Ballottés de match en match, jusqu’à quand ?
La qualité du traitement du football par la télévision reste inversement proportionnelle à son omniprésence sur les écrans.
J'ai bientôt 74 ans. Autant dire que regarder un match de foot n'a pour moi plus le même goût que dans mes twenties. J'ai adoré jouer au foot, j'ai longtemps aimé très fort regarder des matches, soit dans les stades, soit très majoritairement - comme tout le monde - à la télévision, jusqu'à en avoir mal au ventre avant le coup d'envoi.
Aujourd'hui pourtant je n'en ai plus le goût. Ainsi j'ai regardé cinq minutes du récent France-Pays Bas, pourtant excellent d'après ce que j'ai lu. Pourquoi ? L'âge probablement, et c'est en partie logique. Autant de passion aussi longtemps, cela n'existe pas souvent...
Mais il y a aussi d'autres raisons. Depuis le milieu des années 1990, j'ai abondamment publié sur football et télévision, ainsi que sur l'arbitrage vidéo (VAR), cette horreur. J'ai écrit de nombreux articles, y compris sur ce site, et quatre livres, bientôt cinq.
Je suis aussi intervenu partout où j'ai pu pour sensibiliser des lycéens et des responsables du football - notamment à Clairefontaine - sur le rôle central joué par l'image de télévision, le pouvoir exorbitant des chaînes télé sur le foot, l'absurdité de la VAR et ses conséquences, nuisibles pour l'avenir de ce sport-jeu.

Traitement minimal
Toutefois, je constate non sans tristesse que le football est encore et toujours considéré comme un simple divertissement, un passe-temps jetable sitôt consommé. Il ne s'agit évidemment pas de transformer massivement les fans de foot en intellos stratèges... Pourquoi cependant le jeu, la tactique, le coaching d'équipe ne seraient-ils pas davantage et plus sérieusement expliqués aux téléspectateurs ?
Dégoûté par l'impossibilité de faire passer sur Canal+ un minimum de messages allant dans ce sens, Éric Carrière, ancien très bon joueur devenu consultant, a jeté l'éponge en 2022, montrant à sa façon la chape que fait peser la télévision sur une parole vraie et sur un traitement approfondi et compétent du football :
"J'avais exprimé à Canal ma frustration sur le plateau de ne pas entrer dans les sujets. Je ne trouvais pas ça passionnant. Mais c'est comme ça que cela fonctionne à la télévision." [1] Après quatre années passées sur Canal+, Carrière a donc décidé d'arrêter.
D'autres comme Bixente Lizarazu, sur TF1, qui aurait sûrement bien plus à nous dire, se résignent à passer avec nous de match en match, usant d'un style de commentaire plutôt bas de gamme et se contentant de suivre le déroulement de la partie en s'appuyant (trop) sur des statistiques de plus en plus présentes, en agrémentant le tout de quelques plaisanteries avec Grégoire Margotton.
Certains duos commentateur-consultant sont cependant très appréciables. Mais le traitement des diverses conceptions du jeu, les tactiques, la pédagogie, demeure très en dessous de ce qu'il pourrait être, soit directement pendant les matches, soit lors d'émissions spécialisées.
La grande terreur de la télévision, parallèlement à celle du vide, véritable peur primale des chaînes, est que le public s'ennuie à écouter ne seraient-ce que quelques analyses tactiques et qu'il zappe.
Conséquence de cette frilosité confinant au gel complet : nous ingurgitons les matches les uns après les autres sans avancer dans la réflexion. Le foot se trouve ainsi réduit à une accumulation d'aléas incompréhensibles et à son aspect de pur divertissement : autant dire une sorte d'insulte à ce sport et aux téléspectateurs.
Bavardages et divertissement
La multiplication des rencontres et des compétitions, quasi permanentes, n'aide pas non plus à entretenir notre désir de foot. La lassitude est alors inévitable et les matches dévalorisés.
En 2006, Fabio Cannavaro, capitaine de l'équipe d'Italie qui venait de gagner la Coupe du monde, déclarait deux semaines après le triomphe : "Il me semble qu'un siècle est passé depuis la nuit de Berlin. Dans l'atmosphère, dans les médias, c'est un peu comme si rien n'était arrivé." [2].
Tout cela revient à nous faire croire à un côté rudimentaire, fruste, que le foot n'a pas : c'est au contraire un sport subtil, qui a son intelligence propre, jamais desséchante ni purement théorique. Cela signifie aussi que les téléspectateurs ne seraient pas capables de comprendre un tant soit peu d'explications tactiques et stratégiques, c'est-à-dire en gros à les prendre pour des idiots.
Quant à moi, cet entassement de matches sans la moindre avancée du côté de l'analyse me gave littéralement. Où trouver l'envie et le sens dans ce défilé de rencontres filmées en outre (en France tout au moins) à grands coups de ralentis insupportables, de gros plans sur les yeux des joueurs et de réactions du "banc" ?
Où sont les Raynald Denoueix, lui qui savait si bien nous intéresser ? Dans "L'Équipe de Greg" ? Dans "L'Équipe du soir" ? Des bandes de potes s'y livrent à ce bavardage et à ces jeux plus ou moins débiles qui l'emportent partout dans les rares véritables émissions de football.
Ce magnifique sport n'est certes pas un exercice intellectuel - même si l'intellect y joue un rôle non négligeable, tant chez les joueurs que les entraîneurs et managers. Mais il n'est pas non plus un constant "divertissement" (au sens pascalien du terme ; en substance : regarder ailleurs, ne surtout pas penser, "s'oublier", uniquement se divertir) qui finit par perdre tout sens.
J'ai eu l'occasion de constater dans une émission de RMC ("l'Afterfoot") à laquelle j'étais invité, que certains jeunes auditeurs intervenaient à l'antenne avec une approche très fine et très durement critique du mode de réalisation des matches par Canal+, qui démolit le football plutôt qu'il ne le montre vraiment ni ne le promeut.
Faibles résistances
Il est donc faux que ceux qui aiment ce sport sont tous des "bas du front" incapables d'entrer un minimum tant dans la nature de ce sport lui-même que dans les arcanes de la réalisation télé des matches. Or l'analyse des dispositifs est une des clés de l'avenir. Pour préserver le football, il faut comprendre comment il est traité sur les écrans et quels effets cela a sur nous, notre vision du jeu et l'évolution de celui-ci.
Si on leur en donne l'occasion, de jeunes - et moins jeunes - auditeurs et téléspectateurs peuvent se montrer incroyablement pertinents, surprenant même en l'occurrence un des animateurs de l'émission évoquée ci-dessus, à savoir Daniel Riolo.
Oui, la possibilité existe de faire du football autre chose que "du pain et des jeux", de développer à partir de sa version télévisée cette éducation aux médias aujourd'hui vitalement nécessaire et pourtant tellement insuffisante en France.
La télévision sortira-t-elle un jour de son bunker aliénant pour oser autre chose ? On peut craindre que non, mais il faut continuer à se battre. Les résistances concrètes, sur le terrain, à tant de pauvreté des commentaires et à l'instauration de la VAR sont pourtant très loin du compte, presque inexistantes.
Se battre : c'est ce que font les Cahiers du football, auxquels j'ai été fier, et le demeure, de souvent contribuer. Ou encore les auteurs de Comment regarder un match de foot ? (Gilles Juan, Raphaël Cosmidis, Christophe Kuchly, Julien Momont), paru chez Solar en 2016, dont le succès est réconfortant, éloquent.
Beaucoup moins vendu, mais à mon avis également nécessaire : mon travail sur la critique du football télévisé, par exemple dans Comment la télévision a asservi le football (éd. Librinova, 2022). L'analyse des relations jeux vidéo-télévision est aussi essentielle, tant ces jeux sont désormais étroitement liés au regard du foot télévisé.
Le traitement du football à la télévision nous en dit long - souvent "en creux" - sur notre société. La télé peut et doit absolument mieux faire !

[1] "Eric Carrière : le dépit est réel", L'Équipe, 25 mars 2022.
[2] L'Équipe, 1er septembre 2006.