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Le tour de force réussi par Matt Bigg et ses trois compères le week-end dernier (voir première partie) est l’occasion idéale de présenter le mythique Ninety-Two Club, une institution aussi anglaise que la Marmite ou le Five O’clock tea.

La passion des Britanniques pour les stades n’a sans doute pas d’équivalent au monde. Peut-être la nécessité a-t-elle forgé cet amour, les supporters anglais se déplaçant souvent par centaines ou milliers pour soutenir leur club, qu’il évolue en Premier League ou en League Two (D4), qu’on soit un beau samedi après-midi d’août ou un mardi soir de décembre.

Des dizaines de livres et publications pratiques ou historiques (ainsi que suppléments, fanzines, etc.) célèbrent et font connaître les stades. L’Ecossais Archibald Leitch, l’architecte de stade le plus renommé au monde, est tout autant vénéré au Royaume-Uni que Le Corbusier dans les pays francophones.

Parallèlement, plusieurs sites uniquement consacrés aux stades se sont créés, tel que www.footballgroundguide.com, devenu un must pour tout supporter. A voir aussi cette page, impressionnante, une sorte d’annuaire pour « ground-hopper » averti (visiteur acharné de stades). L’art est souvent aussi de la partie et des expositions sur les stades sont régulièrement organisées, dont celle-ci, intitulée « 92 Stadiums », qui a récemment présenté des photos de tous les stades de League football (voir aussi ce slideshow). Ce culte du stade doit un peu sa naissance au « Daddy » du genre : le Ninety-Two Club.

Archibald Leitch, plus de quarante stades à son actif

Archibald Leitch, plus de quarante stades à son actif

 

Le mythique Ninety-Two Club

Logo de la FL vers 1985

Logo de la FL vers 1985

En juin 1978, Gordon Pearce fonde le Ninety-Two Club. Condition d’entrée de ce club hyper select : assister à un match (de compétition) dans chacun des stades de la Football League, soit quatre-vingt-douze clubs (de la First à la Fourth Division). En apparence, une tache longue et ardue mais pas insurmontable. Cependant, les règles du jeu, strictes et contraignantes, rendent l’obtention du sésame compliqué (voir ci-dessous). Gordon Pearce avait lui-même accompli la prouesse, au milieu des années 60.

L’idée de la fondation du club vient d’un supporter de Bristol City qui, en 1974, suggère à un magazine de foot l’idée d’offrir une cravate, spécialement créée pour l’occasion, à toute personne ayant assisté à un match dans les quatre-vingt-douze stades de Football League.

Le 12 novembre 1977, deux supporters de Colchester United complètent leur visite des quatre-vingt-douze clubs (à Ashton Gate, Bristol City) et reçoivent les honneurs du journal local. Puis, un autre supporter (de Bristol Rovers) va même plus loin. Non seulement il fait tous les stades, mais ajoute aussi à son tableau de chasse le nouvel entrant à la Football League : Wimbledon FC.

Wimbledon FC, petit nouveau de la Football League en 1978

Wimbledon FC, entrée fracassante dans la Football League en 1977. Le Crazy Gang ne va pas tarder...

Début 1978, Gordon Pearce se dit qu’il serait bon d’officialiser ces exploits et braquer le projecteur sur ces marathons anonymes. Il y voit une manière d’aider logistiquement les vrais supporters et souder cette communauté de passionnés qui sympathisent au gré des rencontres sur les aires d’autoroutes du pays. Il présente l’idée d’un Ninety-Two Club à la Football League. Alan Hardaker, le célèbre pilier de la Football League (et l’homme présenté parfois comme indirectement responsable de la tragédie de Munich du 6 février 1958), approuve l’idée et suggère à Pearce de contacter la presse. Peu à peu, ce projet insensé prend de l’ampleur, à la faveur de la publicité faite dans les médias et sur les programmes de match.

... faire parler de lui.

... à faire parler de lui.

 

En juin 1978, Pearce décide que le projet est suffisamment solide pour être officiellement lancé. Le club enregistre alors une quarantaine d’inscriptions. Les membres fondateurs vont définir ensemble les règles et critères d’entrée au Ninety-Two Club (voir le règlement complet ici). La condition principale d’adhésion ne facilite pas les choses. En effet, toute nouvelle membership ne peut être validée que si, le jour de la visite du quatre-vingt-douzième et dernier stade, le candidat a visité les quatre-vingt-onze autres clubs disputant les quatre championnats professionnels de la League de la saison en cours (voir la liste pour 2010/2011).

Si, comme c’est quasiment toujours le cas, le compétiteur a commencé son périple des années auparavant, il sera forcément obligé de continuer sa quête car il y a peu de chance que les quatre-vingt-douze stades sur sa liste correspondent aux quatre-vingt-douze clubs de Premier League et Football League au moment où il atteint le Number 92… Une loi un tantinet sadique qu’acceptent sans rechigner ceux qui rêvent d’accéder au club.

Une fois adoubé, l’impétrant reçoit alors une cravate du club (ou une écharpe, au choix) et un badge en émail qu’il se doit de porter avec fierté (ainsi qu’une lettre d’information annuelle). La cotisation est de 18 £ (paiement unique), voir membership package. Le petit rayon marchandise vaut également le coup d’œil. Ce site ami, www.doingthe92.com, donne des informations et aides précieuses aux candidats.

 

Quand 92 veut souvent dire 120

Evidemment, comme évoqué ci-dessus, la liste des clubs ou stades de Premier League et Football League n’est pas inscrite dans le marbre. Au gré des montées et descentes, les changements de noms sont légion. Tout aspirant au Graal a pour obligation de visiter les nouveaux entrants sur la liste. Le premier club à faire son entrée après la création du Ninety-Two Club est Wigan Athletic, qui rejoint la Football League en août 1978 (montée en D4). Tous les ground-hoppers doivent alors se rendre à Springfield Park pour ajouter le petit dernier à leur liste.

Springfield Park, fallait mettre le Full Metal Trousers

Springfield Park, fallait mettre le Full Metal Trousers

Et ils ont du mérite, car Springfield Park à l’époque est assurément l’un des stades les plus vétustes d’Europe de l’Ouest. Une caravane déglinguée (« sponsorisée » par l’entreprise de maçonnerie Keith Lightfoot) tient lieu de bureau du club… Barry Worthington, fondateur de wigan.vitalfootball.co.uk, nous fait faire le tour du propriétaire (extrait tiré d’un Spécial Wigan du Four Four Two # 200) :

« Springfield Park, en 1978, est un cloaque infâme. Les toilettes, c’est un long mur avec un trou, pour trente personnes. Un ruisseau de matières et d’eau dégueulasses coule en permanence. On baigne dans tellement de pisse qu’il faut remonter son pantalon jusqu’aux genoux avant d’uriner. Quant à la « tribune de presse », elle consiste en une cabane exiguë avec une vitre en plexiglas, pas nettoyée depuis cinquante ans et tellement opacifiée par les excréments d’oiseaux que les journalistes se plaignent de ne rien voir du match. Si bien que souvent, les deux ou trois reporters présents se partagent le boulot : l’un reste au micro, et l’autre est à l’extérieur de la cabane et relaie l’action et les incidents au premier avec le moins de différé possible. »

Dans les années 80 et 90, instables et mouvementées, « faire les 92 » n’est pas une sinécure. La liste des clubs étant en fluctuation constante, si l’on veut devenir membre, il faut en réalité visiter largement plus d’une centaine de stades. C’est ce que relate avec humour ce prétendant au club dans son blog ; il tente en vain d’y rentrer depuis vingt-cinq ans, et ce, malgré son superbe palmarès : il a déjà visité cent dix stades ! Pour lui, la quête sur la route du Ninety-Two Club a un arrière-goût de « Groundhog experience », d’éternel recommencement. Lui parle de « tache sisyphéenne »… Il ne peut en effet « techniquement » justifier que de soixante-seize visites, à cause principalement des montées / relégations, des déménagements de clubs ainsi que des créations et disparitions de stades.

Ces années-là sont propices au chamboulement (rapport Taylor, création de la Premier League, etc.) et de nombreux clubs doivent élire domicile ailleurs (une trentaine de changements de stades entre 1983 et 2005). Si les membres veulent pouvoir entrer ou rester au club, ils doivent visiter toutes ces nouvelles enceintes. Toutefois, loin de décourager les candidats, ces obstacles supplémentaires les excitent et le Ninety-Two Club suscite un engouement grandissant dans les Nineties : il double le rythme de ses admissions, acceptant plus d’une soixantaine de nouveaux entrants chaque année.

Le partage de stade, façon Liverpool et Everton

Le partage de stade, façon Liverpool et Everton

Le règlement prend également en compte le « ground-sharing », le partage de stade. Dans ces Eighties et Nineties, plusieurs clubs se voient obligés de faire ménage ensemble, ce qui en Angleterre, dit-on, est pire que de partager sa femme (citons Charlton, qui doit déménager à Selhurst Park – stade de Crystal Palace). Il y a aussi les drames, les incendies, comme au Bristol Stadium, en 1980, ce qui force Bristol Rovers à émigrer vers Ashton Gate (stade de Bristol City). Ou, tragiquement, Bradford City (incendie de mai 1985, 56 morts, 265 blessés) qui utilisera Elland Road, puis trois autres stades, le temps de la reconstruction de Valley Parade.

 

Comme un album Panini pour adultes

Le Ninety-Two club compte aujourd’hui plus de mille cinq cents membres, dont Roger Titford (depuis 1989), écrivain du football, historien du Reading FC  et contributeur régulier du mythique mensuel When Saturday Comes, avec lequel Les Cahiers s’est récemment associé pour publier en Une les meilleurs articles de WSC (qui fête ses vingt-cinq ans cette année). Titford, à propos du Ninety-Two Club :

« Le Ninety-Two Club, c’est l’album Panini pour adultes. Pour beaucoup d’hommes passionnés de football, il y a cet aspect album de vignettes qui pousse à finir, on veut pouvoir se dire « j’ai coché toutes les cases « . Ce qui motive, c’est la satisfaction de l’accomplissement, et aussi celle de joindre un petit groupe de passionnés. »

When Saturday Comes s'est récemment associé aux Cahiers du Football

When Saturday Comes s'est récemment associé aux Cahiers

Titford et d’autres 92-clubbers ajoutent que l’on décide rarement de se lancer dans l’aventure par hasard, sur un coup de tête, en partant de zéro. L’idée germe et fait son chemin. Elle vient souvent après des dizaines de déplacements, que l’on peut bien sûr valider rétrospectivement. Il explique :

« Pour beaucoup de supporters, le charme du défi ne naît pas comme ça subitement. Parfois, quand l’idée de faire partie du club vient, on se rend compte qu’on s’est déjà rendu dans 60 ou 65 stades, surtout si le club qu’on supporte a passé des années à faire l’ascenseur entre les divisions. C’est à ce moment-là qu’on commence à penser à faire le reste. »

Il ajoute, à propos du « profil type » du membre :

« Il est certain qu’un tel niveau de dévouement et sacrifice attire davantage un certain type de personnalité. On voit plus souvent des hommes jeunes et célibataires. Ce sont probablement des passionnés de football qui s’intéressent aussi aux aspects plus obscurs du football, comme le genre de snack qu’on sert dans tel ou tel stade, ou le type de pylônes utilisés pour l’éclairage… Des gens amateurs de stades anciens, qui ont plus de personnalité que les enceintes construites aujourd’hui. » 

Non que cette passion soit limitée à l’Angleterre, comme l’explique Ian Plenderleith, écrivain et également journaliste à When Saturday Comes :

« En Allemagne, ils publient un gros magazine mensuel luxueux, sur papier glacé, intitulé Stadionwelt – Les stades du monde. C’est bourré d’infos et autres, c’est fascinant, mais pas très marrant. »

Il n’existe aucune limite de temps pour valider l’exploit. Une période de trente ans n’est pas rare. Certains ont fait le grand tour en vélo, tel Steve Hall en 2010, en quatre mois, pour la bonne cause (il voulait sensibiliser la population et attirer l’attention du public sur le sort des quarante-cinq millions de réfugiés à travers le monde, voir ici). D’autres, plus pressés, ont pris une année sabbatique et l’ont bouclé en un an. Plusieurs membres l’ont fait deux fois.

 

Gordon Pearce est décédé en avril 2010. Depuis, Mike Kimberley a repris le flambeau. La flamme anglaise de la passion des stades n’est pas près de s’éteindre.

Kevin Quigagne.