L'assassinat de Trezeguet
Thierry Henry a conquis dans les médias sa place en pointe sur le terrain. Rien à redire, sauf si cela élimine David Trezeguet sans le moindre débat…
Un étrange consensus règne autour de l'équipe de France. En dehors des polémiques rituelles sur la communication du sélectionneur et sur sa liste (lire La liste dans la vallée) et sur le déficit de coucous par la fenêtre du car (lire Le foot rend con…), la concorde civile règne depuis le rassemblement de Tignes. Non seulement les médias autorisés soulignent la bonne ambiance au sein du groupe, mais en plus ils saluent les progrès accomplis lors des deux premiers matches de préparation. La Ribérymania suffit, quant à elle, à détourner l'attention des performances de Zidane.
Henry indiscutable, Trezeguet indiscuté
On n'aurait que des raisons de réjouir de cette paix relative, si elle ne s'accompagnait de phénomènes plus irritants. Comme la façon dont sont expédiés certains choix tactiques. Si les éditorialistes, les chroniqueurs et les chefs de rubrique se mettent d'accord avec le sélectionneur, il y a en effet des débats qui passent à l'as.
On en trouverait difficilement meilleur exemple que celui des choix en attaque, qui se résument à l'alternative entre 4-2-3-1 (deux milieux offensifs pour épauler Zidane et une pointe) et 4-4-2 ou 4-3-1-2 (avec deux attaquants). Ces options titularisent Henry, soit seul en pointe, soit associé à Saha, et elle expédient Trezeguet sur le banc, sans autre forme de procès.
L'affaire semble classée: le Gunner a réglé à son profit la concurrence avec le Juventino, au point que ce dernier ne pourrait même plus espérer jouer à ses côtés, et officierait en Allemagne, au mieux, en tant que joker. À lire et écouter ce beau monde (1), on aurait effectivement vite fait de penser que tous les éléments objectifs aboutissent à ce constat, que l'un a supplanté l'autre sur toute la ligne.
Ce sentiment ne résiste évidemment pas à l'examen. L'efficacité offensive a certes été un problème majeur tout au long de la campagne éliminatoire pour le Mondial, mais Henry a été concerné par ce manque de réalisme autant que son compère. Son bilan d'un but en 7 sélections sur la saison 2004-2005 est à comparer au 2/3 de Trezeguet, souvent blessé. En revanche, depuis le retour des vieux en août 2005, c'est Henry qui a marqué des points en même temps que ses buts contre la Côte d'Ivoire, l'Irlande et le Costa Rica, tandis que Trezeguet ne jouait que contre la sélection d'Henri Michel, l'Allemagne (0-0) et la Slovaquie (1-2), sans trouver les filets. Au global, sous le maillot bleu, Henry affiche 32 buts en 77 sélections, Trezeguet 31 en 62 (voir le détail de ces buts - 2).
En club, leurs états de service sont pareillement affolants, et ce depuis de nombreuses années. Au terme de cette saison, l'un affiche ainsi 27 réalisations en 32 matches, l'autre 23 pour le même total. Ces ratios, pour la Ligue des champions, s'élèvent respectivement à 5/11 et 6/9. Quant à leur forme physique, celle du premier est manifeste, mais rien n'indique que le second soit en retard sur ce plan.
Glamour en héritage
Pourquoi, alors, a-t-on pris habitude de faire peser sur Trezeguet la responsabilité de la faible efficacité de son association avec Henry, et pourquoi a-t-on aujourd'hui choisi de bâtir l'équipe autour de l'un et pas de l'autre? On se sent obligé de recourir à des appréciations dont la logique est assez largement extra-sportive. De toute évidence, la cote de popularité de l'Anglais est bien meilleure que celle de l'Italien. Médiatisé au travers d'une Premier League qui regorge de frenchies et dont le spectacle a drainé les diffuseurs, Henry bénéficie de l'aura d'Arsenal, de son côté "bon client", ainsi que d'une présence médiatique sans égale chez les internationaux français, Zidane compris.
Il faudrait en effet compter les semaines au cours desquelles le joueur n'a pas accordé d'interview, ne serait-ce qu'à l'un des quatre pôles majeurs que sont Téléfoot, l'Équipe du dimanche, L'Équipe ou France Football... Il ne s'agit pas de lui reprocher cette présence, mais simplement de la comparer avec celle de Trezeguet, peu disert et rarement intéressant devant les micros, un peu à l'écart de l'Europe (vu de la France) dans un Calcio moins rayonnant que jadis.
À cela s'ajoute des styles de jeu aux antipodes. Autant le natif des Ulis incarne l'attaquant moderne, rapide, fin technicien et génial sur les bords, autant Trezeguet perpétue un modèle plus rustique, celui du squale des surfaces, plus rarement auteur de buts à haute valeur esthétique ajoutée Quoique ce préjugé-là mériterait lui aussi d'être révisé: pour ne prendre que 2005-2006 comme exemple, le franco-argentin a marqué des buts tout aussi exceptionnels que décisifs avec les bianconeri. Mais à l'arrivée, le glamour de Titi excèdera toujours celui de David.
Un plus un
En réalité, pour justifier un choix aussi catégorique, in faudrait s'appuyer sur des éléments tactiques et non sur de quelconques critères individuels qui viseraient à les départager. On se souvient ainsi que l'après-2002 avait été marqué par un débat sur le recentrage d'Henry, lequel avait fini par obtenir gain de cause auprès de Santini. C'en était fini du merveilleux 4-2-3-1 de Lemerre. Du moins jusqu'à ce qu'il refasse surface aujourd'hui, avec un changement majeur: autrefois "exilé" à gauche, Henry s'est désormais emparé de la pointe.
Bien entendu, là s'arrête ce comparatif absurde: il serait idiot de vouloir simplement inverser la situation en exigeant une titularisation de Trezeguet à la place de son ancien coéquipier à Monaco. Mais d'une part, il peut être judicieux de ne pas exclure un système les associant en attaque – faisant fi des préjugés sur leur mésentente supposée, comme auparavant on fit abstraction de celle entre Zidane et Djorkaeff ou aujourd'hui entre Zidane et.. Henry (3). D'autre part, si Henry est un merveilleux attaquant de pointe avec Arsenal, il a toujours eu plus de mal en équipe de France... Et on ne nous enlèvera pas de l'esprit que qu'il a souvent été un remarquable animateur du flanc gauche de l'équipe de France, son efficacité dut-elle en souffrir.
Enfin, il y a une variable qui semble également ignorée, tenant au profil des adversaires des Bleus, mais aussi au déroulement des rencontres. On a coutume de dire, schématiquement, que Henry est plus à l'aise quand il y a des espaces, et Trezeguet dans des défenses resserré et des matches bloqués – où son sens du but peut s'avérer payant. Alors que l'on commence à dire que cette équipe de France est à l'aise en contre, à l'image de son match contre le Danemark, le profil d'Henry semble plus indiqué. Mais contre le Togo ou la Corée, les Bleus joueront-ils en contre? Et ensuite, en cas de qualification, leurs adversaires leur laisseront-ils des espaces?
On peut toutefois pondérer cette hiérarchie apparente: il est de coutume de tirer des conclusions définitives au bout de deux matches de préparation, et d'y trouver des tendances durables, voire des options inéluctables alors qu'en réalité, le sélectionneur n'a pas tranché. Et ensuite, la compétition commence et impose sa propre logique. Espérons qu'elle nous réserve la divine surprise d'un Henry et d'un Trezeguet évoluant ensemble ou, du moins, aussi respectés et décisifs l'un que l'autre.
(1) "Est-il besoin de rappeler que Thierry Henry est indispensable en attaque?" (Téléfoot). "Il vole au-dessus des nuages, ignore les obstacles ou, d'un regard, d'une feinte, d'une course, d'un dribble, les dompte" (France football). "Posséder trois buteurs compte moins que de pouvoir compter sur un seul qui se situerait au-dessus des autres. En cette fin de printemps 2006, Thierry Henry est celui-là (…) Henry est suffisamment au-dessus de la concurrence pour que se pose naturellement la question de comment organiser l'animation offensive autour de ses qualités et de ses préférences" (L'Équipe).
(2) Quand Trezeguet a marqué avec les Bleus, (31 buts répartis en 24 matches, comprenant un triplé et cinq doublés), la France a gagné 17 fois, a fait nul 4 fois et a perdu 3 fois. 13 de ces matches étaient amicaux, 11 en compétition, 4 seulement en phase finale. 10 fois, ses buts ont été décisifs (ont entraîné la victoire 6 fois, on permis un nul 4 fois, dont les 3 derniers buts qu'il a marqués). Dont deux extrêmement décisifs, en octobre 1999 contre l'Islande (3-2, qualification pour l'Euro) et en juillet 2000 contre l'Italie. Il n'a marqué que 10 de ses 31 buts en tant que remplaçant.
(3) L'Équipe du 2 juin va même jusqu'à regretter le manque d'efficacité de la doublette Henry-Trezeguet contre la Slovaquie, en mars dernier, alors que le premier avait remplacé l'autre à la mi-temps de ce match! En revanche, alignée au coup d'envoi de France-Allemagne en novembre, elle avait reçu peu de ballons et exprimé une complémentarité insuffisante. À l'époque, nous avions regretté que Henry ne se décale pas plus sur le côté gauche (voir Bleu blanc nul).