Posts tagged ‘(9) Les premiers Blacks du football britannique’

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru cer dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique (liens des volets précédents en bas d’article) avec le formidable trio sud-africain composé de Steve Mokone (# 13), Gerry Francis et Albert Johanneson.

Aujourd’hui : Gerry Francis.

# 14. Gerry Francis (1933-     )

Non, pas ce Gerry Francis et ses mullets d’enfer (en bas d’article) mais le Gerry Francis sud-africain, le premier Sudaf noir à évoluer en D1 anglaise (et le deuxième Sudaf noir à jouer à l’étranger, après Steve Mokone). Parents d’origine néerlandaise/allemande/africaine côté maternel et asiatique niveau paternel.

Une société britannique en pleine mutation

Début 1957, un scout recommande Gerry Francis à Leeds United (D1). Cet ailier droit virevoltant, également à l’aise en attaquant de soutien, évolue alors au Blackpool Coloured FC de Johannesburg (en amateur – il n’y avait pas de championnat pro en Afrique du Sud).
Quand Leeds l’invite pour un essai, à ses frais, il n’hésite pas une seconde malgré le coût prohibitif du voyage. Pour se payer le vol, ce machiniste dans une usine de chaussures économise pendant des mois et emprunte à sa famille. Par chance, l’avion British Airways qu’il prend fête son baptème de l’air et comme tout autre passager ce jour-là, il reçoit un traitement de faveur. Pour lui, c’est la stupeur totale, habitué qu’il est aux humiliations quotidiennes de l’apartheid. Francis n’est pas au bout de ses surprises.

Arrivé en Angleterre été 1957 avec une prime à la signature de 10 £ (le maximum) et un salaire de 50 £/mois (soit à peine plus qu’un ouvrier qualifié, le maximum mensuel pour un footballeur n’était alors que de 70 £), l’accueil qu’il reçoit est généralement bon. Toutefois, il s’aperçoit vite que si la ségrégation raciale n’est pas inscrite dans la législation, certaines pratiques s’en inspirent. Dans une interview accordée à la BBC il y a une dizaine d’années, Francis déclarait :

« On m’avait dit que l’apartheid n’existait pas en Angleterre, mais je m’aperçus vite qu’il y en avait quand même un peu. […] Les insultes racistes du public ou d’adversaires étaient chose courante mais ils se trompaient s’ils pensaient me déstabiliser, au contraire, cela me rendait plus fort. Mais les supporters de Leeds m’adoraient, je n’ai jamais subi aucun racisme de leur part. »

De fait, la société anglaise est en pleine mutation ; les premiers immigrants des anciennes colonies arrivent en nombre suite au British Nationality Act de 1948 (octroyant le droit le résidence à tout citoyen des colonies britanniques), l’extrême-droite monte et les tensions apparaissent, débouchant parfois sur des émeutes raciales. Les étrangers, de « couleur » ou non, ne sont pas toujours les bienvenus (voir # 11, Charlie Williams).

Un « apartheid soft »

Une forme de ségrégation existe bel et bien (un colour bar, barrière raciale, eg ici), à l’emploi ou dans certains commerces, même si elle n’est pas forcément détectable à l’oeil nu. Certains pubs, cafés ou discothèques refoulent les non-Blancs (« de peur de faire fuir les clients » disait-on mezza voce) et les propriétaires louent difficilement aux non-Whites, aux Noirs et aux Irlandais, tous réduits au rang de chien.

A la fin des Fifties, la situation se durcit. Des affiches ouvertement racistes ou xénophobes se mettent à fleurir sur les vitrines de pubs, cafés ou magasins. L’une de ces notices dit : Interdits aux irlandais, aux noirs, aux chiens. Il faudra attendre la Race Relations Act de 1965 pour que de telles pratiques deviennent illégales. En partie seulement car cette loi, timorée et molle, exclut nombre de secteurs clés, notamment la police et le logement. Les nouvelles Race Relations Act votées en 1968 et 1976 rectifieront le tir.

Certains prospectus et slogans du parti Conservateur sont dans le même ton, tel celui-ci : « Si vous voulez une personne de couleur comme voisin, votez Travailliste. Si vous vous en coltinez déjà une, votez Conservateur ». Une formule de campagne qui sera déclinée en un immonde : « Si vous voulez un nègre comme voisin, votez Travailliste » dans la circonscription de Peter Griffiths, candidat Tory aux Législatives de 1964 à Smethwick, un coin ouvrier près de Birmingham. Quand Griffiths est élu [1], quelques-uns de ses supporters insultent le député travailliste sortant, Patrick Gordon-Walker, lors de la traditionnelle soirée des résultats et hurlent : « Et Walker, ils sont où tes nègres maintenant, hein ? Prends tes nègres et barre-toi ».

Un choc culturel

Malgré cette ségrégation de fait, les relations de Francis avec la population de Leeds et ses coéquipiers sont au beau fixe. Il habite chez une logeuse qui, racontera-t-il, prendra admirablement soin de lui pendant son séjour de quatre ans. Billy Bremner arrive en 1959 (à 17 ans ½) et ils font chambre commune.

Francis se lie aussi d’amitié avec deux illustres personnages du football britannique : Raich Carter et John Charles (ci-contre). R. Carter, Sunderland legend et ex international anglais, manage alors Leeds (pour encore un an) et aidera grandement Francis à s’acclimater à son nouvel environnement, n’hésitant pas à l’inviter chez lui le week-end pour discuter de longues heures sur la situation en Afrique du Sud. Le Gallois J. Charles est une Leeds legend partie chercher gloire et fortune à la Juventus (« Il Gigante Buono », le Gentil Géant, claquera 93 buts en 150 matchs) juste avant l’arrivée de Francis et qui revient régulièrement voir ses anciens coéquipiers. Francis sympathise aussi avec le jardinier du club, un Irlandais qui l’héberge l’été quand le Sudaf ne sait où aller.

Plus tard, Francis se dira immensément reconnaissant envers ces gens qui jouèrent un rôle essentiel dans son intégration : « En arrivant à Leeds, j’étais sous le choc car j’avais du mal à realiser que je les cotoyais d’égal à égal et que je pouvais leur rendre visite. En tant que Sud-Africain noir, ça me faisait drôle d’être invité chez des Blancs importants qui, de surcroît, s’intéressaient à moi ! »

Il doit attendre le 10 octobre 1959 pour débuter, contre Everton, après avoir longtemps patienté en réserve. Mais Leeds United va mal, tellement mal que le club descend en D2 en 1960. Après 50 matchs et 9 buts chez les Whites [2], il rejoint le voisin de York City (D4) en octobre 1961 pour 4 000 £ où il disputera 16 matchs jusqu’en mai 1962. Il terminera sa carrière dans le petit club de Tonbridge au sud de Londres. C’est dans ce championnat semi-pro que Francis dira avoir le plus subi le racisme : « Dans ces petits stades avec quelques centaines de spectateurs, on entendait tout, et y’avait parfois pas mal d’horreurs dans le lot. »

Les crampons raccrochés, il travaille un temps comme facteur en Angleterre avant d’émigrer au Canada. En 1998, il est de retour à Elland Road (ci-dessus), invité avec Steve Mokone et d’autres par une association de Birmingham qui donne un gala en hommage aux pionniers du football noir (A Tribute to the Pionniers of Black Football). Gerry Francis vit aujourd’hui près de Toronto.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique
(6) Alfred Charles, Gil Heron, Roy Brown et Lindy Delapenha. Les premiers Blacks du football britannique
(7) Charlie Williams. Les premiers Blacks du football britannique
(8) Tesilimi Balogun et Steve Mokone. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] Des médias et politiciens de gauche accusèrent Griffiths, un enseignant populiste qui avait dérivé vers la droite dure au point de devenir pro apartheid, d’avoir inventé ce slogan et fait coller ces affiches. Griffiths a toujours nié et il est possible que des groupes d’ultra droite aient fait le coup. La gauche, furieuse de s’être ainsi fait piquer ce siège traditionnellement travailliste, ne lui pardonna jamais. Harold Wilson, fraîchement élu premier ministre travailliste en mai 1964, lui prédit une « carrière parlementaire de lépreux » lors de son discours d’investiture à la House of Commons. Griffiths contre-attaqua en révélant au grand jour que la branche du parti Travailliste de Smethwick (étiquetée alors « ville la plus raciste du pays ») avait longtemps appliqué une ségrégation raciale dans un club de jeunes dont ils avaient la charge, le Sandwell Youth Club, ainsi que dans un Labour Club local (de tels clubs – Labour clubs, Conservative clubs, etc. – étaient, et sont toujours, fréquents au Royaume-Uni. On y trouve en général un bar, une salle de réunion, un billard, etc. Un tas d’activités/sorties/soirées sont organisées pour les membres via des associations. Certains sont gigantesques et fonctionnent davantage comme un centre de loisir hyper polyvalent – assos, clubs sportifs, meetings politiques, spectacles/concerts, discos, bingos, eg le Wallsend Labour Club à Newcastle).

Personne n’était trop clair sur ces questions et la société dans son ensemble traînait un tas de préjugés conduisant à des dérives sur lesquelles on fermait volontiers les yeux. Les fortes tensions communautaires dans ce coin des Midlands poussèrent l’activiste américain Malcolm X à visiter Smethwick début 1965, et à boire quelques bières dans les pubs qui n’interdisaient pas l’accès aux minorités ethniques. La BBC profita de l’interdiction de territoire français qui le frappa inopinément (voir ici) pour lui proposer de débattre avec Griffiths mais ce dernier se désista au dernier moment. Une semaine plus tard, Malcolm X sera assassiné à Manhattan. Complément de lecture : tinyurl.com/ly2x6m6.

[2] Alors surnommés les Peacocks (Paons). Le surnom Whites n’arrivera qu’avec la nomination de Don Revie en mars 1961 même s’il n’est pas celui qui introduisit le blanc, contrairement à ce qui est communément admis (voir ici). Les deux surnoms cohabiteront deux bonnes décennies avant que Peacocks ne disparaisse progressivement.