Posts tagged ‘tiki-taka’

Il y a cent ans, le jeune manager anglais Fred Pentland débutait un périple européen qui durerait plus de vingt ans. Une aventure qui débouchera sur un évènement aussi sensationnel que majeur : l’apparition du tiki-taka en Espagne.

Les Britanniques ne se sont pas contentés de codifier les règles du football et taper les premiers dans le cuir, il s’en faut. Ils ont aussi largement contribué à sa dissémination et son essor de par le monde, tels d’infatigables missionnaires du ballon rond. Ironique rictus de l’histoire : alors que les clubs et leurs dirigeants imposaient autocratiquement le kick and rush dans la Perfide Albion, bon nombre de sujets de sa Majesté enseignaient au reste de la planète un tout autre modèle, universellement considéré aujourd’hui comme plus élégant, plus efficace et, non sans une pointe de condescendance, plus noble.

Souvent marginalisés ou rejetés au pays pour leurs idées trop audacieuses ou avant-gardistes, beaucoup de ces voyageurs visionnaires devinrent très convoités à l’étranger. Parmi les grands pionniers, Fred Pentland, un gentleman excentrique qui fumait le puro (type de cigare) pendant les entraînements en portant costard-cravate par des chaleurs étouffantes. Mais Pentland, c’est surtout celui qui inculqua patiemment aux Espagnols les principes et vertus du beau jeu.

Golgoths versus Esthètes

En schématisant (car la réalité est évidemment plus nuancée), on pourrait résumer l’histoire stylistique du football sur son premier siècle d’existence – approximativement de 1860 à 1960 – à l’opposition entre deux grands courants : le jeu rudimentaire et physique vs celui basé sur la créativité et technique. En Angleterre, une fois réussie la greffe du passing game écossais sur le football anglais au cours des années 1870 (avatar qui le délesta de ses dernières traces rubgystiques – voir mon dossier là-dessus), on privilégia la physicality et ce que beaucoup ont appelé pudiquement direct football. Les raisons de cette orientation tiennent principalement à l’origine historique et sociale du sport au Royaume-Uni, ainsi que peut-être également au climat (les terrains lourds favorisant le kick and rush), bien que ce dernier point parfois avancé par les historiens du football soit moins convaincant, pour diverses raisons.

Pendant plus d’un siècle, le long-ball game, route one football ou hoofball (autres surnoms du kick and rush, terme inventé dans les années 1950) régnèrent quasi hégémoniquement en Angleterre. Indépendamment des tactiques et dispositifs utilisés (principalement le 2-3-5 avant le crucial changement de la règle du hors-jeu en 1925, qui accoucha du WM, un 3-2-2-3 révolutionnaire), la grande majorité des managers anglais optèrent donc pour une approche robuste et sans fioritures. Puis, l’influence des coupes d’Europe d’abord, à partir de 1955 (ajoutée à la multiplication des rencontres internationales), ainsi qu’une lente pollinisation croisée et hybridation entre les deux « blocs », changeront quelque peu la donne et brouilleront les cartes. Pour autant, nombre d’entraîneurs britanniques ne furent jamais convaincus par cette soi-disante supériorité du physique. Dès le début du XXè siècle, leurs voix dissonantes s’élevèrent mais ils furent soit ignorés et absorbés par le système soit poussés à l’exil. Fred Pentland fut l’un de ces « dissidents » qui dut aller prêcher sa bonne parole à l’étranger [1].

Exil forcé

Après une honnête carrière d’attaquant/ailier de D1 de 1903 à 1913 (principalement à Blackburn Rovers et Middlesbrough – 5 capes anglaises) écourtée par une blessure au genou, Pentland se sent l’âme d’un manager. A Boro, il a évolué aux côtés de l’extraordinairement prolifique avant-centre Steve Bloomer (deuxième meilleur buteur de l’histoire de l’élite anglaise – 317 buts -, derrière Jimmy Greaves et devant Thierry Henry) un personnage qui comptera dans le développement du football à l’étranger, en particulier en Espagne.
Fin avril 1914, à 40 ans, Bloomer raccroche les crampons et conseille à Pentland de le suivre en Allemagne où, pense-t-il, leur vision du football, tout en jeu court et en mouvement, rencontrera plus de succès qu’en Angleterre où la grande majorité des dirigeants et directoires de clubs (omnipotents, jusqu’à sélectionner eux-mêmes les joueurs) ne jurent que par un kick and rush rigide. Les Européens s’initient alors au football et les Britanniques, qui le pratiquent déjà assidûment depuis un demi-siècle, sont vus comme les principaux détenteurs et diffuseurs du savoir.

En juillet 1914, Bloomer se fait embaucher par le Britannia Berlin 92 (aujourd’hui le Berliner SV1892, club amateur) et Pentland prend en charge l’équipe d’Allemagne Olympique.
Las, la guerre éclate deux mois plus tard et Pentland est envoyé dans le camp de prisonniers civils de Ruhleben près de Berlin, où il retrouve Bloomer ainsi que de nombreux autres footballeurs britanniques. Il y restera quatre ans et partagera son temps entre le coaching sportif de militaires allemands et l’organisation d’un championnat interne de football. La guerre terminée, il est nommé entraîneur de l’équipe de France Olympique – ci-dessous – qui se prépare pour les J.O 1920 d’Anvers (elle sera éliminée en demi-finale par la Tchécoslovaquie).

Espagne, terre d’accueil

Peu après, Pentland reprend son baton de pélerin, direction l’Espagne. A l’époque, il n’est guère de terres potentiellement réceptives au football laissées en friche par les Britanniques. Pour beaucoup de ces pays et territoires, la démarche ne relevait pas d’un quelconque prosélytisme ou d’une « évangilisation » footballistique planifiée mais simplement d’un processus naturel, une inévitabilité due à une forte présence planétaire britannique. Dans les pays que ces derniers n’exploitaient pas directement (au propre comme au figuré) dans le cadre de leur vaste Empire, cette population britannique, sédentaire ou itinérante (parfois militaire), transmettait son savoir-faire dans d’innombrables domaines (commerce, industrie, ingénierie, mines, sidérurgie, chemins de fer/transports, chantiers navals, import-export, textile, agriculture, banque/finance, presse/publicité, assainissement, administration, diplomatie, etc.).

Parfois, ce furent des autochtones anglophiles ou des tournées de clubs britanniques qui contribuèrent à accélérer un engouement naissant (e.g le fameux club londonien Corinthian FC en Afrique du Sud en 1897, Swindon Town en Argentine-Uruguay en 1912 ou Chelsea et Exeter City au Brésil en 1914 [2]). Un exemple plutôt inattendu de ce quadrillage serré du terrain planétaire est l’Amérique du Sud : rien que dans la région de Buenos-Aires à la fin du XIXè siècle, on estime la diaspora britannique (Irlande incluse, puisque intégrée au Royaume-Uni) ou d’origine britannique (descendants d’expatriés/colons) à environ 60 000 âmes.

Sur le continent européen, et notamment l’Espagne, ce sont surtout les relations commerciales et industrielles avec le Royaume-Uni qui sont à l’origine du développement du football. Les cités portuaires espagnoles situées sur la façade Atlantique [3] seront parmi les premières bénéficiaires de cet essor (à l’instar du Havre AC en France), notamment celles où l’industrie navale, la mine et/ou la sidérurgie dominent.

nos amis du Moustache Football Club).

Le Havre AC, doyen des clubs français et fondé par des Anglais. En gros donc, Vikash Dhorasoo, c’est la faute aux Rosbifs (crédit photo : nos amis du Moustache Football Club).

C’est dans ce contexte riche en brassage humain, en échanges et opportunités de toutes sortes que Fred Pentland arrive au Racing de Santander en 1920.

Du kick and rush espagnol au tiki-taka anglais

Le Racing est un club en plein développement et Pentland s’y taille immédiatement une belle réputation. Il attire vite la convoitise d’un gros morceau : le voisin de l’Athletic Club (Athletic Bilbao), déjà huit fois vainqueur de la Coupe du Roi (le championnat national de la Liga n’existe pas encore – créé en 1928 – mais la Copa del Rey a démarré en 1903). Preuve de la forte popularité des entraîneurs brito-irlandais : Pentland est remplacé au Racing Santander par le Dublinois Patrick O’Connell, un ex Red Devil qui dirigera Los Racinguistas pendant sept ans puis d’autres clubs espagnols (dont le Barça) jusqu’en 1949.

Le nouveau club de Pentland a été co-fondé en 1898 par des étudiants espagnols anglophiles aidés d’ouvriers navals et gueules noires britanniques (principalement originaires de Sunderland et de Southampton/Portsmouth, d’où le maillot rouge et blanc). L’Athletic a essentiellement été managé par des Anglais (adeptes du kick and rush) depuis sa fondation, dont Billy Barnes, un ancien attaquant de QPR temporairement exilé en Espagne en 1914 pour échapper à la Grande Guerre (il donnera à l’Athletic trois Coupes du Roi). Le football espagnol se professionnalise doucement et l’Athletic offre à Pentland un confortable salaire mensuel de 1 500 pesetas assorti de primes.

C’est chez Los Leones que Pentland va gagner ses galons de grand entraîneur. Décrit par Wikipedia comme ayant « révolutionné le football alors pratiqué par l’Athletic », celui que l’on surnomme désormais El Bombín (l’homme au chapeau melon) fait en effet découvrir à ses protégés un football patient mais vif, basé sur la conservation du ballon, les passes courtes et les enchaînements rapides.
En fait, un tel jeu avait déjà été pratiqué par l’Athletic avant Barnes mais trop sporadiquement pour imprégner le club d’une quelconque « philosophie » de jeu. Pentland tient à former des joueurs complets, polyvalents et à l’aise balle au pied. Il a notamment évolué trois saisons à Blackburn Rovers où le même style de jeu était prisé et il s’en inspire (pour comprendre pourquoi Blackburn, voir article TK – en particulier la footnote [5] – sur les débuts du football anglais et l’influence écossaise, surtout dans le nord de l’Angleterre). Il professionnalise l’équipe, innove et pendant les entraînements qu’il a modernisés et rendus quasi quotidiens, Pentland martèle ses mantras : circulation et maîtrise du ballon, possession, occupation de l’espace, fighting spirit et discipline.

Son jeu posé, conquérant, s’appuyant également sur une présence physique solide, contraste avec les standards ibères existants. Jusqu’ici, le style péninsulaire se caractérisait fortement par son aspect direct, surnommé par les autochtones The English Way ou le « 1-2-3 » (trois passes maximum du gardien à l’attaquant). Fait a priori étonnant mais génétiquement logique : ce modus operandi avait été transmis par des immigrés Britanniques ou rapporté du Royaume-Uni par des Espagnols/Portugais.

Pentland vient tout bonnement d’exporter avec succès l’ancêtre du tiki-taka sur le sol espagnol. Cette rupture avec un passé encore tout frais est un moment séminal dans l’évolution du football ibérique et le séduisant template préconisé par l’Anglais sera vite copié et reproduit ad infinitum dans toute la péninsule.
En 1923, Pentland remporte la Copa del Rey avec l’Athletic. Les joueurs adoptent alors une coutume étrange : à chaque victoire significative, ils lui chipent son chapeau melon et le piétinent. El Bombín en commande alors une vingtaine par saison… La même année, Steve Bloomer, celui qui lui avait conseillé de partir en Allemagne neuf ans plus tôt, le rejoint au Pays Basque pour y coacher le Real Unión Club de Irún, l’un des dix clubs fondateurs de la Liga en 1928-29. Bloomer remportera la Copa del Rey 1924 avec les Txuri-beltz, battant le Real Madrid 1-0 en finale.

Succès sportif phénoménal

En 1925, après deux saisons blanches et des envies d’ailleurs, Pentland signe pour l’Atlético Madrid (alors appelé Athletic Madrid, info ici sur ses liens forts avec l’Athletic Bilbao), un club ambitieux qui vient de se faire construire un stade de 36 000 places. Les Colchoneros atteignent la finale de Coupe du Roi en 1926 mais Pentland a la bougeotte et file à Oviedo l’année suivante, avant de revenir chez à l’Atlético en 1927 pour y remporter le championnat régional du Campeonato del Centro. Au printemps 1929, à la demande du sélectionneur espagnol, il fait même une pige comme entraîneur-adjoint de la Roja le temps d’un match et en profite pour battre l’Angleterre 4-3 le 15 mai 1929 à Madrid devant 45 000 spectateurs, la première défaite de ses compatriotes contre une sélection non britannique. Sa cote est au zénith et il retourne à l’Athletic Bilbao.

Le retour du fils prodige va s’avérer extrêmement fructueux : doublé Liga-Copa del Rey en 1930 et 1931. Le 8 février 1931, l’Athletic inflige au Barça la plus lourde défaite de son histoire : 12-1.

Les titres 1932 et 1933 échappent de peu aux Basques (2è derrière le Real Madrid) mais pas la Coupe du Roi ces deux saisons-là. En 1933, Pentland repart à l’Atlético Madrid. Il y reste deux saisons avant que la guerre civile ne l’oblige à rentrer en Angleterre, où il pige comme entraîneur-adjoint de Brentford (D1) en 1936 avant d’aller manager un petit club du Nord-Ouest de janvier 1938 à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale. Entre-temps, l’Athletic a continué sur sa lancée et remporté les titres 1934 et 1936 (ce dernier sous la houlette de l’Anglais William Garbutt, surnommé « The Father of Italian football » par l’auteur Paul Edgerton).

Le 8 décembre 1959, le presque octogénaire Pentland foule la pelouse d’un San Mamés archicomble pour donner le coup d’envoi d’un Athletic-Chelsea donné en son honneur (photo ci-dessus). L’Athletic l’a invité pour lui remettre une haute distinction locale. Une reconnaissance on ne peut plus méritée : les Rojiblancos ont remporté douze trophées sous Pentland. A son décès, le 16 mars 1962, un service religieux en sa mémoire sera célébré dans la « cathédrale » San Mamés.

Méconnu et largement oublié en Angleterre, Pentland est considéré au Pays Basque comme le réel fondateur de l’Athletic, celui qui lui donna ses lettres de noblesse et lui permit de rivaliser longtemps avec les grands. A ce titre et d’autres, on se remémore souvent ce gentleman en lui réservant une place de choix dans la mémoire et l’iconographie footballistiques basques. Idem pour l’Espagne, heureuse héritière de sa formidable legacy qui perdure aujourd’hui, avec la vigueur et le succès que l’on sait. Pour sûrement encore longtemps.

Kevin Quigagne.

=====================================================

[1] Notons toutefois qu’une proportion de ces exilés ne connaissaient que le kick and rush ou ne juraient que par lui et c’est ce style qu’ils enseignèrent aux étrangers, qui l’adaptèrent aux données locales (morphologie et mentalité de la population, climat, etc.) ou, le plus souvent, le firent considérablement évoluer.

Cette vague d’émigration d’entraîneurs britanniques contient une dimension « alimentaire » quasiment jamais mentionnée (est-elle considérée comme insuffisamment noble ?) mais indéniable. Dès la professionalisation (1885) et le lancement de la Football League (1888), le football devint extrêmement populaire en Angleterre, tant au niveau spectateurs que pratiquants. Naturellement, nombre d’ex joueurs pros souhaitèrent ensuite entraîner ou rester dans le milieu. Or, jusqu’en 1921, seules deux divisions professionnelles existaient, D1 et D2 (une grosse trentaine de clubs), ce qui limitait considérablement les débouchés. Cette implacable réalité incita nombre d’entre eux à tenter leur chance ailleurs, au moment où ce sport se développait considérablement et se professionnalisait à travers le monde.
Il en fut de même pour les travailleurs britanniques ; souvent, ils s’expatriaient pour gagner bien davantage (en particulier dans la construction des chemins de fer où les ouvriers/contremaîtres pouvaient doubler, voire tripler, leur salaire britannique) et/ou échapper au chômage (e.g crise des années 1930).

[2] Ce sont en fait des centaines de déplacements/tournées à travers le monde que des dizaines de clubs britanniques amateurs ou professionnels effectuèrent entre les années 1890 et 1930, souvent sur invitation et pour répondre à une très forte demande, surtout après la première guerre mondiale (liste non exhaustive ici). Ces tournées étaient parfois épiques (2 mois ½ A/R de bateau entre l’Europe et l’Amsud) et même déterminantes. Hormis celles citées dans l’article, certaines sont restées célèbres, tel Exeter City au Brésil l’été 1914 ; la Seleção disputa même son tout premier match contre les Grecians en juillet 1914, un mois après la création de la fédération brésilienne, largement imputable à Charles Miller, considéré comme le père du football brésilien (profitons-en pour mentionner également l’influence de Tom Donohue et d’Oscar Cox dans la naissance du foot au Brésil).

[3] Mais pas que sur la façade Atlantique, e.g le Recreatico de Huelva en Andalousie, originellement Huelva Recreation Club (aujourd’hui en D2), plus vieux club espagnol encore en activité – feu le Rio Tinto FC, créé par des Britanniques, le précéda de onze ans -, fondé en décembre 1889 par Alexander Mackay et Robert Russell Ross, deux médecins écossais de la mine de cuivre du Rio Tinto, propriété britannique (l’industriel allemand Wilhelm Sundheim participa activement également à cette création). En bons notables victoriens (voir article TK, notamment le passage sur la Muscular Christianity, sous l’intertitre « Un curé et un franc-maçon pour donner le coup d’envoi »), ces deux Britanniques se souciaient de la condition physique de leurs prochains et mirent les ouvriers au football/sport. Un mois plus tard, des Britanniques fondèrent Sevilla FC (ici), le premier club spécifiquement créé pour la pratique du foot. Histoire d’éviter les sempiternelles chicaneries de dates entre pionniers (cf Notts County et Stoke City en Angleterre), précisons que le club omnisport du Gimnàstic de Tarragona fut fondé en 1886 mais n’assembla sa première équipe officielle de foot qu’en 1910.