A qui appartient l’animation du jeu ? La question – rhétorique – peut sembler absurde. Elle transparaît pourtant quotidiennement dans les déclarations de joueurs, entraîneurs et journalistes, qui exigent des « grosses équipes » qu’elles prennent le jeu à leur compte. Et légitiment par la même occasion une certaine unilatéralité d’un sport qui, pourtant, devrait opposer deux équipes d’égal à égal. Cette injustice, perpétrée par les discours autant que par le jeu effectif, se traduit par des enjeux très concrets. Décryptage militant.

DICTATURE

C’est une ritournelle médiatique : à chaque match opposant deux équipes d’envergure opposées (un leader contre un relégable, des pros contre des amateurs, etc.), la binarité tactique est de rigueur. Aux grosses équipes revient inévitablement le devoir de « faire le jeu » ; autrement dit, de conserver le ballon, d’imposer leur rythme, de proposer un « beau football », et autres clichés sémantiques.

En contrepartie, les « petits » qui les affrontent n’ont pour seul droit que de figurer comme faire-valoir, devant souvent se contenter des miettes laissées par une passe ratée ou un moment de flottement. La tactique est alors réduite à son plus simple appareil : on bétonne devant les buts, et on balance devant dès la récupération, vers un pivot lourdaud sevré de ballons, pour des contre-attaques éclaires mais rarement efficaces.

Crédit : cc Jan S0L0

Difficile de savoir ce qui, dans ce manichéisme à peine caricatural, tient du football et ce qui tient de la psychologie. La plupart des petites équipes affrontant leurs supérieures hiérarchiques le confessent en avant-match : « nous n’avons pas d’autre choix que de jouer ainsi. » Comme s’il était interdit d’avoir des ambitions tactiques lorsqu’on n’en a pas les moyens. Les coachs sont souvent les premiers coupables, à l’instar d’un Alain Casanova qui impose à son équipe une ligne de cinq défenseurs dès lors qu’il doit jouer une équipe de haut de tableau, et justifie cela par un chimérique apport des latéraux…

Mais peut-on vraiment lui reprocher ? Les inégalités économiques au sein des ligues, sans cesse croissantes, n’ont fait qu’accentuer la nécessité de grappiller tous les points possibles pour éviter la relégation. Dans cette situation, l’hypothétique point du nul vaudra toujours plus que les supposés inaccessibles trois points de la victoire. Et tant pis pour le football.

RÉVOLTE

Il existe pourtant de nombreux contre-exemples, ayant démontré qu’il était largement possible de concurrencer des équipes aux moyens largement supérieurs. L’Espagne, gangrenée par son duel catalo-castillan, aura paradoxalement vu naître d’intéressantes équipes aux qualités inestimables, capables de jouer contre sans pour autant jouer en contre : l’Athletic Bilbao de Marcelo Bielsa, la Real Sociedad de Philippe Montanier, et dans une moindre mesure l’Atlético Madrid de Diego Simeone, pour ne citer que les plus récents.

Ces équipes ont sonné la révolte, souvent avec un succès inespéré. Plutôt que de prendre les solutions plus faciles (défendre plus… pour gagner un peu plus ?), elles ont fait le choix de l’audace. Barcelone exerce un pressing rendant toute construction de jeu impossible ? Dotons-nous de joueurs suffisamment techniques pour y échapper. Madrid exerce des contres fulgurants n’autorisant pas la moindre erreur ? Imposons-leur un pressing fou dès la perte du ballon pour gêner leurs velléités offensives. Autrement dit, en s’inspirant du meilleur de ces modèles (le pressing haut et la règle des cinq secondes de Guardiola, la sélection dès le plus jeune âge de joueurs rapides et techniques, la transmission d’une véritable science tactique, etc.), ces équipes ont su développer leur propre identité de jeu, susceptible de malmener ces colosses aux pieds agiles.

Cela peut paraître très simple, et pourtant : cela exige de construire des équipes sur le long terme, et donc d’anticiper les mutations d’un championnat sur deux, trois, voire cinq ans. Un rôle que seuls quelques coachs visionnaires peuvent sans doute assumer, la faute à une trop grande précarité du poste qui ne permet de peaufiner ni les tactiques, ni les formations.

RENONCEMENT

A l’inverse, certaines équipes d’envergure font le choix de s’abandonner aux vélléités offensives de leur adversaire du jour : sacrifier, le temps d’un match, leur style de jeu pour se laisser soumettre à celui qu’elles estiment alors supérieur. Bref, choisir de lui laisser le choix des armes, aussi dangereux que cela puisse paraître, au risque évidemment de perdre la face. Ce fut le choix de Dortmund contre le Real puis contre le Bayern, supposé meilleur, en Ligue des Champions l’an passé ; mais aussi, avec plus de succès, de Chelsea il y a deux ans, notamment contre Barcelone puis contre le Bayern en finale. A chaque fois, un choix présenté par les staffs (respectivement Jürgen Klopp et Roberto Di Matteo) comme une inévitable évidence : « nous ne jouons pas dans la même cour », semblait traduire ce renoncement à prendre la maîtrise du ballon.

Mourinho est rentré dans l’histoire précisément pour avoir fait ces choix-là. Son coup d’éclat avec l’Inter, en match-retour contre (encore et toujours) le Barça de Guardiola, mériterait pourtant d’être relativisé : ce jour-là, les Italiens avaient frôlé la sortie de piste, et n’avaient échappé à l’élimination qu’avec une certaine indulgence arbitrale… Mais qui s’en soucierait, une fois la finale remportée de main de maître ? En renonçant au ballon, dans cette formidable innovation tactique que fut le repositionnement d’Eto’o, Mourinho avait décidé de jouer quitte ou double. All in, disent les joueurs de poker : une tactique qui vise moins à gagner, qu’à faire perdre ses repères à l’adversaire trop sûr de lui. Et c’est toute l’intelligence de ce renoncement, lorsqu’il est menée avec bluff et intelligence.

DÉMANTÈLEMENT

On distingue là, brièvement résumée, deux tendances opposées : la première consiste donc à fourbir ses propres armes, la seconde à les fourbir pour l’adversaire. Au final, qui saura dire laquelle est préférable ? Les quelques exemples cités sont tous mitigés. Mais d’ailleurs, est-ce vraiment la question ? Le problème ne réside-t-il pas, plutôt, dans le type de football qu’une telle restriction des choix finit inévitablement par produire ? Plutôt que d’accabler les coachs qui bétonnent, ou de remplacer hâtivement ceux qui prennent trop de temps pour organiser la riposte, ne vaudrait-il pas mieux saboter les ambitions des équipes qui s’arrogent le droit d’imposer leur jeu ?

A défaut de passer par un changement de mentalité au niveau des supporteurs, des journalistes ou des présidents de clubs, les institutions régaliennes pourraient apporter leur pierre à cet édifice de déconstruction. On retrouve là une vieille utopie du football : limiter les disparités économiques entre équipes, afin de préserver une certaine équité des talents sur le pré. Malheureusement, la tendance actuelle va, comme chacun sait, clairement dans le sens inverse… Mais il n’est pas impossible d’imaginer, peut-être, un système de handicap visant à rétablir un semblant d’équilibre. A défaut, on se replongera dans les nombreuses propositions régulièrement évoquées par les tenants d’un football alternatif, telles que les salary caps et autre « fair-play financier« .

Sans rentrer dans ces considérations politico-économiques, ajoutons à cela les puissants outils que sont les quotas : actuellement focalisés sur la géographie (nombre minimum de joueurs formés au club / formés dans le pays), il serait possible d’intégrer des quotas générationnels (nombre minimum de jeunes ou de seniors) ou autres. Cela limiterait évidemment l’hétérogénéité des matchs ; mais le spectateur y gagnerait des oppositions plus équilibrées, et donc sportivement plus intéressantes.

VENGEANCE

Il est même possible de réinventer, en profondeur, les règles du jeu sans pour autant nuire à l’esprit du jeu. Au go, ce jeu somptueux qui mériterait d’inspirer le football, les joueurs les plus faibles disposent d’une à neuf pierres préalablement disposées sur le plateau, en fonction du niveau de l’adversaire, leur permettant de réaliser d’intéressantes combinaisons malgré d’évidentes lacunes techniques. Pourrait-on imaginer un système similaire au football ? Poussons l’idée jusqu’à l’absurde : les équipes les plus faibles pourraient-elles, par exemple, jouer avec un joueur supplémentaire ?

Restent les solutions en termes de jeu ; celles-ci sont de facto plus limitées, et dépendent des vingt-deux joueurs concernés. Nous n’en conseillerons qu’une, d’ailleurs plus psychologique que tactique : l’agressivité. Et pas celle qui plait aux commentateurs, non : on parle ici d’une véritable agressivité gratuite, ayant pour seule vocation de rappeler au camp d’en face qu’ils ne pourront pas danser toute la soirée en solitaire… A l’instar d’un Pepe repositionné par Mourihno en tampon devant la défense, lors de la farandole des clasico en avril 2011, afin d’exercer un pressing affamé sur les primo-constructions catalanes. A défaut d’une victoire, le joueur avait offert à son équipe l’ivresse de la vengeance… du moins jusqu’à ce qu’il soit amené à quitter le terrain.

Certes, Madrid est loin d’être un petit poucet ; qu’importe, Pepe peut servir de modèle au pressing décomplexé que nous appelons ici de nos vœux. En contrepartie, exigeons des arbitres qu’ils abandonnent leur devoir d’impartialité, par exemple en ne sortant les cartons qu’après un certain délai, ou à partir d’un certain nombre de fautes passées sous silence pour l’équipe la plus défavorisée, et qu’ils laissent ainsi la violence inutile déborder les terrains. Au service du beau jeu, rien de moins que ça.

Philippe Gargov

8 commentaires

  1. Chochic dit :

    Les meneurs de jeu reculés (Pirlo, pour nommer le meilleur et ne pas en chercher d’autres plus contestables) ne pourraient-ils pas faciliter l’émergence d’un nouveau poste ?

    Lors des clasico de 2011, le poste avancé de Pepe était quelque chose semble-t-il relativement nouveau et très intéressant – même si je ne crois pas l’avoir revu depuis -, à savoir le positionnement haut voire très haut d’un milieu défensif de formation.

    Les qualités traditionnellement attribuées au 6 de formation, dont Pepe serait le meilleur représentant, à savoir hargne, vista, pressing rapide et efficace, pourraient-elles être utilisées beaucoup plus haut sur le terrain, afin justement de presser le meneur de jeu reculé adverse et de protéger à l’avance celui de son équipe ?

    Finalement, cela reviendrait, sur un losange au milieu de terrain, à inverser les traditionnels 10 et 6, ou mieux, sur un milieu à trois, mettre un pur 6 devant le meneur reculé et permettre à celui-ci de faire le jeu. Paris l’année dernière avait parfois ce style il me semble, lorsque Matuidi protégeait Verratti, associé d’un 8 classique comme Chantôme.

    J’aimerais voir cela testé par des équipes, même si dans un premier temps la récupération pourrait en pâtir. Mais en tout cas, ce serait une belle réponse à la volonté de pressing décomplexé, et surtout aux questions tactiques que posent le recul des meneurs de jeu.

  2. Raphael Cosmidis dit :

    Belle remarque, qui encore une fois fait se rapprocher « notre » football du football américain : le quarterback est protégé par des coéquipiers plus agressifs et costauds que lui qui lui permettent de distribuer.

  3. jAX dit :

    Très intéressant comme article, la fin relève plus de l’utopie qu’autre chose non ? Ca me paraît impossible explicitement (agressivité, passivité de l’arbitre) alors que l’idée d’avantager l’équipe la plus faible (sur un match de coupe où des pros affrontent des amateurs) m’attire plus.

    Il est curieux d’observer que les équipes qui tentent une « révolte » comme indiqué dans l’article (donc les seconds couteaux espagnols par exemple) n’ont pas le niveau pour rivaliser avec les plus forts. Cette révolte est donc obligatoire puisque habituellement ce sont eux qui subissent tout au long des 90 minutes.
    De l’autre côté on a des équipes comme l’Inter, Chelsea ou Dortmund qui, elles, ont les joueurs et des plans de jeu pour rivaliser avec les plus forts de leurs époques (Barça, Bayern) mais choisissent de changer.
    La révolte se ferait entre petits/gros tandis que le renoncement ne serait que l’apanage des gros entre eux. On distingue donc des petits parmi les gros ?!

    On peut penser qu’elles étaient déjà dans la catégorie « révolte » (spécialement le BVB) mais que dans ce cas précis l’exigence de résultats (dernier carré en C1) force à cette adaptation et ce renoncement. Finalement, la « révolte » reste assez romantique (même si Dortmund n’a pas abandonné son jeu).

  4. Philippe Gargov dit :

    @Chochic : Tu prêches un converti. J’avais fait le même souhait en prenant pour modèle Busquets (l’archnemesis de Pepe…), et en l’imaginant numéro 10 à la manière de Bakero dans le Barça de Cruyff… L’idéal, à l’époque, pour optimiser un peu plus la conservation de balle en phase offensive du système guardioliste : http://footballtotalitaire.wordpress.com/2012/05/25/causerie-busquets-milieu-offensif-le-guardiolisme-zombifie/

    @jAX : Effectivement, la conclusion relève de l’utopie, et avait plus vocation à pousser le raisonnement jusqu’à l’absurde… Mais il faut voir que ça a été très concrètement le discours prêché par Mourinho au moment des matchs : en se présentant soi-même comme l’outsider, on légitime en partie le rôle de « révolté » qu’on endosse (quand bien même on s’appelle Madrid) avec un certain succès médiatique (cf. « il n’avait pas d’autre choix que de jouer comme ça », entendu dans plusieurs comptes-rendus de matchs). Tu as donc très bien résumé la situation : « La révolte se ferait entre petits/gros tandis que le renoncement ne serait que l’apanage des gros entre eux » et oui, il existe une hiérarchie parmi les gros… plus ou moins construite par les gros eux-mêmes, afin de faire passer le renoncement par une révolte légitime !

  5. julián basañez dit :

    mmmm Philippe, tu n’aurais pas fais des etudes de geo a paris 7 par hasard ?

  6. Philippe Gargov dit :

    Je suis démasqué !

  7. Optimiser la défensibilité des espaces footballistiques : l’urbanisme sécuritaire comme modèle | Football totalitaire dit :

    […] et ces considérations sont donc à prendre avec une certaine distance. Enfin, précisons que la violence pure peut avoir d’importantes conséquences sur la mentalité de l’adversaire. Avec des […]

  8. Galla dit :

    Je passe un peu longtemps après la bataille, mais je ne suis pas du tout convaincu par l’idée développée dans les commentaires de faire jouer Pepe ou Busquets en 10 (pour rappel, le premier jouait en 6 lors du clasico 2011, pas plus haut, donc cela n’avait rien de très original).

    Ces joueurs, même un Busquets qui est très technique pour son poste, n’ont tout simplement pas le niveau pour jouer à ce poste, même si on leur demandait simplement de conserver le ballon. Dans des zones du terrain bien plus dense, il faut un niveau de technique, de vision du jeu nettement supérieures aux qualités du Catalan, pour espérer ne pas perdre souvent le ballon.
    Sans compter qu’il semble « un peu » dommage de se priver d’un joueur qui saurait donner des passes décisives et marquer des buts…

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