Lettres à un jeune gardien – n°2 – et fin

Tignes, le 28 mai 2008

Cher Franz,

Le sol tremble à mon regard.

L’air à mes poumons se fait vent du désert.

Mes mains cherchent en la plume l’amie qui écoutera leur peine.

Vous écrire est tout ce qu’il me reste. Pour quelques minutes dans cette chambre qui déjà n’est plus mienne, attendant l’hélicoptère qui va m’emporter vers Lyon, censé plier mes affaires et mes rêves, je pense à vous, je viens vers vous. Vous m’avez demandé ce que c’est qu’être gardien: eh bien c’est aussi vivre des moments pareils – regarder au fond du gouffre et sentir que le gouffre regarde en vous.

Tout allait si bien, pourtant! Après une saison au PSG, retrouver les entraînements des Bleus, voir des joueurs qui font des passes vers l’avant, des joueurs qui font des contrôles orientés, des joueurs qui cadrent leurs frappes… Quel bonheur! Je reprenais goût au football comme un petit enfant.

Hier, l’équipe a joué un match contre l’Equateur. Il y avait trois gardiens dans le groupe: Sébastien, Steve et moi – Greg n’était pas là. Séb a joué la première mi-temps, Steve l’a remplacé pour la seconde, alors j’ai glissé au coach: « C’est le dernier test pour la troisième place, chef? »

Raymond m’a regardé avec son sourire dont tu sais pas bien s’il veut dire qu’il te voit comme Estelle Denis ou comme Roberto Donadoni et il m’a dit: « Tu sais Mika, gardien c’est un poste très particulier… Il y a une hiérarchie qui est établie jusqu’au jour où elle change ».

J’ai jeté un coup d’oeil à Séb: il était à l’autre bout du banc et ne pouvait avoir entendu… Je me suis dit que c’était mieux pour lui, qu’il dormirait plus tranquille. Je n’aime pas penser à la souffrance d’autrui.

En rentrant à l’hôtel, j’ai vu Greg qui avait l’air préoccupé et faisait les cent pas dans le parc. Je suis allé lui parler:

– Eh ben Greg, qu’est-ce qu’il y a? Ne me dis pas que tu t’inquiètes pour la liste des 23?

– Pour la liste des 23? (Il m’a regardé avec ce regard dont tu sais pas s’il veut dire qu’il te voit comme Fabien Barthez ou comme Vikash Dhorasoo) Pour la liste des 23? Mais qu’est-ce que tu racontes, Mika… Non, je repense à la frappe de Gomis sur son premier but… Je me demande si je l’aurais arrêtée… Je ne suis pas sûr, tu vois… Je sais que toi, par exemple, tu ne l’aurais pas arrêtée… Mais moi, je ne sais pas… Je me dis que oui, je pense que oui, je l’aurais sans doute arrêtée, mais je n’en suis pas sûr… Ca me tracasse drôlement.

– Oh, Greg, arrête, tu déconnes… Moi quand j’ai vu cette frappe, j’ai surtout pensé au pauvre Djibril! T’aurais dû voir la tête qu’il faisait sur le banc! Et je te raconte pas au moment de la reprise de volée! On aurait dit qu’il venait de voir un arrière-gauche chinois… Non, vraiment, il va passer une mauvaise nuit et avec toute la poisse qu’il a déjà eue dans sa carrière, ce serait trop cruel qu’il soit éjecté. Eh Greg, tu m’écoutes? Tu m’écoutes

J’ai dormi d’un sommeil serein. L’entraînement de 10h30 a été repoussé à 16h – il ne concernera donc que les 23 élus. Les heures se sont égrainées comme un cortège de vieillards; aux repas, derrière les masques de nonchalance, l’inquiétude rendait fébriles les gestes et les rires de beaucoup d’entre nous. Avec Lilian, avec Claude, avec Patrick, en anciens et âmes de ce groupe, nous avons tenté d’adoucir l’atmosphère, une gentillesse par-ci, un bon mot par-là… Ce n’était pas facile mais nous avons fait au mieux.

Et puis le coach nous a rassemblés un peu avant 14 heures et nous a dit qu’il ne souhaitait pas annoncer publiquement la liste des sept exclus. Il nous a demandé de regagner nos chambres, qu’il passerait voir individuellement les malheureux. J’ai opiné du chef quand son regard a croisé le mien, pour bien lui signifier que je soutenais sa façon de faire, que ça me semblait aussi plus digne pour Steve ou Sébastien… Il a détourné la tête.

Je suis monté dans ma chambre et ai feuilleté distraitement le livre de Philippe Buschinger sur la poésie concrète dans les pays de langue allemande – je ne suis pas d’accord sur tout, mais c’est quand même un ouvrage de référence. J’avais hâte que ce moment passe, que les sept soient désignés, nous quittent, et qu’on aille s’entraîner… Je n’ai aucun goût pour le psychodrame.

Et là d’un coup: toc toc toc

On frappe à la porte… Toc toc toc

Mon coeur, ô mon coeur, quelle chamade! Toc toc toc

Je cours vole vers la porte, je ne peux y croire, j’ouvre d’un coup – rire immense qui éclate et Franck Ribéry qui hurle: « SURPRISE!!! »

Ah le con, non mais je te jure le con, ah le con, il m’a fait peur…

Je referme et tombe sur mon lit, les mains moites et l’estomac dans la gorge… Ah le con…

Et puis: toc toc toc

– Dégage Franck, t’es lourd.

Toc toc toc.

– Putain t’es lourd, tu sais jamais t’arrêter?

TOC TOC TOC.

– Ou alors y en a un autre aussi lourd que toi? Vous faites un concours pour vidéo-gag?

– Bon ça suffit maintenant Mika, tu vas ouvrir, oui? J’ai pas que ça à foutre non plus, j’en ai six autres à aller voir!!

Ah tiens, je savais pas que Francky imitait aussi bien la voix du coach… Je ne savais pas… Je ne savais pas.

Et puis j’ai ouvert. Et ce n’était pas Francky.

Et de dehors me vient ce bruit d’hélicoptère, et il faut que je vous laisse, cher Franz, il faut que je m’en aille… Ma route s’arrête ici.

Votre ami que la tourmente emporte,

Mika