« Chi Chi Chi ! Le Le Le ! » : le sacre du travail et du jeu
Remportée par le Chili sur son sol, la finale de la Copa America 2015 est le couronnement d'un travail de fond entamé par Marcelo Bielsa il y a presque huit ans et perfectionné par un de ses disciples, Jorge Sampaoli.
Quand Alexis Sanchez s’avance face à Sergio Romero, il peut se permettre de rater puisque sa sélection a deux tirs au but de marge. Mais il doit marquer, lui qui est sans doute la plus grande star de la sélection mais qui n’a trouvé le chemin des filets qu’une seule fois pendant la compétition. D’une panenka quasiment à ras de terre, il convertit sa tentative et tourne en rond, ivre de bonheur, torse nu et vite rattrapé par ses coéquipiers, dans un immense vacarme. Santiago exulte: le Chili séduisant est devenu un Chili gagnant.
L’héritage Bielsa
Inévitablement, le moment des célébrations fut celui de la glorification des héros. Ceux sur le terrain, celui sur le banc, et son mentor. Avant Jorge Sampaoli, il y avait Marcelo Bielsa. Si c’est le chauve qui peut lever les bras en vainqueur, sa filitation revendiquée avec le précédent sélectionneur est bien plus qu’une anecdote. D’une sélection classique, le Chili est devenu, sous les ordres d’El Loco, une équipe au football attractif, un peu fou lui aussi, mais qui ne parvenait jusqu’alors pas à aller au bout. De quoi en faire un OVNI à l’heure où il est habituellement compliqué d’installer une identité de jeu quand les éléments n’évoluent pas ensemble en club, mais pas assez pour renverser l’écart de niveau intrinsèque qui existe avec des pays tout simplement mieux équipés.
Car le Chili de Bielsa a autant enthousiasmé que frustré. En se procurant un grand nombre d’occasions même face aux plus grands, ne reculant jamais devant sa volonté de décider lui-même du sort de la rencontre, il se mettait en position de tout gagner. Son jeu débridé, où les latéraux participent énormément au jeu et où tout le monde se projette, était néanmoins très coûteux en énergie. Manque de lucidité dans le dernier geste (et de tueurs) et/ou dans le replacement suffisaient à condamner à la défaite celui qui voulait le plus faire le jeu.
Il n’empêche, la Roja ne dépendait désormais plus que d’elle. En partant, au bord des larmes, Bielsa faisait de prémonitoires adieux (propos retranscrits dans L’Équipe du 1er juillet dernier): "Je considère les trois ans passés ici comme un cadeau de la vie. Je suis fier et reconnaissant d’avoir vécu sur cette terre. Je sais pertinemment que je suis le plus grand perdant de cette affaire." Cinq ans plus tard, les supporters n’ont pas perdu la mémoire, eux qui ont spontanément inondé Twitter du hashtag #GraciasBielsa.
Un disciple exigeant
Il serait cependant simpliste de penser que Jorge Sampaoli se contente de faire la même chose que son prédecesseur en croisant les doigts pour que ça passe. Déjà, au Mondial 2014, on l’avait vu plus mesuré, transigeant avec l’idéal esthétique dès le deuxième match en laissant son meneur Jorge Valdivia sur le banc au profit du défenseur Fernando Silva. Le résultat, un peu frustrant pour les fans du numéro dix, avait été mitigé: certes, le Chili était toujours cette équipe qui envoie du jeu, mais elle n’était parfois pas si différente des autres. L’explosion au plus haut niveau de Vidal et Sanchez, parmi les meilleurs du monde à leur poste, permettait aussi cela: désormais, avec un talent encore plus grand, la différence à compenser par la philosophie de jeu était moindre.
Le scénario se répéterait-il un an plus tard dans une Copa América à domicile, avec donc une pression jamais vue? On aurait pu le penser, et les Chiliens ont d’ailleurs souvent eu l’arrière-train coincé entre deux chaises. Parfois, leur stratégie ressemblait un peu à celle de l’Espagne 2010, laquelle ne savait pas toujours quoi faire avec le ballon dans le dernier tiers de terrain adverse, mais se protégeait avec une possession de balle énorme. Mais les deux Rojas ne sont pas identiques et l’égalisation du Pérou à l’heure de jeu, en demi-finale, a rappelé qu’il valait mieux ne pas trop attendre. À d’autres moments, c’était le joyeux bordel, comme dans une partie incroyable contre le Mexique en poules (3-3). Un appel salutaire: contre des outsiders, il faut parfois savoir se calmer.
Une finale maîtrisée
Avant de rencontrer l’Argentine en finale, Sampaoli a semble-t-il hésité sur la composition à utiliser. Jorge Valdivia, exceptionnel dans la maîtrise du jeu, fut un temps pressenti remplaçant. Plutôt que de rejouer 2014, le sélectionneur a finalement gardé son idée directrice, et l’a même renforcée en jouant dans un 3-4-3 très bielsiste (ajustable en 4-3-3 selon le positionnement variable de Diaz). Et si le résultat final est le même que contre le Brésil – un nul qui aboutit à une séance de tirs au but –, la manière est bien différente: les Brésiliens étaient très moyens et auraient sans doute pu être enfoncés, tandis que l’Argentine, qu’une relecture a posteriori condamne, avait jusque-là été très intéressante. Et pourtant, les hommes de Tata Martino n’ont jamais vraiment eu la rencontre en main.
Claudio Bravo, qui a encore franchi un cap cette saison, était un onzième joueur, impliqué à la relance selon le modèle de Ricardo La Volpe. L’intensité, asphyxiante pour les Argentins, permanente. Avec ses petits gabarits courant partout, notamment sur les côtés, le Chili proposait beaucoup de choses à un adversaire bien en peine pour toutes les gérer. Et quand un contre se dessinait, la faute tactique arrivait. Immédiate, violente parfois, à l’image du génial barbare Gary Medel, bon joueur de foot et excellent boucher. Plutôt que de reculer, la Roja a avancé et proposé un test inédit à l’Albiceleste. Dans ces conditions, jamais la trouvaille de Martino, cet axe Pastore-Messi au coeur du jeu, n’a eu de raison d’être. C’est finalement assez symbolique de voir que c’est une passe du percutant mais nettement moins élégant Lavezzi - certes servi par Messi - qui amena la meilleure occasion argentine, ratée par Higuain, usual suspect aux airs de plus en plus coupables.
Onze grands joueurs
Cette victoire, c’est celle d’un groupe cohérent et doué, dont les individualités sont sublimées en sélection parce qu’elles sont mises dans un contexte propice. Quel club, aujourd’hui, peut offrir à Mauricio Isla la promesse de pouvoir faire quinze déboulés par match sur le côté droit alors qu’il est latéral? Il n’est pas Daniel Alves, il est de ces joueurs atypiques qui, comme Beausejour, s’amusent et brillent d’autant plus qu’ils ont toute latitude pour aller faire des différences. Cela ne veut pas dire pour autant que le Chili fait n’importe quoi: si les combinaisons sont improvisées, la multiplicité des propositions offensives permet de faire plein de choses. Et pour jouer aussi haut, il faut être sûr de sa force. Avec son identité de jeu très marquée depuis la période Bielsa, le pays hôte fait du football de club face à des sélections souvent dans le bricolage, l’adaptation permanente à l’adversaire et la forme des joueurs.
Les Chiliens n’ont pas besoin d’être forts toute l’année avec leur autre maillot puisqu’ils savent exactement ce qu’ils devront faire une fois sous les ordres de Jorge Sampaoli. Aranguiz, métronome, a encore pris une nouvelle dimension. Vargas, efficace, a rempli le vide laissé par Humberto Suazo. Et Valdivia, dont c’est peut-être la dernière grande compétition, a réussi son pari: même si en finale, il s’est éteint en seconde période avoir été allumé par la défense argentine, il fut le numéro dix attendu, celui qui donne des bons ballons et sait presser le récupérateur adverse (Mascherano en finale bien sûr, mais c’est aussi lui qui gagne le ballon sur le but vainqueur de Vargas en demi-finale). Avec Alexis Sanchez pour créer une indécision permanente et Arturo Vidal pour jouer les box-to-box, cette équipe ne manquait vraiment pas d’arguments. Et si elle n’a pas écrasé la compétition, sa victoire est aussi belle que symbolique. Les idéalistes et grincheux argueront qu’elle a aussi su être cynique. Cela n’enlève pas son côté cavalier et romantique.
À voir aussi : le Chili-Argentine des éliminatoires de la Coupe du monde 2010, souvent décrit comme la meilleure performance de la Roja sous Marcelo Bielsa.