos qui le sont.