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Non, pas le Top XI auquel vous pensez. Parce qu’il n’y a pas que des Anfield, Goodison Park, Old Trafford, Parkhead, Villa Park et autre Craven Cottage pour garnir le Panthéon des stades remarquables du football britannique. Il y a aussi l’extraordinaire Kenilworth Road, le perma-inondé Claggan Park, l’excentrique Brisbane Road, le regretté Millmoor, feu le gueux Eastville et tant d’autres, vénérables ou insignifiants, pouilleux ou proprets, vivants ou disparus. Ce Top XI, écrit dans une chambre de bonne élitiste sans prendre l’ombre d’un risque, est donc un éloge aux crasseux, aux sans-grades, aux sans-gradins, aux populaires, aux octogénaires, aux oubliés et aux mal rasés démolis.

La passion des Anglais pour leurs stades n’a sans doute pas d’équivalent au monde. Peut-être la nécessité a-t-elle forgé cet amour, les supporters anglais suivant souvent leur club à l’extérieur par centaines ou milliers, qu’il soit en Premier League ou en League Two (D4), par un beau samedi après-midi d’été ou un mercredi soir de décembre.

Toutefois, si on célèbre volontiers les monuments du genre, on ne s’attarde jamais sur les stades situés dans un environnement particulier, charmant ou ingrat. Une grave lacune que Teenage Kicks tenait à combler. Du spécimen lové dans un écrin de beauté à la verrue urbaine purulente qui périt étouffée par sa propre pestilence, en passant par le dernier des Mohicans (stade de centre-ville), TK vous embarque pour un tour d’horizon des cadres de vie footballistiques.

[Cliquer sur les photos peut rapporter gros]

# 1. Eastville (Bristol Rovers – 1897-1998)

L’ancien antre des Gasheads de Bristol Rovers (jusqu’en 1986) était coincé entre une énorme usine à gaz (Stapleton Gasworks) et une autoroute surélevée (la M32) qui passait à 30 mètres au-dessus d’une tribune latérale ! Evidemment, l’endroit puait le gaz, d’où le surnom du club, The Gas ou Gasheads (au départ une insulte du rival Bristol City récupérée par Rovers).

Ce stade, avec sa tribune principale caverneuse et une bizarroïde tour de contrôle aux airs d’oeil de cyclope star trekien (le box de presse ? Une chambre de bonne ?), était un couteau suisse malformé et hyperactif. Eastville, qui pouvait accueillir 40 000 spectateurs dans les Sixties, servait à tout : cricket, rounders (sport anglais de type base-ball), courses de lévriers, speedway (moto), concerts, football américain, foires et même vide-greniers géants le dimanche ! On vous laisse imaginer l’état de la pelouse. Pour couronner le tout, Eastville se situait aussi au bord de la rivière Frome, qui inondait régulièrement le stade. Faut dire que ce stade se trouvait sur une zone marécageuse…

En août 1980, un incendie endommagea sérieusement une tribune et les Pirates (leur autre surnom) durent s’exiler à Bath. En 1998, Eastville fut démoli et le terrain racheté 2M £ par une chaîne d’hypers pour être finalement revendu à IKEA. Que nos lecteurs bristolliens (si, si, on en a) aient une pensée pour Eastville la prochaine fois qu’ils iront acheter un Klingkšbὅj ou une Applångsö pliante.

L’hiver dernier, l’un de nos plus braves reporters avait fait le déplacement chez les Gasheads. Voir également cet émouvant hommage à Eastville.

# 2. Springfield Park (Wigan Athletic – 1897-1999)

Stade des Latics de 1901 à 1999. Démoli été 1999, il était temps, il se démolissait tout seul.

Quand Roberto Martinez débarque au club comme milieu de terrain l’été 1995, Wigan vient de finir 14è de D4 et se prend régulièrement des tannées contre des clubs de bourgade et évolue devant des chambrées de 1 500 personnes dans un stade à peine digne du foot amateur, le notoirement révoltant Springfield Park (voir cet article TK, le tour du propriétaire ne manque pas de piquant). Voilà ce que Barry Worthington, historien du club, dit de « Springy Park » dans le Four Four Two # 200 :

« Springfield Park, en 1978, est un cloaque infâme. Les toilettes, c’est un long mur avec un trou, pour trente personnes. Un ruisseau de matières et d’eau dégueulasses coule en permanence. On baigne dans tellement de pisse qu’il faut remonter son pantalon jusqu’aux genoux avant d’uriner. Quant à la « tribune de presse », elle consiste en une cabane exiguë avec une vitre en plexiglas, pas nettoyée depuis cinquante ans et tellement opacifiée par les excréments d’oiseaux que les journalistes se plaignent de ne rien voir du match. Si bien que souvent, les deux ou trois reporters présents se partagent le boulot : l’un reste au micro, et l’autre est à l’extérieur de la cabane et relaie l’action et les incidents au premier avec le moins de différé possible. »

# 3. Saint James’ Park (Newcastle United – inauguré en 1892)

Situé dans l’hypercentre de l’élégante cité Geordie, l’un des tous derniers stades british de centre-ville. SJP jouxte l’agréable Leazes’ Park et quelques bâtiments classés (d’architecture georgienne) presque collés à la petite tribune Est, au premier plan sur la photo (d’où l’impossibilité d’agrandissement, par l’est en tout cas ; la seule possibilité serait de rehausser le Kop des Magpies, la fameuse tribune Gallowgate, à gauche. Mais NUFC la remplirait-elle ?).

Pour certains esprits malfaisants qui, prétend la rumeur, ont tenté par le passé de contaminer ce blog férocement impartial et donner une version calomnieuse de la réalité, Saint James’ ne serait qu’un banal abri pour vulgum pecus désoeuvrés. Une telle position est désolante et croyez-bien, dear readers, que nous ne saurions tolérer ici de telles dérives branquignolesquement partisanes. Qu’on se le dise haut et fort, SJP est un bijou de 52 400 places, redéveloppé au cours des années 1980 et surtout post 1990 sous la tutelle de John Hall et Freddy Shepherd (les anciens propriétaires), qui le firent passer progressivement de 30 000 à 36 000 places avant l’Euro 1996, puis à 52 000 en 2000. Le plus haut toit en cantilever* d’Europe (64 mètres) y fut construit en 1998. On est loin du SJP des débuts, voir ce fascinant clip de 1901.

Il n’en reste pas moins, en toute objectivité, qu’il est fort dommage de voir SJP occupé par un petit club sans grande envergure, dixit Sir Alex Ferguson lors de cette conf’ de presse. Et si Siralex le dit, ça doit être vrai. Voici à quoi ressemblait SJP il n’y a pas si longtemps (1990) :

(*Définition wiki : structure qui s’élance dans le vide en ne reposant que sur un point d’appui)

# 4. Dripping Pan (Lewes FC – inauguré en 1885)

Le petit stade (3 000 places) de Lewes FC (D7) près de Brighton est connu en Angleterre pour les deux raisons suivantes :

a) Son blaze comique : dripping pan = lèchefrite, récipient pour récupérer la graisse/le jus. Evidemment, ce Dripping Pan n’a rien à voir avec du jus gras. Quoique… Certains sites expliquent l’origine incertaine du nom en évoquant une prostituée nommée Pam qui tapinait à cet emplacement et dégoulinait de partout le matin venu. Charming. Selon les historiens du club, il semble cependant plus probable que le nom provienne de la fabrication du sel à cet endroit au moyen-âge. A choisir, on préfère la version de la pute.

b) Sa superbe position géographique, avec en arrière-plan les collines de craie du Sussex. Le Dripping Pan est également construit dans une cuvette et des buttes de gazon ceinturent le terrain.

Le club de Lewes est également célèbre pour ses affiches de match génialement décalées (ici aussi).

Le Kop du Drippin Pan est chichement garni mais qu'il est chaud ! (un fumi ou la fumée des saucisses de la buvette rougie par des spots ?)

Le Kop du Dripping Pan est chichement garni mais qu'il est chaud ! (un fumi ou la fumée des saucisses de la buvette rougie par un spot ?)

# 5. Millmoor (Rotherham United, 1907-2008)

Madmax meets Detroit… De loin les alentours de stade les moins glamours du pays, l’ensemble est ci-dessus immortalisé par English Heritage (!), l’un des deux organismes –  avec le National Trust – en charge du patrimoine anglais. Et Millmoor était effectivement un sacré morceau de patrimoine !

Ceinturant la moitié de l’enceinte, une gigantesque casse auto et métaux. A l’arrière plan, un vaste terrain vague bétonné délimité par une ligne de chemin de fer servant au fret. L’accès au stade se faisait par deux longues rues quasi désertes avec usines désaffectées, entrepôts, pubs abandonnés et maisons barricadées de chaque côté. En cela, Millmoor rappelait l’ancien Den (antre de Millwall de 1910 à 1993), en encore plus lugubre.

Depuis l’été 2012, les Millers de Rotherham United (D3) jouent dans cette enceinte moderne beaucoup moins fun :

Sacré contraste !

# 6. Bank Street (Manchester United – 1893-1910)

Quartier de Clayton, 1900 (le stade est indiqué en rouge, en bas à droite)

En août 1893, Man United (alors appelé Newton Heath) emménagea dans ce stade qui sera porté à 50 000 places avant sa démolition en 1910.

Sur la photo, Bank Street est environné par les usines du Albion Chemical Works qui vomissaient sans discontinuer leurs épaisses fumées, tandis que l’odeur pestilentielle faisait cracher aux joueurs et spectateurs ce qui leur restait de poumon.

Voici un extrait d’un compte-rendu de match de FA Cup contre Portsmouth, paru dans le Guardian en 1901 et qui illustre le fait qu’à l’époque « enfiler le bleu de chauffe » n’était pas qu’une expression imagée :

« Pendant le match, le plus dur pour les joueurs fut de lutter contre les fumées émises par la trentaine de cheminées et l’odeur âcre qui s’en dégageait, sans parler des chaudières industrielles derrière les buts déversant par à-coups d’énormes grappes de vapeur sur le stade. » (rapporté par Simon Inglis dans son livre Football Grounds of Britain).

Le terrain était également folklorique, tellement marécageux que bon nombre de résultats furent contestés après coup, les adversaires invoquant l’état de la « pelouse », décrite par certains comme « une terne étendue de sable mouillé, laissant entr’apercevoir ici ou là quelques touffes de gazon ».

Un club, les Walsall Town Swifts, en découvrant pour la première fois cet ersatz de surface, refusèrent même de jouer. Pour les convaincre, les groundsmen durent étaler une énième couche de sable sur l’espèce de chaux qui recouvrait le terrain. Walsall ira jusqu’à se plaindre à la Football League d’avoir joué sur un toxic waste dump (décharge de produits toxiques). Walsall réussira même à faire annuler le résultat du match, peu en leur faveur il faut dire : 14-0 (le match sera rejoué, et les Martinets des Midlands ne se prendront que 9-0).

# 7. Kenilworth Road (Luton Town – inauguré en 1905)

En symbiose parfaite avec l’habitat local. Difficile en effet de faire plus britannique que l’antre de Luton Town (D5 aujourd’hui mais ancien caïd de D1, de 1982 à 1992) : Kenilworth n’est pas seulement inséré parmi les maisons de briques rouges comme on écrit des stades britons dans les bonnes gazettes, il se tape carrément l’incruste chez l’habitant. Pour illustration, ci-dessous l’extraordinaire entrée Visiteurs de la tribune Oak Stand, encastrée entre deux terraced houses ! (ici également). A la place du salon et canapé, des tourniquets et un tunnel, original.

Et si vous rêvez d’une maison avec stade dans le jardin, achetez autour de Kenilworth. L’arrière du stade :

# 8. Claggan Park (Fort William FC, ouest des Highlands – in. en 1985)

L’antre du club de Fort William FC dans les Highlands écossaises. Le stade se trouve au pied du Shoulder, une imposante colline dominée par Ben Nevis, le point culminant du Royaume-Uni (1 344 mètres). Tout cela est fort pittoresque mais quand on décida de construire un stade de 4 000 places à cet endroit, on négligea visiblement un petit élément d’ordre topo-hydrographique : on est dans les Western Highlands et le stade se trouve en bas de la colline. Ergo, ça flotte pas mal – 3 fois plus que dans le Finistère – et les ruisseaux irriguent en permanence le pauvre Claggan Park qui sature autant que la fille de joie du Dripping Pan.

Résultat : le terrain est constamment inondé et Fort William explose régulièrement le record national de report de matchs (ainsi que de défaites, 30 sur 34 matchs la saison passée en Highland Football League, – 106 de goal average). C’est simple, de novembre à avril, le terrain est impraticable, pour cause de mousson septentrionale. Bon an (3 000 mm de pluie), mal an (4 500 mm), on dispute les 17 matchs à domicile sur 3 ou 4 mois, qui ne se suivent pas forcément… Bah, au lieu de bourriner sur un terrain marécageux et en pente, on se console en allant au pub, ça descend tout autant.

# 9. Bayview Stadium (East Fife, Ecosse – inauguré en 1998)

Stade d’East Fife (D3), à 60 kms au nord d’Edimbourg. Une seule tribune, de 2 000 places. En arrière plan, la charmante centrale de charbon de Methil, malheureusement (pour TK) démantelée en avril 2011. Et derrière la centrale, la bise glaciale de la Mer du Nord où le terrible haar (brouillard écossais du littoral) aime sévir.

Selon un site internet assez obscur dont j’ai oublié le nom, Bayview Stadium aurait été élu « pire stade de Grande-Bretagne » par le passé. Une récompense bien méritée en tout cas. Kick-off, le blog foot britannique de l’Equipe, parlait de ce stade ici.

# 10. Brisbane Road (Leyton Orient – inauguré en 1937)

En 1995, quand un certain Barry Hearn rachète Leyton Orient pour l’excentrique somme de 2,47 £, le club est financièrement exsangue. Quelques années plus tard, l’original Hearn a une idée lumineuse pour renflouer les caisses : il vend les quatre virages à un constructeur. Inutile de préciser que les apparts avec balcon sont très convoités les jours de match ! Et cette saison, y’a du monde aux balcons : Leyton Orient est premier de D3 avec 38 points sur 45 possibles.

# 11. Stadium mk (Milton Keynes Dons – on se fout de sa date d’inauguration)

Stade des faux Dons, imposteurs connus aussi sous le nom de Franchise FC. Ces usurpateurs d’identité évoluent en D3 paraît-il. Mais Dieu qu’il était beau ce stade à l’état de bac à sable géant… L’aurait dû rester comme ça tiens, histoire de distraire les marmots du coin qui n’ont que des vaches en béton (la triste spécialité locale) pour s’amuser. Bien fait pour eux, sales mômes.

Allez, pour la route, un deuxième mini Top 10 :

1. Caledonian Stadium (Inverness Caledonian Thistle, D1 écossaise, nord des Highlands)

« Caley » est surtout connu en Angleterre pour deux choses :

a) son manager depuis janvier 2009, le bien nommé Terry Butcher (enfin, plus pour longtemps, il devrait filer à Hibernian d’ici vendredi)

b) le joli jeu du mot du Sun (qui doit employer une armée de calembouristes) en février 2000 pour une superbe victoire 3-1 de Caley à Parkhead en Coupe d’Ecosse : « Super Caley Go Ballistic Celtic Are Atrocious » (= Caley Cartonne, le Celtic est Nul), directement inspiré bien sûr de la célèbre chanson de Mary Poppins supercalifragilisticexpialidocious. Une défaite qui contribua au limogeage de John Barnes, alors manager.

En fait, point de trait de génie de la part du Sun… Le célèbre torchon avait tout simplement pompé sur le Liverpool Echo qui titra ainsi une belle victoire de Liverpool sur QPR en décembre 1976 où Ian Callaghan (surnommé « Cally ») fut élu Homme du Match : Super Cally Goes Ballistic, QPR Atrocious.

2. Waterside Stadium (Walton Casuals, D8, sud londonien)

Sandwiché bien au chaud entre l’usine à gaz de Sunbury Lock, un terminal pétrolier de BP Amoco et une station d’épuration des eaux. Avec une rivière et quelques arbres au milieu de tout ça quand même, faut bien s’oxygéner un peu de temps en temps.

3. Griffin Park (Brentford FC, D3, ouest londonien)

Rien de notable dans le paysage urbain de ce coin de l’ouest londonien mais Griffin Park compte un pub à chaque coin du pâté de maisons. Et ça vaut bien tous les cadres de vie au monde (cliquez sur la pinte à gauche pour boire un clip rafraîchissant).

4. The Recreation Ground (Aldershot Town, D5, sud de l’Angleterre)

Rien de bien récréatif dans ce stade de 7 000 places dominé par un bâtiment d’une laideur absolue.

5. Gayfield Park, stade du Arbroath FC (D3 écossaise)

La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs, tralalitralala, à imaginer au son de la cornemuse bien sûr. Les jours de grande marée, les centres au troisième poteau atterrissent direct dans la North Sea.

6. Mill Road (Arundel FC, D9, sud de l’Angleterre)

Arundel Castle en arrière-plan, superbe. Côté spectacle, on sait au moins où regarder.

7. Loop Meadow Stadium (Didcot Town FC, D7, près de Birmingham)

Très bucolique, au pied des tours de refroidissement. Cela dit, les spectateurs doivent kiffer car c’est probablement ce que Birmingham a de plus beau à offrir.

8 & 9. Tannadice (Dundee United, D1 écossaise) et Dens Park (Dundee FC, D2)

Rivalité dans un mouchoir de poche : 103 mètres séparent les Arabs (United) des Dees (FC).

10 & 11. Meadow Lane (Notts County, D3) et City Ground (Nottingham Forest, D2)

300 mètres (avec la rivière Trent) séparent les Magpies de Forest.

Kevin Quigagne.

Articles TK sur le même thème des stades :
92 stades en 92 heures
Le mythique 92 Club
Sunderland, à la recherche de la clameur perdue

Les boss des clubs de Premier League n’ont plus guère de secret pour nous [1]. A de rares exceptions, ils semblent tous sortir du même moule corporate, aussi lisses et predictable qu’un « exclusif » de Téléfoot sur Lionel Messi. Au contraire des quelques patrons de clubs de divisions inférieures sélectionnés pour illustrer cette nouvelle série.

Premier spécimen passé aux rayons X : Barry Hearn, 65 ans et propriétaire atypique de Leyton Orient, deuxième plus vieux club londonien et actuel superbe leader de D3. Hearn et Leyton Orient, c’est aussi une belle histoire d’amour typiquement britannique entre un supporter et son club de toujours.

[Cliquer sur les photos fait parfois un p’tit kekchose]

Le choix du coeur

Quand Barry Hearn acquiert Leyton Orient en avril 1995, le club de l’est londonien ne vaut rien, littéralement. Enfin, si : 2,47 £, à peine 3 €. C’est cette somme d’une précision loufoque que débourse Hearn pour empêcher la liquidation de ce club historique qu’il supporte depuis toujours. En fait, Tony Wood, le propriétaire vendeur, avait dit à Barry qu’il lui donnait volontiers le club, gratos. Barry, grand seigneur, répondit qu’il acceptait de le payer à sa juste valeur, au cours des actions. « Justement » lui dit Wood, « j’ai vérifié et les actions valent 2,47 £… Allez, donne-moi 5 £ si tu veux. »

Conversation surréaliste vite plombée par la brutale réalité des chiffres : 2M £ de dettes à éponger. Même le pauvre laitier attend son chèque depuis des mois. Il était temps que Barry se pointe. Toutefois, cette somme est colossale pour un club qui descend en D4 et ne génère quasiment aucun revenu hormis la maigre billetterie. Sans compter qu’il faudra urgemment rénover le vétuste stade.

Hearn hésite franchement, au point de presque renoncer à son projet un peu fou. Il est pas encore riche à millions [2] et le pari est très risqué. S’il se rate, c’est le redressement judiciaire assuré et de gros ennuis financiers pour lui et sa famille. Mais ce qui va se passer juste après cette discussion avec Tony Wood décidera du cours des choses (anecdote qu’aime raconter le sieur Hearn).

Pour se changer les idées, Barry-le-businessman laisse son costume de gestionnaire au vestiaire et c’est Barry-le-supporter qui s’en va fouler la pelouse du stade de Brisbane Road un long moment. Et là, en perdant son regard dans les travées, les souvenirs d’enfance lui remontent. Quand, en 1960, sa maman l’emmitouflait soigneusement pour l’envoyer au stade par le métro, de leur cité HLM perdue au fin fond de l’Essex et qu’il se débrouillait tout seul, sans son père (au boulot le samedi), comme un grand de 11 ans, se mêlant aux autres supporters de ce club de D2… Quand, Leyton Orient, pour la première fois de sa longue histoire, monta en D1 en 1962 en compagnie de Liverpool, qu’Orient tint en échec 2-2 à domicile, devant 26 000 spectateurs. Pour redescendre illico, la saison suivante. Joies et désillusions classiques du supporter. Le jeune Barry n’était qu’un ado mais avait déjà son club profondément dans la peau et ses couleurs dans les veines. Pour toujours. Orient till I die

Ce jour-là, en balayant Brisbane Road des yeux, Hearn revit aussi les matchs d’anthologie du club, comme ces victoires 2-0 sur l’ennemi juré West Ham en 1962 et 1978 ou la formidable épopée de FA Cup en 1978, où Orient, mal classé de D2, élimine successivement Norwich (D1), Blackburn Rovers (D2), Chelsea (D1) et Middlesbrough (D1) avant de tomber en demi-finale contre Arsenal.

L. Cunningham, Stan Bowles et Peter Shilton

Il se remémore les vedettes révélées ou passées par le club. La goal-machine écossaise Tommy Johnston, un ex mineur de fond qui claqua 121 buts en 180 matchs pour Orient de 1956 à 1961 ; l’immense Laurie Cunningham (WBA, Real Madrid, Marseille, etc.), cette « Black Pearl » qui lança sa carrière à Orient avant de mourir tragiquement à 33 ans dans un accident de voiture ; le fantasque Stan Bowles, un showman qui passa par Brisbane Road ; l’inusable Peter Shilton, qui finit sa carrière chez les O’s et y disputa son 1000è match de championnat, à 47 ans…

La réflexion ne s’éternise pas, au diable la raison… Barry Hearn fait le choix du coeur et dit banco. Les supporters O’s poussent alors un énorme ouf de soulagement.

Un club à la dérive et la risée de tous

En cette fin de saison 1994-95, Leyton Orient, vieux club fondé en 1881, descend en D4, après une saison catastrophique (32 défaites sur 46 matchs) et qui plus est filmée par la caméra expertement baladeuse de Jo Trehearne, une étudiante en cinéma supportrice d’Orient à qui le club a donné carte blanche pendant toute une saison. Un docu à priori inoffensif mais qui aura des conséquences désastreuses pour le manager, John Sitton, un personnage aux méthodes très particulières. Bien malgré lui, Sitton sera la « vedette » du film [3]. Ce documentaire de 50 minutes, devenu culte, fut diffusé par Channel 4 et intitulé « Orient, club for a fiver » (Orient, club à vendre : 5 £). Il est souvent considéré comme l’un des tous meilleurs docus britanniques de foot jamais réalisés, les coups de gueule monstrueux de Sitton – un ex karatéka qui virait les joueurs en plein match, les insultait ou les invitait à la baston (ici et ici) – ajoutant indéniablement à l’intérêt de la chose (voir article TK là dessus, avec traductions des moments chauds).

Début 1995, quand Tony Wood, le propriétaire d’Orient approche Barry Hearn pour lui proposer le club après la faillite de ses plantations de café au Rwanda (suite à la guerre civile), Hearn est un promoteur de boxe qui cherche à diversifier ses activités. Après le rachat, il rebaptise le stade de Brisbane Road du nom de sa société (Matchroom) et organise toutes sortes de shows à l’américaine avant les matchs. Orient, anonyme de D4, se signale alors par quelques coups spectaculaires, notamment l’acquisition en octobre 1998 de l’ex international français Amara Simba, un vétéran de 37 ans (l’expert ès bicyclette, grassement payé – 10 000 £/mois – claquera 12 buts en 37 matchs et laissera un excellent souvenir).

Coup de poker gagnant sur le billard

Rien ne prédestinait Barry Hearn, 65 ans, à devenir le promoteur sportif le plus successful du Royaume-Uni. Et Lady Luck joua un certain rôle dans son destin, ce qu’il admet humblement. Issu d’une famille très modeste (père chauffeur de bus, mère femme de ménage) Hearn grandit dans la cité HLM du Debden Estate à Dagenham, l’est ouvrier du Grand Londres. Ford y a une gigantesque usine depuis 1931 qui emploiera jusqu’à 40 000 personnes dans les années 50. Y avait. Ce qui restait de l’ex plus grande usine automobile d’Europe vient en effet de pousser ses derniers râles.

Encouragé par sa mère, Barry étudie la comptabilité. Il a du bagout et, au début des années 70, il est nommé directeur financier d’une entreprise de design textile. Mais l’exubérant Barry se sent à l’étroit dans ce milieu et convainc son patron d’investir dans l’immobilier commercial. En 1974, avec l’aide financière du boss, il acquiert par hasard une chaîne de salles de snooker (billard anglais de compétition). Le sport est confidentiel et Hearn achète le lot pour seulement 500 000 £. Il ne connaît rien au snooker mais se dit que l’emplacement des salles (situées en plein centre-ville) vaudra forcément bonbon un jour.

Barry Hearn, à droite, avec Steve Davis (après la finale 1985)

Barry Hearn, à droite, avec Steve Davis (après la mythique finale des championnats du monde 1985)

Par chance, les médias se mettent soudain à promouvoir ce loisir bon marché qui sied à la récession en cours. Entre-temps, Hearn s’est lié d’amitié avec un jeune joueur talentueux qui vient régulièrement s’entraîner dans sa salle de Romford, un certain Steve Davis. Un prodige qui deviendra six fois champion du monde (toute l’Angleterre se souvient de la mythique finale du Championnat du monde 1985 opposant Steve Davis à Dennis Taylor, suspense insoutenable – 18-17 score final, après 15 heures de jeu !). Le snooker explose et Hearn empoche un bénéfice de 1M £ en revendant la chaîne en 1982 pour 3,5M. Dans une interview accordée à un quotidien londonien en 2010, il déclarait : « Tout le monde me félicita en me disant que j’avais réussi un coup de génie, que j’avais eu le nez creux, etc. En fait, rien de tel, j’ai simplement été très chanceux ! »

Deuxième round gagnant

Dans la foulée, il devient l’agent-promoteur des meilleurs joueurs de snooker et prend de belles commissions sur leurs gains, jusqu’à 20 %. Il profite de la fulgurante ascension de ce sport (qui devient plus rentable pour les chaînes que le football, voir article TK – presque 19 millions de téléspectateurs britanniques regardent cette finale du Championnat du monde 1985 !) pour s’associer avec la BBC et créer Matchroom Sport, une société de promotion sportive.

C’est la boxe qui lui donnera son deuxième souffle à la fin des années 80, quand l’un de ses poulains, le poids lourd Frank Bruno, devient mondialement connu. Hearn, lui-même ancien boxeur amateur, managera ensuite tous les grands boxeurs britannniques et irlandais, de Lennox Lewis au très excentrique Chris Eubank, en passant par Carl Froch aujourd’hui.

Au début des Nineties, l’essor de Sky lui permet d’étendre son empire. Hearn produit un peu de tout (boxe, snooker, fléchettes, poker, etc.) en l’adaptant au format télé. Mais son vrai génie est ailleurs : il ne se contente pas de promouvoir ces sports ou loisirs très masculins et un peu poussiéreux, il les glamourise. Rapidement, il devient le premier promoteur sportif du pays et peut enfin se consacrer à sa passion de toujours : son club de Leyton Orient.

Barry Hearn, touche-à-tout faiseur de miracles

Des fléchettes, autrefois loisir ringard cantonné aux pubs enfumés, Hearn en a fait un vrai sport richement doté qu’il a réussi à vendre au prix fort à Sky et la BBC. Les darts font aujourd’hui des cartons d’audience. La Coupe du monde de fléchettes se déroule annuellement à Noël à Londres sur trois semaines devant des milliers de spectateurs déchaînés et souvent bien imbibés (on peut dîner sur place, voir clip, très impressionnant). Le prix offert au vainqueur n’est pas de la petite bière non plus : 250 000 £. Les cadors de la discipline, tels Phil « The Power » Taylor, sont adulés des tabloïds et starisés, avec des pages Wiki et contrats publicitaires à la mesure de leur notoriété. Grâce à Barry Hearn.

Idem pour le circuit des douze tournois majeurs de snooker que Hearn a reformaté en l’internationalisant (Chine, Qatar, etc.). Et surtout, il l’a généreusement doté :  9M £ de prix. L’Anglais Ronnie « The Rocket » O’Sullivan, numéro 1 mondial et grand showman devant l’éternel, a largement profité de l’explosion de ce sport : à seulement 37 ans, il a déjà empoché plus de 7M £ en gains et est l’un des sportifs britanniques les plus (re)connus. Merci qui ? Merci Barry.

Et coup magistral, Hearn a même réussi à transformer un banal concours de pêche en évènement incontournable de la grille Sky depuis 20 ans, le Fish ‘O’ Mania, avec la bagatelle de 30 000 £ au vainqueur !

Des miracles, Hearn en a fait aussi pour son club. En 2003, peu après la faillite d’ITV Digital (ex bailleur de fond de la Football League), Leyton Orient a un besoin vital d’argent frais. Qu’à cela ne tienne, en plein boom immobilier, Hearn vend à un constructeur… les virages du stade (pour la belle somme de 8,5M £). Quatre immeubles y sont dûment construits par Bellway Homes, avec balcons (certains ont une vue imprenable sur le terrain, ici et iciUne centaine de spectateurs regardent regulièrement le match des balcons, parfois en se faisant leur petit BBQ…). Les bénéfices sont illico réinvestis dans la reconstruction des tribunes Ouest et Nord et le financement de la promotion de Leyton Orient en D3 en 2006, les 3 millions de revenus annuels ne suffisant plus à faire tourner le club [4].

Brisbane Road, centre de l’univers

Aujourd’hui, Hearn a beau vendre annuellement 2 500 heures de sport et loisir dans une centaine de pays (40 000 h avec les rediffusions), du bowling au golf, en passant par le poker ou les boules anglaises (bowls), il n’est pas rassasié et cherche toujours le produit magique le plus porteur possible. Et quand il n’existe pas, il l’invente.

Comme en 2011, quand il annonce sa dernière idée fumeuse : transformer le tennis de table en un « sport glamour capable de brasser des millions de dollars ». Tout au moins sa propre version du sport, avec raquettes d’antan (à picots courts) et règles modifiées. Un sport qui, dixit Barry, serait un « ping-pong bien plus rock and roll à même d’attirer de fortes audiences. » Le premier tournoi du genre, baptisé World Championship of Ping-Pong et doté de 70 000 £, s’est disputé à Londres en janvier dernier, avec l’inévitable retransmission sur Sky Sports (ici), son fidèle partenaire depuis 22 ans. L’ITTF, la fédé internationale pongiste, ne goûte guère de ses excentricités et a menacé d’exclure tout participant. Barry n’en a cure et réplique que 600 millions de foyers ont vu les images de son ping pong. Il prévoit bien sûr de remettre ça en janvier 2014.

L'humour sauce Leyton Orient

L'humour sauce Leyton Orient

Au fil des ans, Hearn a réussi à bâtir un club qui tient bien la route en D3, où il évolue depuis 2006. Et ce n’est pas un mince exploit, coincés qu’il est au centre d’un losange dévoreur de supporters : Tottenham (au nord), West Ham (à l’est), Millwall (au sud) et Arsenal (à l’ouest), tous à quelques kilomètres seulement de Leyton. Malgré cela, les O’s font mieux que résister : 7è l’an dernier, avec les barrages d’accession en D2 ratés de peu et une affluence moyenne de seulement 4 000 spectateurs, la 18è de D3 (sur 24). Cette saison, Orient signe le meilleur départ en championnat de son histoire : 1er avec 25 points engrangés sur 27 possibles (grâce en partie au duo irlando-jamaïcain Mooney-Lisbie, déjà 15 pions à eux deux en championnat. Trois Frenchies dans l’effectif, dont deux dans le XI type : l’ex Chamois Niortais Romain Vincelot et l’ex Troyen Mathieu Baudry, récemment interviewé par Romain Molina pour zonemixte.fr. L’ex Grenoblois Yohann Lasimant vient d’arriver).

« Pourquoi se droguer ? Supportez Leyton Orient à la place. Ce soir, je plane. On va tous boire l’élixir de la vie ici à Brisbane Road, centre de l’univers. » Barry Hearn se prend pour Salvador Dalí, 16 mai 2001, après la victoire contre Hull City en demi-finale des play-offs pour l’accession à la D3.

Depuis 1995, Hearn a injecté environ 15M £ dans Orient, un club régulièrement endetté (comme tant d’autres) mais « raisonnablement » aime ajouter ce franc-tireur qui milite vigoureusement pour « que le système arrête de faire des cadeaux aux clubs qui dépensent bien au-dessus de leurs moyens et faussent le championnat ».

Quand on lui demande si Leyton Orient pourra un jour se hisser en Premier League, il sourit et répond d’un « maybe, who knows? » espiègle qui laisse penser que la PL n’est pas vraiment son but. Cet iconoclaste préfère probablement rester parmi les siens, dans l’univers décalé de la Football League. L’erreur serait de prendre son côté débonnaire pour un manque d’ambition. Car maintenir un bon club de FL dans ce coin de Londres, a fortiori avec la venue très controversée de West Ham en 2016 au stade olympique tout proche [5], est déjà en soi un petit miracle. Un de plus.

Kevin Quigagne.

PSJe recommande le blog The O Zone écrit par le Chargé  de communication de Leyton Orient (et publié le lundi dans The Independent). Il raconte avec humour les coulisses d’un club professionnel, la préparation des matchs, les relations avec les médias et les autres clubs, la détection, les « candidatures spontanées de stars ivoiriennes », etc.

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[1] Et si vous ne les connaissez pas, ils sont présentés dans cette série.

[2] Sa fortune, estimée aujourd’hui à 25M £ par le Sunday Times, fut largement constituée à partir du milieu des années 90, en partie grâce à son étroite collaboration avec Sky qui décolla aussi à ce moment-là.

[3] Il fut limogé après seulement un an en tant que manager et ne retrouva plus jamais de poste d’entraîneur (c’était son premier). Il vécut très mal l’après Leyton Orient et après plusieurs années d’inactivité, il se reconvertit en chauffeur de taxi, métier qu’il exerce toujours. Il y a quelques mois, et pour la première fois devant les caméras depuis 1995, il revenait sur cette période douloureuse – clip. Son autobiographie devrait sortir bientôt.

[4] La masse salariale y était de 1,8M £ en 2011-12, dans la moyenne de la D3. Au sujet des immeubles dans les virages, quelques joueurs/membres du staff – y compris le manager, Russell Slade – habitent dans ces tours. Le club y possède plusieurs appartements – un studio y vaut environ 170 000 £ –, ce qui permet de loger facilement les joueurs de passage, soit gratuitement soit à loyer réduit. Cette pratique (historique) est courante en Football League où contrats sont souvent courts et les mouvements très nombreux (prêts, essais, etc.). On dénombra environ 3 200 mouvements de joueurs la saison 2011-12 dans les 72 clubs de Football League (ce chiffre comprend les prolongations de contrats).

[5] Une relocalisation que Barry Hearn a combattu de toutes ses forces depuis trois ans, à grands frais (légaux). Voir article TK là-dessus ainsi que les fils Olympic Stadium du Guardian et Leyton Orient de la BBC. Leyton Orient est situé à un mile seulement du Stade Olympique que West Ham occupera à partir d’août 2016. Au-delà de la possible illégalité* de ce déménagement, Leyton Orient craint une érosion progressive de sa fanbase et, à terme, des difficultés à se maintenir en Football League. Pour Hearn, c’est l’existence même du club qui pourrait être remise en question.

Les détracteurs de Barry Hearn pensent qu’il remue ciel et terre depuis octobre 2010 pour des raisons financières (ses tentatives de faire capoter la venue de WH au Stade Olympique étant vouées à l’échec dès le début de cette interminable saga – toujours en cours ! Hearn envisage maintenant de faire appel ou poursuivre la Premier League -, il essaierait selon eux d’obtenir une forte compensation).

[*Selon Hearn, la règle I. 6.5 du règlement de la PL a été enfreinte. Cette règle (légèrement modifiée depuis) était la suivante en 2011 : « La Premier League refusera le droit à un club de changer de stade si la nouvelle enceinte proposée nuit à un club situé à proximité immédiate, y compris un club de Football League. ». Mais comme bien souvent avec ce type de législation,  l’interprétation d’une partie du texte s’est retrouvée au centre des débats, en l’occurence « nuit à un club situé à proximité immédiate »]