Peut-on enculer l’Europe sans être homophobe?
En PLS pour avoir cité PNL, les communicants de Winamax peinent à défendre leur dernier tweet provocant. Et pour cause.
Les community managers du site de paris sportifs Winamax ont repris à leur compte les paroles inaugurales de Celsius, une chanson de PNL ("On prend l'rap on l'encule à deux") dans un détournement qui fait polémique, alors qu’il se voulait à la gloire du football français.
En lieu et place des têtes des deux rappeurs, les logos du PSG et de l’OL accompagnent le tweet suivant: "On prend l’Europe on l’encule à deux".
Le PSG et l’OL n’étant pas frères, on peut au moins leur épargner le difficile (mais passionnant) problème moral du plébiscite des rapports incestueux (auquel les frères du groupe PNL ne semblent pas avoir songé consciemment).
Reste l’homophobie. Les attaques (dont celles des ministres déléguées à l’Égalité femmes-hommes, Élisabeth Moreno, et aux Sports, Roxana Maracineanu, appelant même à la censure du tweet) ne se sont pas fait attendre. Mais, ne peut-on pas rire de tout? Ne peut-on plus rien dire?
Enculer, ce problème
N’étant pas juge, ni avocat, ni procureur, je ne définirai pas ce qu’on a le droit de dire ou pas. Je me contenterai de demander: que veut-on dire? Veut-on utiliser le verbe "enculer" pour des succès sportifs? Emboîtée dans cette question, cette autre s'invite au débat: du moment qu’on détourne (explicitement, en plus) une référence, reconduit-on le tort de la référence? Ou bien s’en abstrait-on?
Commençons par l’homophobie de l’expression. Des petits malins essaient toujours de prétendre que c’est homophobe de prétendre qu’"enculer" est homophobe, au prétexte suivant: la sodomie étant "bien évidemment" une pratique légitime, il faudrait déjà la considérer comme problématique pour supposer que l’usage du mot est problématique. Si la sodomie ne posait pas problème, dire "enculer" ne poserait pas problème.
Cet argument est complètement con. Il est bel et bien question, chez PNL et Winamax, d’utiliser "enculer" comme une métaphore disant le triomphe sur l’adversité, une supériorité, une domination, et la métaphore sexuelle s’inscrit alors tout droit dans la longue tradition viriliste qui glorifie le pénétrant et méprise les personnes pénétrées – quel que soit le genre du corps pénétré, d’ailleurs [1].
PNL ne déclarait pas son amour aux autres rappeurs. De même, Winamax n’entendait pas décrire l’affection respectueuse entre les clubs français et ses adversaires.
Dire qu’on va enculer quelqu’un pour faire image, c’est relayer l’approche du viriarcat, sexiste et homophobe par voie de conséquence, en ceci qu’elle prête à la pénétration anale la faculté d’exprimer la victoire écrasante, faisant du sodomisé une victime par définition.
De la sodomie dans le football
Ce n’était certes pas là l’argument de défense de Winamax. La marque qui n’a, semble-t-il, pas communiqué en son nom: ce sont ses community managers, fort sympathiques et habiles, qui prennent cette peine.
Eux ne voient pas en quoi il faudrait automatiquement leur attribuer l’homophobie de l’expression, qu’ils pourraient à la rigueur reconnaître: le tweet détourne une référence culturelle pour faire rire, et voilà tout.
Reste que le signifiant "enculer", dans ce contexte, ne renvoie pas qu’au rap, où les limites de la liberté d’expression sont régulièrement questionnées, mais où la licence accordée aux artistes l’emporte généralement – ici, du fait d’un univers dont les codes sont, entre autres choses, l’insulte prise comme jeu de langage.
Le terme renvoie aussi au champ lexical des supporters de football: le tweet de Winamax évoque évidemment les débats qui ont concerné les chants de supporters, promettant la sodomie de l’arbitre ou du gardien adverse si celui-ci ne siffle pas ce qu’il faut, ou si celui-là tire son six-mètres.
Le football est encore un sport où il faut soi-disant "poser ses couilles sur le terrain" [1], le football est un sport où le gardien qui n’a pas pris de but a gardé sa cage "inviolée": je ne sais pas de quoi on peut rire ou pas, mais veut-on perpétuer cette tradition des métaphores sexistes?
L’humour, alibi fragile
On peut rire de tout, et rire des clichés homophobes est une façon de les combattre. Mais n’est pas Blanche Gardin qui veut. Lorsque celle-ci évoque la sodomie soudaine et douloureuse, non consentie, qu’elle a subie, elle rit et fait rire de s’être fait enculer, alors même qu’on peut parler d’un viol, que c’est grave.
Mais quelle est la différence? La différence, c’est qu’elle fait rire en faisant entrer le rieur en empathie avec la victime (elle-même), et non avec le coupable, le violeur.
Winamax fait le contraire: la communication appelle l’identification avec l’enculeur de clubs européens par les clubs français, provoquant (chez ceux qui rient) un rire gras, satisfait, joyeux de parler de ses victimes comme d’enculés – un rire viriliste.
L’humour gras n’est pas un crime, et il y a quelque chose d’un peu triste à voir toujours des appels à la censure, à la fois excessive et commode. Mais c’est vrai qu’on aime bien que l’humour sur les thèmes sensibles soit traité comme dans OSS 117, en provoquant chez le rieur une émotion dédoublée: on est amusé du cliché, on juge son auteur (et le cliché est alors combattu).
Là, le tweet de Winamax n’amène en rien à prendre une distance avec l’expression. Pourtant, le détournement sert souvent à cela: en changeant les choses de contexte, on amène à questionner la source.
Là, on le fait d’autant moins que le sens de la métaphore est copié-collé du rap, et qu’il est même renforcé, comme conforté, en se mêlant au vocabulaire usuel du football (enfin combattu, mais pas par Winamax).
Des failles dans la culture
Winamax – car il faut enfin en venir au dernier problème – a peut-être moins envie de questionner que de flatter un certain rapport au foot (viriliste) et à l’humour ("décomplexé").
Pour atteindre sa cible de parieurs, Winamax semble systématiquement mobiliser, avec un cynisme assumé, des références culturelles qui ont à la fois un pied dans les milieux populaires et un autre dans les milieux plus dominants.
À l’insu des communicants de Winamax sans doute, les choses font système. PNL, c’est un peu comme le graffiti de leurs campagnes de com, et c’est un peu comme le foot, finalement. Des cultures en lutte avec les jugements condescendants de certaines élites, des cultures populaires qui ont leur génie propre.
Mais ces cultures ont aussi leurs failles, comme l’inscription plus ou moins assumée dans le virilisme, ou l'apologie de la réussite financière. Winamax semble faire volontiers son beurre de ces failles.
[1] Aujourd’hui encore, les univers carcéraux les plus violents, extrêmement virilistes et homophobes, glorifient la pénétration du codétenu par le plus dominant.
[2] "Testicules" et "attester" ont la même étymologie, les couilles sont la preuve naturelle du courage. L’expression est désormais réduite à un usage métaphorique, mais elle suggère toujours une vertu genrée, une valeur viriliste.