Triomphante mais menacée : le paradoxe de la formation auxerroise
Enquête – La formation de l'AJ Auxerre a remporté, samedi, sa septième coupe Gambardella, un record. Pourtant, son renouveau est menacé par l'hypothèse d'une relégation de l'équipe première en National.
Trois coups de sifflets libérateurs, et Johan Radet explose d'une joie bondissante, sur la pelouse ombragée du Stade de France. Il est 19 heures, les virages de l'enceinte dyonisienne ne sont encore que maigrement peuplés des irréductibles Bretons qui assisteront, deux heures plus tard, à la finale de la Coupe de France. Mais l'ancien arrière droit de l'AJ Auxerre (1996-2007) se contente aisément des quelques dizaines de supporters bourguignons, éparpillés dans les tribunes, pour fêter son premier titre en tant qu'entraîneur: la coupe Gambardella. “Je pense que c'est un travail collectif, lance-t-il humblement, quelques minutes plus tard, dans les entrailles du Stade de France. Je récupère les fruits, mais tous les garçons et tout le staff ont bien bossé.”
“C'est plus beau que nos rêves, c'est un truc de fou!”, s'exclame le capitaine icaunais, Grégory Berthier. Comme ses coéquipiers, il succède aux Éric Cantona, Roger Boli, Philippe Méxès et autres Djibril Cissé, glorieux prédécesseurs victorieux, emblèmes de la formation à l'auxerroise.
Déficit cumulé de 17 millions d'euros
Contraste. La veille, l'équipe première de l'AJA a coulé une quatrième fois de suite, à Niort (1-0). Les professionnels bourguignons pataugent désormais en dessous de la ligne de flottaison, une première depuis leur descente en Ligue 2, il y a deux ans. Les trente-deux saisons consécutives dans l'élite ne sont déjà plus que souvenir. C'est de survie dans l'antichambre qu'il est question aujourd'hui. Jeunesse triomphante, équipe fanion décadente. “Il y a une forme de contradiction, admet Jean-Marc Nobilo, directeur du centre de formation auxerrois depuis l'été dernier. Mais pour l'instant, on n'est pas en National. On va tout faire pour soutenir le club.”
Il n'empêche. Les difficultés des professionnels sont bien présentes dans la tête des héros du Stade de France. “Bien sûr qu'on y pense tous, parce qu'on ne voudrait pas voir ce club en National”, glisse Grégory Berthier. “Ce serait un coup dur pour un club de cette envergure”, complète le feu follet François-Xavier Fumu Tamuzo, buteur et meilleur joueur sur le terrain, samedi après-midi. “Ce qu'on espère, c'est que [notre victoire] a donné un peu de vitamines à l'équipe première, résume Johan Radet. Ils ont tout notre soutien, toute notre confiance. On est derrière eux.”
Mais la situation, sportivement inquiétante, est aussi délicate financièrement. Sur la période 2011/2013, l'AJA présente un déficit cumulé proche de 17 millions d'euros, selon les rapports de la DNCG. Le budget a chuté, de 40 millions d'euros pour l'exercice 2011/2012, dans le sillage d'une éphémère campagne de Ligue des champions, à 17 millions cette saison. Pour compenser la perte de revenus liée à la descente en Ligue 2, il a fallu réduire le train de vie, dégraisser le personnel administratif de l'association. Le club a retrouvé un peu de stabilité en coulisse depuis son rachat par Guy Cotret, il y a un an, après les luttes de pouvoir qui ont agité la cité auxerroise (trois changements de président en quatre ans).
La source de revenus s'est tarie
La vente à prix d'or de joueurs “made in Auxerre” assurait auparavant la pérennité et la croissance progressive du club. Le modèle a pris du plomb dans l'aile. L'AJA s'est détourné de sa formation, source de sa réussite et de sa singularité. Son centre, huit fois primé au niveau national, était son actif principal. Dix-neuf internationaux y ont été façonnés.
Le tournant coïncide avec l'arrivée de Jean Fernandez à la tête de l'équipe première, à l'été 2006. Lors de ses trois premières saisons, l'ancien entraîneur de l'OM a dépensé 36,8 millions d'euros pour le recrutement. Le total des cinq exercices précédents n'atteignait que 15,4 millions. La promotion – et la mise en valeur – de jeunes du centre s'est raréfiée, la source s'est tarie. De Djibril Cissé à Younes Kaboul, en passant par Philippe Méxès et Bacary Sagna, le centre de formation a rapporté 51 millions d'euros en transferts entre 2004 et 2007. Depuis 2007, le compteur plafonne à 15,5 millions d'euros, dont un tiers pour le seul Paul-George Ntep, acheté par Rennes l'hiver dernier. Les ventes sont plus précoces, leur plus-value s'est amaigrie, à l'image du départ gratuit de Yaya Sanogo à Arsenal.
source : transfermarkt.com
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Auxerre souffre également d'un environnement de plus en plus concurrentiel. Son avance en matière de formation s'est réduite, comme l'illustrent les résultats sur le terrain: l'AJA n'avait pas remporté la Gambardella depuis 2000, sa dernière finale datait de sept ans. “C'est un club qui a été avant-gardiste à une époque, mais qui a eu un creux, reconnaît Jean-Marc Nobilo. Le constat, il est là.”
“Tronc commun d'action et de pensée”
L'arrivée de l'ancien entraîneur du Havre s'est inscrite dans une réorientation des priorités du club vers la rentabilité de sa formation. L'été dernier, l'AJA a inauguré son nouveau centre. Coût: 10 millions d'euros, répartis équitablement entre la mairie, les conseils général et régional, et le club. Des bâtiments modernes qui regroupent, sur 4.500 m², toutes les installations et les équipements nécessaires au suivi sportif et scolaire des soixante-sept pensionnaires: logements, salles de classe, cabinets médicaux, auditorium, salle de balnéo avec piscine et spa, technologies dernier cri pour l'analyse des performances physiques... (visite guidée ici)
Nouveau cadre, nouvelle politique. Lunettes sur le nez, le verbe haut, Jean-Marc Nobilo a mis en place une méthode scientifique et englobante, un “tronc commun d'action et de pensée”, comme il le dit lui-même. Parmi ses mesures, l'évaluation hebdomadaire des joueurs et un système de promotions internes qui se veut stimulant.
Quand son CV cumule la Réunion, l'Île Maurice, les Émirats, le Liban et l'Afrique, Auxerre paraît bien fade, sur le papier. Mais le directeur du centre est en mission en Bourgogne: montrer que la formation à l'auxerroise n'est pas morte. Il s'était donné trois ans pour remporter un titre et faire remonter la réserve en CFA. Il ne lui a fallu qu'une saison pour remplir la moitié de son contrat. “Il n'y a pas à s'enflammer, tempère l'intéressé. Je pourrais être sévère avec certaines personnes aujourd'hui, mais je vais d'abord profiter. Ma plus grande fierté, c'est d'avoir réussi à faire travailler les gens ensemble.”
Le risque de perdre le statut professionnel
Mais l'édifice est aujourd'hui mis en péril par la perspective d'une relégation en National, qui pourrait entraîner, à terme, la perte du statut professionnel s'il n'y avait pas de remontée immédiate. L'AJA perdrait alors l'agrément de son centre de formation, lié à l'autorisation "d'utiliser des joueurs professionnels” (article 101 de la Convention collective nationale des métiers du football – CCNMF). Implications, entre autres: “perte de protection des différents contrats (...) (aspirant, stagiaire, élite)”, “perte du principe d'obligation pour le joueur de football de signer le premier contrat professionnel dans son club formateur”. La porte ouverte au pillage des pépites auxerroises. “C'est vrai que c'est une inquiétude, confie Jean-Marc Nobilo. Mais si demain, il y a des cycles à reconstruire, Bastia l'a montré, Metz l'a montré, Le Mans à une époque l'a montré, d'autres clubs l'ont montré... Mais on n'en est pas encore là.”
“C'est à la fin du bal qu'on paye les musiciens, ajoute Johan Radet. Le bal n'est pas terminé.” Après sa victoire face au Havre, mardi soir (2-1), l'AJ Auxerre a deux rencontres pour se maintenir en Ligue 2, et assurer la pérennité de son nouveau centre. “On verra après les derniers matches, et après on parlera d'avenir, murmure le jeune gardien Xavier Lenogue, très sûr au Stade de France, samedi après-midi. Ça m'atteint un peu, mais bon, ce sont les aléas du football.”
Le budget d'un club de National
Même en cas de maintien, le fonctionnement du centre de formation sera inévitablement affecté par les contractions économiques. Le budget du club chuterait à 12 millions d'euros la saison prochaine, alors que celui du centre atteint 3,5 millions à lui seul cette année. C'est l'équivalent du troisième budget de National. “J'ai eu un président très proche de la formation, très proche de ses formateurs, relève Jean-Marc Nobilo. Il nous a donné beaucoup de moyens.”
Mais le maillage de la cellule de détection de l'AJA a déjà perdu en densité, avec huit recruteurs aujourd'hui contre une vingtaine il y a quelques années. Le secteur éducatif a lui aussi été touché par la réduction des charges, avec notamment une baisse des salaires. À l'évocation de ces difficultés, les discours se crispent. “Cela n'empêche pas les gens de travailler, même s'il y a moins d'argent, répond Johan Radet. On est plus inventifs, plus créatifs, on trouve des solutions.” “On fera le point autour du 20-25 mai, quand la Ligue 2 sera finie”, évacue Jean-Marc Nobilo.
D'ici là, l'avenir de l'AJA repose peut-être sur les épaules de certains des jeunes victorieux au Stade de France. Convoqué à l'entraînement des professionnels, dimanche après-midi, par Jean-Luc Vannuchi, François-Xavier Fumu Tamuzo a dû limiter les festivités. L'ailier, déjà courtisé par des clubs anglais, doit également rencontrer les dirigeants bourguignons pour évoquer son premier contrat professionnel. Mardi, à l'Abbé-Deschamps face au Havre, il était sur le banc. Lors des deux dernières rencontres de Ligue 2, à Arles-Avignon et contre Nancy, c'est une grande partie de son avenir, comme celui de ses coéquipiers et de la trentaine d'employés du centre de formation, qui sera en jeu.