Episode XXX: Où ce n’est pas sur lui comptable

(Si vous n’avez pas lu les épisodes précédents, c’est mal, allez les lire… Oui oui, maintenant.)

D’abord, les choses continuèrent bien pour Bezrissot. Se souvenant opportunément que Bordeaux avait fait sa fortune sur la traite, il fit jouer ses relations dans nos lointaines colonies pour qu’on lui trouve de robustes gaillards à même de devenir de bons planteurs. Un de ses amis lui répondit de Guadeloupe:

« Mon cher Bezrissot, des planteurs, ici, c’est pas ce qui manque, et ceux qui ne sont pas trop portés sur le rhum peuvent être un véritable Trésor… Je t’envoie ce qu’il te faut.»

Ayant été mis dans le mauvais bateau, le Trésor en question débarqua à Marseille, où on l’appela Marius parce que c’est une coutume locale. Bezrissot alla l’accueillir dans son carrosse rose et fit preuve de tout son humanisme, qui le distinguait du Vieux Porc:

« Salut Marius, bienvenue en métropole. Ici on a fait la Révolution, tu sais, alors la traite je dis pas, mais l’esclavage c’est fini… Tu es un homme libre comme un autre, tu joueras dans mon équipe de plante, et un dimanche sur deux tu auras même le droit de sortir du château pour t’occuper de mes vignes… J’espère que tu en seras éternellement reconnaissant à cette belle France des Droits de l’Homme qui te permet ainsi de t’émanciper. »

Pour le reste de l’équipe, Bezrissot eut plus de difficultés. Il avait beau arpenter Bordeaux et ses alentours, il ne trouvait pas de candidats susceptibles de renforcer ses rangs: les autochtones avaient du bon vin et des épouses girondes, ils ne voyaient pas l’intérêt de s’agiter bêtement derrière une balle. N’ayant convaincu en plus de J’y resse et de Marius que quelques bouche-trous désoeuvrés, Bezrissot commençait à désespérer de pouvoir monter une équipe compétitive.

De manière inattendue, la solution lui vint du congrès annuel des clercs de notaire et experts-comptables du Royaume de France. Bezrissot, tout à sa recherche, hésita à s’y rendre, puis finit par céder à ses habitudes – ça me changera les idées, se dit-il. Il y rencontra un vieil ami à lui, député lyonnais, et s’enquit de la mise en place d’une équipe de plante dans sa région.

– Aulas, trois fois Aulas, lui répondit son ami, je désespère d’y arriver… Les Lyonnais ne sont pas prêts pour la plante, ils n’éprouvent pour elle aucune passion, il faudra attendre au moins vingt ans avant que nous puissions monter chez nous une formation ressemblant à quelque chose… C’est dommage, car j’ai trouvé dans la région d’excellents candidats, qui mériteraient de s’épanouir dans un meilleur environnement.

– Ah oui? dit Bezrissot, soudain intéressé… Et qui sont-ils?

– Je les appelle la bande des cinq potes H, rigola l’autre. D’abord tu as Baptiste Hon, un Lorrain installé dans le Forez… Il a les idées un peu de traviolle depuis qu’il s’est pris un Prussien sur le rable, mais c’est un gars vaillant. Pour faire la paire, tu as Dom Hénech, dit le casseur de jambes, qui pourrait te concurrencer niveau moustache… Ensuite tu as Lac Hombe, pas un grand joyeux d’accord, mais qui rate jamais le cadre… Et puis la pépite, la merveille: Tig Hana, le plus fort de tous.

– Ca n’en fait que quatre, remarqua Bezrissot, qui n’était pas expert-comptable pour rien.

– Le cinquième, c’est un peu différent… C’est un vieux paysan forezien qui s’appelle Jacques Haie et parle bizarrement… Il dit qu’il ne sait pas jouer mais qu’il peut apprendre aux autres à bien jouer ensemble…

Bezrissot en avait assez entendu: durant le mois qui suivit, il arpenta le Rhône et le Forez et, tenace, gouailleur, convaincant, réussit à faire venir la bande des cinq potes H à Bordeaux… Il pouvait officiellement créer son Club des Girondins: il avait désormais les hommes qui lui donneraient corps.