Fernandez : incompréhensible ou incompris?
Sans qu'il soit question de mettre en doute son comportement ou sa personne elle-même, et encore moins d'y voir une explication au parcours difficile de son club, comment expliquer que Luis Fernandez soulève autant d'interrogations et de doutes sur ses choix techniques?
Les voies de Luis sont impénétrables
L'action de Fernandez depuis un an, et particulièrement cette saison, suscite en effet une certaine perplexité, quel que soit le bénéfice du doute qui peut encore lui être accordé (la saison est loin d'être finie, son travail mérite d'être jugé sur plusieurs saisons…). En fin de saison dernière, dans en entretien accordé aux Inrockuptibles, Pierre Lescure avait émis un avertissement en réclamant une lisibilité tactique claire dès la saison à venir. "Des résultats, oui, mais d'abord un style", exigeait-il. Que doit-il penser aujourd'hui, sachant que les résultats sont décevants et que le style est introuvable, sinon dans les chorégraphies de son responsable sportif?
L'incompréhension (pour employer un euphémisme) que suscitent les choix de Fernandez tient à l'impression qu'il ne paraît pas très compliqué de composer une équipe-type avec un pareil effectif, dont le problème est plus la profusion de joueurs exceptionnels que leur carence… Pourtant, Fernandez s'est évertué depuis le début de la saison à ne quasiment jamais aligner ensemble ses cinq "stars" (Okocha, Anelka, Aloisio, Alex, Ronaldinho), à fractionner leur temps de jeu, à ne pas reconstituer le duo Alex-Aloisio, à préférer lancer Ogbeche plutôt que relancer la panthère stéphanoise. On remarque que Okocha n'a disputé que 5 parties entières sur 12 disputées, Ronaldinho 4 sur 15, Alex aucune! (voir l'infographie et le commentaire ).
Un turnover frénétique
Il ne s'agit pas de dire que Fernandez procède sans aucun principe tactique, c'est évidemment faux, mais ses principes ont pour trait de n'être pas très identifiables (ce qui irrite les observateurs — comme nous-même). Les compositions varient systématiquement, tant pour la disposition sur le terrain que pour les hommes eux-mêmes, qui changent de poste fréquemment en cours de rencontre ou d'un match à l'autre, quand ils ne sont pas carrément reconvertis (Mendy, Heinze). Les calendriers actuels, les blessures, les sélections et les suspensions obligent la plupart des gosses écuries à un turnover intense, mais aucun entraîneur ne l'a appliqué avec une telle frénésie, sans référence à une ossature ou un système bien défini pour le milieu et l'attaque.
Mais au contraire de l'impression d'improvisation hasardeuse généralement donnée, Fernandez est peut-être trop exigeant tactiquement avec ses joueurs, qui n'ont pas forcément toutes les qualités requises pour s'adapter à une conception plus abstraite et qui sont vraisemblablement demandeurs d'un peu de stabilité et d'options un peu plus définies. On a ainsi constaté des lacunes dramatiques dans la construction du jeu, l'absence de véritable dépositaire de ce jeu (Déhu trop limité, Arteta et Hugo Leal encore jeunes, Ronaldinho un peu individualiste…). Le PSG ne parvient pas à progresser, ses individualités font trop rarement la différence. Il n'y a qu'à voir l'inexistence quasi totale de une-deux et de passes en première intention pour situer les limites de cette équipe. Et les solutions apportées par le sélectionneur parisien n'ont pas remédié à ces problèmes.
Une équipe à son image
C'est alors qu'il faut s'interroger sur le genre d'entraîneur qu'est l'ancien international. En schématisant, on dira que cette profession se partage entre deux approches générales totalement opposées. La première concerne les techniciens qui s'adaptent à leur effectif et s'attachent à déterminer le système et le mode de gestion qui exploitent au mieux les qualités disponibles. L'autre comprend les entraîneurs qui ne sont satisfaits que s'ils ont entièrement construit leur équipe et, la plupart du temps, conquis la plupart des responsabilités au sein du club. On sait les retards occasionnés il y a un an par la prise de pouvoir de Luis, qui a ensuite obtenu entièrement satisfaction pour détenir aujourd'hui toutes les cartes.
Surtout, poussé à l'extrême, ce dernier modèle définit certaines incompatibilités. C'est ainsi que la volonté d'écarter les stars de l'équipe est contradictoire avec l'exploitation des qualités spécifiques de ces individualités, qui semblent devoir disparaître dans le schéma tactique.
Le poker perpétuel
Fernandez est de toute évidence un homme de "coups", il donne l'impression de vouloir prouver que la victoire n'est pas le produit d'une disposition tactique plus ou moins rationnelle, et d'une stratégie générale à peu près stable, mais du génie du coach, qui va "sentir" l'esprit du match, tirer les ficelles et montrer qu'il détient une vérité inaccessible au béotien. Comme s'il ne fallait surtout pas que le mérite du résultat soit attribué à quelqu'un d'autre… On en a un exemple historique au sein du PSG, lorsque Artur Jorge, en demi-finale de la C3 1993, avait préféré aligner un Rai hors de forme plutôt qu'un Weah impitoyable en coupe d'Europe. Si le coup de poker avait été gagnant, il aurait valu à son auteur des louanges très personnelles. Perdant, il coûte très cher… Jouer contre les probabilités pour que le coup et l'admiration qui en résultent soient encore plus impressionnants, défier la logique, tromper ces ignares de journalistes, on sent que le programme est peu ou prou celui de Fernandez. Ainsi, on ne verra pas Alex contre Marseille, pourtant auteur sous le maillot stéphanois d'un triplé et d'un quadruplé contre les Phocéens… Trop évident?
Un style inadaptable ?
On se souvient qu'à l'Athletic Bilbao, il n'avait pas procédé autrement, son équipe s'en remettant toujours à une bonne part d'irrationnel et d'enthousiasme pur. Ce schéma efficace dans le cadre du club basque est-il transposable à un "grand" club, qui se dote de joueurs de très haut niveau (donc chers)? L'insistance mise sur l'exemplarité du jeune Ogbeche montre que Fernandez entend mettre cette satanée génération ingérable sous sa coupe, et ce souci est parfaitement justifié sur le principe. Mais le propre des responsables de grands clubs n'est-il pas d'être "ego-compatibles" avec leurs joueurs les plus talentueux et de savoir gérer leur participation? Aujourd'hui, alors que les prestations d'Agostinho prêtent à sourire, Paris cherche un milieu gauche. Malgré les promesses, Laurent Robert n'a pas été remplacé. L'incapacité du club à relancer Anelka est-elle imputable au seul joueur? Peut-on vraiment atteindre les objectifs élevés avec un tel temps de jeu accordé à des joueurs certes vaillants comme Cissé, Mendy ou Ogbeche, mais un peu limités. Alors que des atouts majeurs restent sous-employés, l'équilibre de l'équipe reste précaire et son niveau global insuffisant, ne serait-ce que pour assurer un minimum de suprématie à domicile.
Muller, son contraire
Dans une très intéressante interview (France Football, 04/01), Joël Muller défint des choix stratégiques largement différents dans la gestion des ressources humaines. Prenant le contre-pied d'une conception généralement admise (et souvent défendue dans ces pages) qui valorise la continuité des effectifs, l'entraîneur lensois se résout à l'impossibilité de construire des équipes dans la durée, et prend son parti de l'individualisme croissant des joueurs. Plus pragmatique que cynique, l'ex-Messin constate l'irréductibilité des objectifs personnels et se concentre sur la création "d'un groupe de gens qui, durant le temps qu'ils vont vivre ensemble, vont s'apprécier, se respecter et avoir envie de s'améliorer, quel que soit leur âge". Au contraire de son collègue parisien, il accepte de gérer des cas extrêmement différents sans essayer de les faire entrer dans le même moule (en risquant des conflits), mais en "proposant un schéma d'objectifs communs à partir de ces motivations personnelles". Cette collaboration est certes provisoire, mais elle doit justement être performante dans le cours terme. On a d'ailleurs le sentiment que le Racing fait jouer ses joueurs au maximum de leurs moyens et qu'il est à l'abri des psychodrames — alors que Diouf n'est certainement pas plus facile qu'Anelka. Muller a sa propre philosophie tactique, mais elle s'adapte aux moyens et aux hommes à sa disposition, elle fait preuve d'une certaine souplesse. On voit en quoi le calme et réaliste Lorrain propose un contre-modèle au bouillant et inflexible Fernandez…
Ces interrogations en engendrent d'autres. Quelle est la marge d'erreur accordée au manager parisien? En d'autres termes, quel bilan lui serait fatal au terme de cette année? Peut-il espérer la continuité de son poste en cas de déception? Qu'en pense Jean-Marie Messier? Car comme pour l'OM, on imagine le scénario tragique d'une "ultime chance", d'un sursis au-delà duquel le malade sera achevé par un retrait total de l'actionnaire.
Mais peut-être ne faut-il pas sous-estimer le caractère irrationnel du football, qui permet à des hommes comme Luis Fernandez de réussir en dépit des apparences et des critiques…