Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru ces dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique débutée en novembre dernier (liens des volets précédents en bas d’article) avec quatre pionniers de l’entre-deux-guerres et l’après-guerre immédiat.

# 7. Alfred Charles (1909-1977)

Premier Noir non métissé à évoluer en Football League anglaise.

Attaquant/ailier arrivé en Angleterre de Trinidad & Tobago en 1932 pour travailler comme domestique d’un célèbre compatriote, le cricketeur Learie Constantine (ce dernier combattra ensuite le racisme en Grande-Bretagne – on lui avait notamment refusé une chambre d’hôtel à Londres en 1943 pour un motif racial – et deviendra en 1962 le premier Noir à être anobli. En 1969, il sera fait life peer et siègera à la Chambre des Lords du parlement britannique).

Dans un premier temps, Charles décide de rester dans le nord de l’Angleterre pour tenter sa chance dans le cricket. Puis, il se remet au foot et signe pour Burnley (D2) en 1933 mais ne dispute aucun match de championnat. Tout en exerçant la profession de… magicien, celui que la presse décrit comme un « technicien à la lourde frappe » joue ensuite dans des petits clubs de ce comté du Lancashire avant de signer à Southampton (D2) en janvier 1937. Il ne disputera qu’un seul match avec l’équipe première mais sera aligné en amical et avec la réserve. En 1938, il signe dans le club semi-pro de Stalybridge près de Manchester (là où Arthur Wharton, # 2, fut entraîneur-joueur en fin de carrière). Il restera vivre dans le nord de l’Angleterre jusqu’à sa mort.

Il faudra attendre 40 ans avant de revoir un joueur noir (Tony Sealy) dans l’effectif de Southampton. A l’époque, nous précise Don John (organisateur du Southampton’s Black History Month en 2006) dans cet article, c’est sans doute l’effet de nouveauté qui préserva Charles du racisme ouvert, à l’instar d’autres Noirs avant lui, notamment Andrew Watson, # 1 (« Il y avait si peu de Noirs à Southampton en 1937 que les gens considéraient probablement Alf Charles comme un objet de curiosité »).

# 8. Gil Heron (1922-2008)

Premier Noir à porter les couleurs du Celtic, même s’il est possible que d’autres précédèrent ce Jamaïcain, voir ici.

Si Heron n’a pas laissé une trace footballistique marquante outre-Manche (une douzaine de matchs en Ecosse – surtout en League Cup – et un bref passage à Kidderminster en non-League anglaise), il fut, comme l’écrit Brian Wilson dans le Guardian, « the first black player to capture the imagination of Scottish football fans », le premier Noir à avoir exercé une certaine fascination sur les supporters écossais et du Celtic [1]. Trois décennies plus tard, certains d’entre eux porteront le maillot des Hoops aux concerts britanniques de son fils, le légendaire musicien-poète américain Gil Scott-Heron, surnommé « The Godfather of rap » et considéré comme le père du rap engagé, notamment pour l’iconique et puissant The Revolution Will Not Be Televised (clip dans le lien ci-dessus).

En 1946, avec les Detroit Wolverines, il est sacré meilleur buteur (15 buts en 8 matchs !) de la minimaliste et très éphémère North American Soccer Football League (détails). Classieux, fin technicien et rapide [2], il impressionne les scouts du Celtic lors d’une tournée nord-américaine et est recruté à l’été 1951. Il marque dès son premier match (de League Cup) devant 40 000 spectateurs mais est jugé physiquement trop tendre pour le haut niveau et se retrouve cantonné à la Coupe de la Ligue et la réserve (avec laquelle il claquera 15 buts en 15 matchs).

La saison suivante, il est transféré à feu Third Lanark en D1 écossaise (voir ce superbe clip sur les vestiges de son mythique stade, Cathkin Park) où il claque 5 buts en 7 matchs de Scottish League Cup, puis dans le club semi-pro anglais de Kidderminster Harriers où il enquille 16 pions en une demi-saison. Début 1954, il retourne dans le club de ses débuts, le Detroit Corinthians, et restera vivre aux Etats-Unis.


La nature a repris ses droits : Cathkin Park et son jardin public avec Populaires

Ce récent article nous offre un éclairage nouveau sur la carrière de Gil Heron, en particulier sur sa période états-unienne (marquée par le racisme) et sa personnalité. Le passage sur sa soi-disante aversion au froid et son supposé manque d’engagement physique (« trait » relevé également ici) est un grand classique de l’histoire des stéréotypes du football britannique. Ces deux idées reçues, solidement ancrées dans l’inconscient collectif et les mentalités de l’époque, faisaient partie de la panoplie de clichés – nourris par la peur, la bêtise et l’ignorance – qui collèrent aux footballeurs noirs pendant un siècle au Royaume-Uni, de l’avènement du football professionnel (voir Arthur Wharton, # 2) aux années 1990. Développé in extenso, c’est le mythe du footballeur noir flambeur, inconstant, peu fiable, nonchalant, intellectuellement limité, mentalement fragile, qui craignait l’hiver, redoutait le jeu rugueux et manquait globalement de bottle (assurance/cran/gnaque) et de fighting spirit pour s’acclimater au football britannique.

Un gargouillou de préjugés sans fondement (ou plutôt si, cf la matrice idéologique du racisme scientifique, voir ici) et d’une absurdité d’autant plus consternante que les prouesses des athlètes et boxeurs noirs de l’époque (ou les footballeurs-boxeurs, tels Arthur Wharton ou même Gil Heron) contredisaient avec panache cette image « chiffe molle » que les propagateurs de ces aberrations cherchaient à véhiculer. Quant au lieu commun du Noir incapable de composer avec le froid et les terrains boueux, la réalité le faisait voler en éclat : la majorité des Noirs du football anglais post années 1960 étaient nés ou avaient grandi en Angleterre et savaient donc parfaitement ce qu’était un hiver rigoureux ! Idem pour Gil Heron, qui passa son adolescence au Canada et vivait à Détroit avant son expérience britannique (il est par ailleurs intéressant de noter qu’une version 2.0 de ce cliché climatique visera une certaine catégorie de footballeurs étrangers dans les années 1990, essentiellement celle des « artistes provenant de pays chauds ou considérés comme tels », e.g David Ginola ; un poncif symbolisé par le fameux « He is decent/good but can he do it on a cold December night in Stoke? »).

# 9. Roy Brown (1923-1989)

Premier grand joueur noir de l’après-guerre.

Né en 1923 à Stoke-on-Trent, ce fils d’un Nigérian et d’une Anglaise rejoint Stoke City (bonne cylindrée de D1) à 14 ans, d’abord comme petite main chez les Potters (notamment chargé d’allumer les braséros qui réchauffe la pelouse les jours de match en hiver) puis comme stagiaire (on disait apprentice à l’époque, scholar aujourd’hui).

Pour cause de Seconde guerre mondiale, il ne débute en équipe première qu’à 23 ans (il jouera cependant en Wartime League). Très rapide et doué de la tête, il évolue à Stoke City (D1) de 1946 à 1953, le plus souvent comme arrière-central, mais aussi avant-centre. Pour sa première saison à Stoke, il a comme coéquipier l’immense Stanley Matthews, premier Ballon d’or (1956). Auteur de 14 buts en 74 matchs.

Quand Stoke descend en D2 en 1953, Brown file à Watford en D3 où il affichera une plus grande polyvalence encore (arrière-central/ailier/avant-centre). Il fera le bonheur des Frelons pendant cinq saisons (40 buts en 142 matchs) et finira sa carrière avec les semi-pros de Chelmsford City.

# 10. Lindy Delapenha (1927-     )

Né le 25 mai 1927 à Kingston dans un milieu aisé, Delapenha fut le premier Jamaïcain à jouer professionnellement en Football League anglaise et le premier Noir à devenir Champion d’Angleterre avec son club (Portsmouth), pays où il connut un succès retentissant pendant quatorze ans de professionnalisme, dont dix au plus haut niveau.

En novembre 1945, ce sportif extrêmement talentueux dans une dizaine de disciplines (dont boxe, cricket, tennis, golf, natation, et surtout athlétisme, il refusera même une sélection britannique en sprint aux J.O de 1948, pour se concentrer sur le football) part en Angleterre pour servir dans l’armée de terre britannique, avec l’ambition de devenir footballeur pro par la suite. Il est affecté dans le régiment réservé aux jeunes sportifs de haut niveau.

Alors qu’il est posté en Palestine, un scout le repère et lui trouve un club de D1, Portsmouth (il n’y avait pas de football en Angleterre début 1946 et, en préparation de la reprise de la Football League fin août 1946 après une interruption de six saisons, des scouts furent chargés de parcourir le monde pour dénicher des joueurs talentueux, les effectifs professionnels ayant été décimés par la guerre).
En avril 1948, après un essai concluant à Portsmouth, cet ailier droit/deuxième attaquant très rapide (10,1 aux 100 yards) et doté d’une grosse frappe signe un contrat professionnel. Pour un premier club, c’est un coup de maître car c’est l’âge d’or de Portsmouth qui cartonne en championnat et évolue régulièrement à domicile devant presque 40 000 spectateurs. En 1949 et 1950, il devient double champion d’Angleterre avec Pompey (il n’était toutefois pas titulaire).

En 1950, il est transféré pour 12 000 £ à Middlesbrough, honnête cylindrée de D1, où il évoluera jusqu’à 1958 (D2 à partir de 1954). C’est chez les Smoggies que sa carrière anglaise va s’épanouir, ainsi que sa vie sentimentale. Dans le North East, il épousera une institutrice du coin, avec qui il aura trois enfants. Pour ne pas la « déraciner » dans le North West, il déclinera une offre de 26 000 £ faite par Manchester City en 1954 – somme proche des records britanniques de l’époque, autour de 35 000 £.

Rapidement, il devient la coqueluche du public d’Ayresome Park qui se délecte de son tandem avec la Boro legend Wilf Mannion, dont la statue trône aujourd’hui devant le Riverside Stadium. Très prolifique malgré sa position excentrée, Delapenha est sacré meilleur buteur du club à trois reprises. A partir de 1955, il sera associé à un autre canonnier hors pair : Brian Clough (197 buts/213 matchs pour Boro – en D2), avec lequel il se liera d’amitié. Son bilan comptable est impressionnant pour un ailier : 93 buts en 270 matchs.

Malheureusement, à 31 ans, une série de blessures l’oblige à rétrograder en D3, à Mansfield Town, où il finit sa carrière professionnelle en 1962 en régalant toujours le public sur son aile (27 buts en 115 matchs). Après un peu de rab en semi-pro et en amateur, à 37 ans il repart en Jamaïque où il deviendra commentateur radio & TV, directeur des sports de la chaîne principale et présentateur, jusqu’en 1997. En 1998, il est intronisé au Jamaica Sports Hall of Fame.

Delapenha a dit avoir été relativement épargné par le racisme (il en parle à la fin de cette interview) mais alors qu’il vit en Angleterre, les premiers bateaux de migrants jamaïcains et des Antilles Britanniques arrivent au Royaume-Uni, dont le célèbre Empire Windrush, symbole métonymique – la « Windrush Generation » – des vagues d’immigration à venir et des débuts du multiculturalisme outre-Manche. Les effets de cette mutation profonde [3] de la société britannique révolutionneraient bientôt son football.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] Même s’il convient de souligner que John Walker, # 3 dans cette série, fut culte bien avant Gil Heron, au point d’avoir son fan club à Hearts… en 1899 !

[2] Il sera surnommé « The Black Arrow » (la Flèche Noire) ou « The Black Flash » (l’Eclair Noir) par la presse écossaise. Ce dernier surnom sera également donné au Sud-Africain Albert Johanneson (Leeds United, 1961-1970), le premier Noir à avoir disputé une finale de FA Cup – en 1965 – et celui qui subira jusque là le plus violemment le racisme et les préjugés, triste résultante du contexte changeant de l’époque. Johanneson, c’est aussi l’un des destins les plus tragiques du football britannique, raconté dans le superbe livre The Black Flash dont j’ai parlé plusieurs fois dans Teenage Kicks, notamment ici et ici.

[3] Des mutations profondes que j’évoquais ici en parlant d’Albert Johanneson et d’autres. Portraits de tous ces pionniers à suivre, puisqu’on arrive doucement aux années 1950-1960.

4 commentaires

  1. Kikoo dit :

    Ah la dis donc li missieurs blancs li tri méchants.

  2. pinguinalité dit :

    Très intéressant et très instructif cet article sur les pionniers de l’entre-deux-guerres et l’après-guerre !

  3. Kevin Quigagne dit :

    Merci à vous deux et surtout à toi Kikoo : ton commentaire me conforte, si besoin était, dans mon opinion que, XXIè siècle ou pas, y’a encore du boulot sur ces questions (eg les réflexes trollo-pavloviens de certains internautes) et que j’ai donc bien fait de rédiger ce dossier.

  4. Fou du foot dit :

    Je trouve votre billet très intéressant, perso le foot est mon sport préféré

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