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La faillite des négociations avec Pognontepspor déçut Leonardo. L’indemnité de transfert devait lui servir à rénover sa salle de bains et cet échec repoussait les travaux à juillet, au prochain mercato. En revenant de Turquie, j’avais pris quelques jours pour réfléchir et me demander à quoi ressemblerait ma vie sans le PSG. N’ayant trouvé aucune réponse satisfaisante, j’avais décidé de me battre pour rester. Je ne voulais pas finir comme mon frère, perdu dans des silences sonnant comme des regrets.

Anelka s’entraînait avec nous depuis le 9 janvier. Il se disait prêt à renoncer à sept millions de dollars de salaire pour rompre son contrat avec Shanghai. Le recruter présentait un réel avantage pour la direction. L’attaquant était connu de ceux qui ne s’intéressaient pas au foot mais venaient au Parc des Princes pour le spectacle. Il était également apprécié des vrais supporteurs qui le savaient amoureux du club. Sa capacité à générer du profil par la vente de maillots était indéniable mais sa présence, même temporaire, me gênait. En dénonçant Antoine à Denisot, il avait transigé à une loi fondamentale, celle voulant que ce qu’il se passe dans un vestiaire reste dans ce vestiaire. Ce traître méritait de payer pour son geste. Sur Cartelparisien.com, un forum pro-PSG très fréquenté des journalistes, j’avais écrit un message en me faisant passer pour un ex-pensionnaire de l’INF Clairefontaine. Ce footballeur imaginaire commençait par se réjouir du possible retour de son ancien camarade avant de terminer son texte en se remémorant une virée commune en voiture ; au détour d’une phrase, il glissait que l’international français roulait sans permis de conduire depuis ses quinze ans. Le lendemain, dès midi, Maxifoot.fr, le 10Sport.com, Jemenfoot.fr et 90Minutes.fr reprirent l’information. À treize heures, un pigiste d’Eurosport la relaya sur Twitter sans citer la source originelle. Mieux : il s’en appropria la paternité. À seize heures, elle apparut sur les sites des principaux médias sportifs précédée des précautions d’usage : « Selon les informations d’un journaliste n’appartenant pas à notre rédaction », « Info ou intox ? », « Il se pourrait bien que », « Notre faible moyenne de pages vues/jour menaçant nos emplois, nous vous informons un peu honteusement de… », etc, etc. Deux jours plus tard, Jean-Marc Morandini l’affichait en home de son blog, accompagnée d’un bandeau EXCLUSIF!!!! Sans le foot, l’emploi du conditionnel tomberait en désuétude.

Le quotidien Libération consacra trois pages à l’affaire. Leur dossier, habillement titré « Ces footballeurs qui se croient tout permis », élargissait le débat sur la condition sociale des footballeurs, « ces modèles référents dont les valeurs transgressives (sexe, argent, arrogance, absence de moralité) fascinent les jeunes de banlieue et outrent leurs parents ». Plus explicitement, l’émission Enquête Exclusive, dans un reportage intitulé Drogue, rap, fraude et blanchiment d’argent : la face cachée de nos banlieues, entreprit une visite touristique de Trappes et de ses environs. L’économiste Alain Minc fustigea l’attitude « d’un déplorable représentant du sport business » dans un édito au Monde. À droite, Roselyne Bachelot, ancienne ministre des Sports, exprima « son dégoût devant ce comportement inqualifiable », juste avant d’essayer un vibromasseur pour sa chronique sur D8. François Hollande regretta l’exemple donné par le joueur « alors que des milliers d’ados se saignent pour pouvoir s’offrir des cours de conduite ». La Fédération des Auto-Écoles Agréées dénonça « cette sortie présidentielle malheureuse », vite suivie par Alain Minc et Roselyne Bachelot.

Sans le foot, la connerie se chercherait indéfiniment un nouvel exutoire.

Sans le foot, le samedi soir, la ferveur gagnerait les rues sans qu’on puisse la contrôler. Les plateaux télés se videraient de leur fureur. Mes ennemis seraient moins nombreux. Mes amis plus rares encore. Je n’aurais pas de prétexte pour les inviter à la maison. Que dire à ce cousin que je ne rencontre que lors des mariages ? Quel sujet aborder avec mon père alors que nous ne nous voyons si peu depuis le divorce ? Et avec un coiffeur ? Ou ses collègues de bureau ? Sans le foot, on entendrait moins parler les hommes.

Sans le foot, qui se serait intéressé à Sochaux et à Auxerre, hormis des tueurs en série ? Des villes entières auraient été ensevelies sous l’anonymat. À l’école, mes notes en géographie n’auraient jamais été si bonnes. La Ligue des Champions me servait à placer Donetsk sur une carte, la Ligue Europa Rotterdam et Brême. La Coupe de France ne servait à rien puisque je n’avais pas été retenu pour affronter Arras. Sans le foot, j’aurais davantage étudié. J’aurais eu Bac+3 sans savoir qu’une victoire rapportait le même nombre de points au classement. J’aurais été d’une inculture crasse.

Mon adolescence n’aurait connu ni les multiplex de Ligue 2, ni les matchs à la récré, ni la joie d’humilier un grand de CM2 en lui tirant sur le pif. J’aurais passé ma jeunesse à me poser des questions plutôt que devant un poste de radio. J’aurais été un être malheureux et je n’aurais jamais su pourquoi.

Sans le foot, ma mère ne s’inquiéterait pas autant pour moi. Sans mon frère, je ne m’inquiéterais pas autant pour lui. Sans mon père… Peu importe.

Sans le foot, Lionel Messi serait nain dans un cirque, Cristiano Ronaldo prof d’aérobic à domicile, Stéphane Guivarc’h vendeur de piscines. Le dimanche, on retrouverait ses potes sur des terrains à l’arrache pour des parties de biathlon sauvages. Dans les compétitions de patinage artistique, les fans mécontents de l’arbitrage lanceraient des fumigènes sur la glace. Sans le foot, le patinage artistique trouverait enfin un intérêt.

Un immeuble remplacerait le Parc des Princes, comme partout ailleurs. Il n’y aurait plus de stades, plus de buts, de passes, de coup-francs enroulés, d’attaquants enrobés. Plus d’images de foot. Téléfoot continuerait d’exister dans sa formule actuelle. Pas Domino’s Pizza.

Sans le foot, je ne lirais plus L’Équipe pour signaler à ma meuf qu’il est l’heure de me foutre la paix. Si j’avais une meuf. Si les grèves ne perturbaient pas autant la parution des journaux. Ce sport ne constituerait plus un refuge. Il ne m’aiderait plus à me soustraire de premiers rendez-vous amoureux aussi aphrodisiaques qu’un Bordeaux-Toulouse.

Sans lui, je baiserais davantage mais j’aurais moins d’orgasmes.

Je ne ferais pas la gueule le lundi matin parce que mon équipe a perdu mais parce que nous serions le lundi matin. J’aurais du mal à me différencier de la masse. Je ne sentirais plus cette incompréhension dans le regard de mes voisins quand je leur annonce cette passion dévorante qui me prend aux tripes. Je ne me sentirais pas autant supérieur à eux.

Sans le foot, les semaines seraient trop longues pour pouvoir les supporter. Une minute durerait un mois, un quart d’heure une année. Si la vie durait quatre-vingt-dix minutes, les occasions seraient peu nombreuses. Passé l’adolescence, l’homme se met à jouer défensif. Contre-nature. Il s’adapte à l’adversaire, à ses parents, aux filles. Durant mes longs moments d’ennuis, je n’aime rien tant qu’observer mes semblables reproduire mécaniquement les attitudes de ceux qu’ils espèrent amadouer. Quand Zlatan rentre dans une pièce, ils le suivent. Quand il bâille, ils bâillent. Ils abandonnent toute initiative pour se soumettre à l’autorité dominante. La peur de décevoir les étouffe. J’ai conscience de participer à un jeu factice où l’on m’impose des opérations publicitaires absurdes, des matches amicaux au Qatar sous une chaleur impossible. Plongé dans le cyclone, tu cherches continuellement à en atteindre le cœur. Tu finis par en oublier la raison. Tu suis le mouvement en t’accrochant au moindre signe positif pour ne pas lâcher. Résigné, tu t’en éloignes, tu l’analyses plus précisément. L’imbécilité de ton quotidien devient plus claire.

Il m’est arrivé au cours de ce séjour à Doha de m’en prendre verbalement à des gens parce que je les jugeais médiocres et pornographes. Je n’avais pas l’habitude des insultes mais survivre réclamait de devenir soi-même vulgaire. J’avais voulu rejoindre la Turquie, c’est vrai. Paris, même pour un temps, me semblait finalement plus sûr. Moins excitant, peut-être, mais plus sûr. À l’entraînement, quand Leonardo m’humilia en public en me demandant de prendre exemple sur Javier, je n’avais pas protesté. Leonardo nous rappelle sans cesse qu’évoluer au PSG est un devoir. « Le club est plus fort que tout », dit-il, alors que le football est avant tout un sport collectif dicté par l’individualisme, un miroir de la société : prime d’abord l’intérêt de chaque individu avant celui de l’équipe. Gagner ne vaut le coup que si nous jouons un rôle dans les victoires. Au fond, nous n’existons pas vraiment, sinon à travers l’image que nous renvoyons. Je demeure intimement persuadé que l’homme est bon et que son environnement le rend mauvais. Leonardo me procure de la pitié, lui aussi. Je le devine fatigué par les courbettes qu’il s’oblige à effectuer devant Nasser, son président, comme s’il en avait besoin pour sauvegarder son poste. Tout comme moi, il évolue dans ce totalitarisme social, ce monde où les rapports ne sont que propagande. Je ne cherche pas à savoir pourquoi il me ment. Je ferme ma gueule, je tente d’avancer. Je crois en moi. Je crois en l’homme, même s’il m’a beaucoup déçu pour le moment.

Medhi me réceptionne à l’aéroport Atatürk d’Istanbul. Samir, notre chauffeur de taxi, prétend avoir assimilé les rudiments de notre langue il y a quinze ans de cela, durant ses études universitaires à La Sorbonne. Il écoutait les commentaires de Thierry Roland à la télévision plutôt que de bûcher ses examens. Aujourd’hui, il révise en captant les matches de Ligue 1 sur RMC.fr. « Je connais toutes vos équipes : Saint-Étienne, Marseille, Lyon, Publicité. » Samir allume son poste et s’arrête sur une émission locale, un talk-show bruyant comme un 31 décembre, Ve Grän Güll. Le trajet jusqu’à la capitale sera interminable. Il durera à peine quinze minutes.

Le quartier de Fener, à l’est d’Istanbul, appartient à un passé lointain. Les maisons en hauteur paraissent sur le point de s’écrouler ; ce sont les plus stables de la zone. Des camelots transportent sur leur dos d’énormes cagettes de fruits, des verreries multicolores, parfois des handicapés. Ils traversent les rues sans prêter attention à la circulation. Le guide touristique que m’a prêté Samir présente l’endroit comme « un repère à barbus » et indique que les populations d’origines égyptiennes et turques, « malgré plusieurs points communs tels que le goût pour les desserts sucrés et une passion pour les chapeaux excentriques, ne passeront pas leurs vacances ensemble ». En jetant un oeil sur la couverture, je constate qu’il s’agit d’un ouvrage sur le football ottoman écrit par Thierry Roland. « On reconnaît bien son style, pas vrai ? » me dit le chauffeur en passant devant un stade anarchique, aux tribunes partiellement démolies. Medhi joue à Angry Birds Star Wars sur son portable.

Le taxi emprunte un pont et s’engage dans la partie de la ville dite moderne. La nuit, l’Istiklal Caddesi s’enflamme quand la jeunesse dorée stambouliote descend sur place. Les enseignes lumineuses des magasins de luxe attirent cette faune séduite par le charme de la vie occidentale. L’artère commerciale est parcourue par une ligne de tramway qui aboutit à une forêt de palaces. En journée, l’alignement militaire des boutiques de vêtements et de bijoux a plutôt tendance à décevoir. Se dévoilent alors les restaurants pour touristes. Samir s’immobilise à quelques mètres de l’arrêt Galatasaray pour s’acheter des provisions au Burger King. En remontant, il offre quelques frites à mon agent puis relance son tacot.

Nous avons rendez-vous avec les dirigeants de Pognontepspor, un club promu parmi l’élite, au budget quasi-illimité. Les formations de ce type émergent un peu partout dans le monde. Soutenues par des mécènes qui considèrent le football comme un moyen de légitimer leur pouvoir, elles n’ont ni traditions, ni supporteurs. Elles doivent rapidement réussir sous peine de demeurer dans l’oubli. L’argent représente alors un considérable gain de temps. En Turquie, le football est une religion. Posséder un grand club fait de vous l’égal d’un Dieu. Je ne sais rien de Pognontepspor, sinon que l’effectif comprend plusieurs internationaux africains en perdition et des semi-retraités brésiliens. J’ai quitté Doha en plein stage avec l’accord de Leonardo. Les dirigeants dégraissent le mammouth. Lassé de ne servir à rien, Luyindula a accepté de résilier son contrat. Bodmer négocie avec Saint-Étienne et Rabiot avec Toulouse. Je ne suis plus apparu sur une feuille de match depuis un bon mois.

« Ils veulent recruter des joueurs des plus prestigieuses équipes européennes.

– Ouais…

– Et du PSG, aussi. Pour le symbole.

– Ouais…

– Tiéné a refusé. C’est tombé sur toi. C’est cool, non ?

– Je suis ravi. Cela ne se voit pas ?

– Tu fais la gueule ?

– J’aurais aimé te voir davantage ces derniers temps.

– J’ai beaucoup de boulot, mec ! Je ne peux pas être partout !

– Je vous dépose ici, messieurs, nous interrompt Samir. Seuls les bus acceptent d’aller plus loin. »

Après une interminable attente, nous montons dans un corbillard roulant, à l’arrière d’un couple d’une vingtaine d’années. Fatma est svelte et grande. Toutes les femmes de ce bus sont à son image. Toutes collent leur compagnon de près pour éviter qu’il ne s’échappe. Elles ont l’air dociles, dévouées corps et âmes. Vivre en Turquie ne paraît pas si atroce. Nicolas Anelka a bien joué à Fenerbahçe, Franck Ribéry à Galatasaray… Cette expérience peut me servir de tremplin. Un an pour devenir le meilleur joueur du championnat et rebondir ailleurs, en Italie ou en Angleterre. Après tout, Guillaume Hoarau est bien en train de négocier avec un club chinois !

Le véhicule fait halte dans un village égaré dans le désert, à proximité d’un poste de police. Le chauffeur frappe à la porte pour réclamer un peu d’essence. Un homme aux oreilles proéminentes ouvre, marque une hésitation, m’aperçoit. Instantanément, il se dirige vers moi puis m’embrasse en se définissant comme « l’assistant du président ». Un câlin plus tard, il me montre un hélicoptère posé sur le toit de la caserne. Vingt-cinq minutes de vol. Pognontep. Le parking du stade abrite un aérodrome. Atterrissage. Nous sortons de l’hélico. J’ai les pieds engourdis. Une femme me fouille, bouche fantastique, un teint légèrement laiteux. Elle me tâte le ventre puis les fesses. Elle me demande si j’ai quelque chose à déclarer. Par réflexe, je lui dis de voir ça avec mon agent. Medhi n’a rien à déclarer hormis un couteau à huître, du fil de fer, des fumigènes et Le Pierrot top foot de Pierre Ménès, Éditions du rocher. La femme confisque le livre et nous laisse avancer. Je marche sur un tapis roulant cerné de scanners corporels que surveille un obèse moustachu. Je bande encore. Je suis gêné. Un, deux, trois tourniquets. Jet privé. Redécollage. Cinq minutes dans les airs. Vue sur des gros rochers. Vue sur les mêmes rochers, plus petits. Atterrissage. Nous sortons du jet. Déboule une énorme limousine. « Voici monsieur Ezgün », me souffle l’assistant du président. Monsieur Ezgün baisse sa vitre.

« Votre vol s’est-il bien passé ?

– Oui. Deux ou trois secousses, mais rien de grave. »

Il s’empare du pistolet de son garde du corps, exécute son assistant, s’excuse pour la pénibilité du voyage puis nous fait entrer dans sa voiture. Sièges en cuir. Tapis roulant. Un, deux, trois tourniquets. Dix minutes de route. S’éveille soudain une villa immense, élégante construction enveloppée d’un labyrinthe de plantes exotiques jaunes et bleues, aussi brillante qu’une photocopie du Paradis. « C’est la niche de mon chien. » Derrière la résidence s’étendent des champs et des rivières artificielles.

« Tout ceci m’appartient. Lorsque je téléphone d’un bout à l’autre de ma propriété, le temps que ça sonne, j’ai oublié ce que je voulais dire.

– Impressionnant.

– Quand le facteur vient me vendre ses calendriers, le temps que je vienne lui ouvrir la porte, nous avons changé d’année.

– Eh ben.

– J’avoue.

– J’emploie trente cuisiniers rien que pour nourrir mes comptables. Et trente comptables de plus pour calculer les dépenses de mes comptables.

– Quand même. »

Medhi se permet une remarque sur sa taille ; un mètre soixante, environ.

« J’en faisais vingt de plus avant mon opération. Tout me paraît bien plus grand aujourd’hui. Ah, j’aime tellement le football, vous savez !

– Nous n’en doutons pas.

– C’est un sport si sain ! Pour prendre le pouvoir en Obravie, j’ai dû arroser la moitié du gouvernement et assassiner une vingtaine d’opposants. Alors que pour monter en première division, j’ai seulement acheté les arbitres ! Et personne ne s’est plaint !

– Pas même la FIFA ?

– Ha ! Ha ! Quand monsieur Blatter est venu, je lui ai offert une chamelle. Cet homme est si sympathique ! »

Ahmet Tukri Ezgün s’est autoproclamé dirigeant de l’Obravie en 2006. La région est scindée en deux : une partie au nord, appelée Obravie du nord, et une autre au sud, appelée Obravie de l’ouest. Vingt-quatre millions d’obraviens manqueraient de nourriture, chiffre d’autant plus inquiétant que la population ne dépasse pas les seize millions d’habitants (dont très peu de géographes). Langues parlées : obravien (42 %), turc (18 %), esperanto (11 %), français (3 %). Championnats accessibles via la TNT : Premier League, Süper Lig, Ligue 1.

« Lâchez ce guide, voulez-vous. Et commençons les négociations. »

Alors qu’il s’allonge sur un canapé en peau de léopard, l’un de ses domestiques nous apporte un papier doré et un stylo Montblanc.

« Je dois indiquer un chiffre au hasard, c’est ça ?

– Pas du tout. Rappelez-moi simplement votre nom. Je reçois tellement de joueurs, vous savez !

– Pardon. J’avais cru que…

– Quel est votre poste, monsieur… Culotte ?

– Kohler. J’écris si mal que ça ?

– Où aimez-vous jouer ?

– Attaquant.

– Vous jouerez attaquant, alors.

– L’entraîneur est d’accord ?

– Ha ! Ha ! L’humour français, n’est-ce pas ? Votre peuple est si drôle ! J’adore d’Anne Roumanoff ! Pas vous ?

– Mon client refuse de répondre à cette question.

– Qui sera le coach ?

– Raymond Domenech.

– Ah.

– Vous vivrez avec lui dans l’aile ouest de ce château. Les roquettes des insurgés ne pourront pas vous atteindre.

– Ah.

– Mon client est inquiet.

– Chaque matin, l’une de mes maîtresses vous servira un petit-déjeuner complet. À vous et à votre agent.

– Sincèrement, je…

– Elle sera nue.

– Mon client est d’accord !

– Medhi…

Nous vous fournirons une voiture avec chauffeur et un grand jardin pour votre chien.

– Mon client n’a pas de chien.

– Nous lui fournirons un labrador. Et un cuisinier pour votre labrador. Qu’aime-t-il manger ?

– Le cuisinier ?

– Le labrador.

– Aucune idée. Je ne l’ai pas encore.

– Et concernant le salaire ?

– Cent vingt mille dollars.

– Par mois ?

– Ha ! Ha ! Non, par semaine. »

Je viens d’une famille modeste. Mon père est ouvrier et paye une pension alimentaire à ma mère. Mon frère est au chômage. Leur avenir s’annonce si plat qu’il m’est impossible de cracher sur autant d’argent. Je peux les aider. Je ne suis pas certain de me plaire, ici, mais rien ne me retient à Paris. Au pire, j’en profiterais pour apprendre le Turc et visiter Istanbul. L’Iran, tout proche, possède des paysages magnifiques. Dix fois mon salaire, putain !  Dix fois !

« Vous obtiendrez une prime de dix millions à votre première sélection en équipe de France. Une seconde du même montant pour la refuser et se consacrer exclusivement à notre équipe. »

Au haut niveau, une carrière dure dix ans, parfois moins. Elle suit des décisions qui ne nous appartiennent pas. Nous allons là où notre entreprise nous vend ; au plus offrant, généralement. Le PSG s’est séparé de mon frère alors qu’il avait du talent. Je ne suis que remplaçant et je peux difficilement prétendre à mieux.

« Montons à cent cinquante mille, voulez-vous ?

– C’est… C’est génial ! Vraiment génial !

– Vous m’en voyez ravi. »

J’entends des doigts qui craquent. Medhi ne se sent plus. Je l’entends réclamer cinq cent cinquante mille. Je me tourne vers lui en tentant de rester calme. Il répète : « Cinq cent cinquante mille ou rien. Si vous voulez Kevin Kohler, il faudra vous le payer. » Il attrape son verre sans le boire, juste pour se donner un style. Aucune bulle ne sort de son champagne. Il bluffe, c’est évident.

« Mon agent plaisante, d’accord ?

– Cinq cent cinquante mille ou rien.

– Ta gueule, merde ! »

Monsieur Ezgün caresse l’extrémité de sa copieuse moustache en esquissant un sourire. Derrière lui, le vitrail renvoie mon visage sur lequel perle une goutte de sueur grosse comme un diamant.

« J’aime beaucoup les Français, savez-vous ? Christian Clavier, Franck Dubosc, Mickaël Vendetta… Ils sont si drôles, si spirituels ! »

Medhi repose son alcool sur la table mais oublie de se servir du sous-verre prévu à cet effet. Son adversaire le remarque et pousse un soupir.

« Vous m’étiez agréable, monsieur Kohler.

– Vous me l’êtes aussi !

– Mais je n’aime pas être contrarié.

– Attendez, on… On peut discuter, non ?

– Trois cent vingt mille, allez ! propose Medhi.

– C’est dommage. Oui… Vraiment dommage…

– Deux cent quarante mille ?

– Quelqu’un va vous raccompagner. Bonne journée à vous.

– Deux cent dix ? »

Il se lève. Je tente de le retenir par le bras mais il est déjà trop tard.

« Attendez ! Ne partez pas !

– Deux cent quatre ? C’est mon dernier mot ! »

La porte claque. La tête de rhinocéros empaillée au-dessus de l’entrée vacille de son socle et s’écrase sur le sol. Trois sbires nous poussent dehors, par la sortie côté jardin. Les fleurs sont superbes. J’ai envie de les piétiner.

« Bon, ça s’est pas trop mal passé.

– Ta gueule.

– De toute façon, tu n’avais pas vraiment envie de signer, hein ? »

Un orque nage dans une fontaine. J’ai envie de me baigner.

À travers la vitre, Zlatan observe le tarmac. Un orage éclate. Il gronde. Son Boeing est cloué au sol. Dans cette ancienne république soviétique aux montagnes abruptes, un proverbe dit que les avions volent moins longtemps que les poules. Un second précise que les Arméniens volent davantage que les avions. Je ne tremble pas. À force de lui servir de mur d’entraînement pendant que les autres se douchent, j’ai noué avec cet homme un début de complicité. J’ai fini par ne plus ressentir la douleur, aussi.

« Pourquoi t’es triste ? »

Pas de réponse.

« C’est à cause de Laure ?

– Yes. »

La semaine dernière, j’avais vécu une scène assez incroyable à la cantine, plus incroyable encore que d’y trouver des steaks hachés bien cuits. L’air soucieux, Zlatan s’était approché de ma table, sans traducteur ni garde du corps. Il avait dégagé Rabiot en lui arrachant le cuir chevelu et il s’était mis à me parler de Laure en suédois, une langue que je maîtrisais désormais très convenablement grâce au DVD Björn Borg, mes conseils minceurs, déniché dans la médiathèque du Camp des Loges. Pour elle, Zlatan apprenait le français. Il avait envoyé des fleurs à son domicile puis un panier de chatons mais Laure n’avait pas répondu à ses appels téléphonés. Il pouvait s’offrir toutes les femmes du monde mais c’était une Française qui lui résistait. La séduire lui semblait encore plus compliqué que d’être utile dans une rencontre à élimination directe de la Ligue des Champions. Il en souffrait. Zlatan ne supportait ni l’échec ni la médiocrité. S’il continuait à critiquer le jeu de mes coéquipiers, lui-même savait son niveau en baisse. Il n’avait marqué qu’un triplé contre Valenciennes, aucun but contre Lyon, un seul contre Évian et Nice. Clairement, il n’y était plus.

Zlatan voyagera seul. Le reste de l’équipe prendra un second avion, plus petit et moins confortable. Ainsi, dans l’hypothèse où l’un des deux coucous s’écrase, les Qataris n’auront pas à réinvestir dans l’achat de joueurs. Zlatan peut parfaitement gagner le championnat sans coéquipier. Sans Laure, en revanche, ses chances de conquérir l’Europe sont minces. La passion est ce qui vous fait avancer quand quelqu’un vous retient par le maillot. J’ai reçu des offres de la part de clubs belges mais il faudrait être fou pour déménager de Paris. L’équipe s’impose pourtant sans moi, sans Nene. Le coach nous dit de patienter. Nene ne nous accompagne pas. Il est en vacances au Brésil. Définitivement, peut-être.

Les dirigeants ont profité de la trêve pour promouvoir notre marque à travers le monde. Au Maroc, Leonardo a parrainé le lancement d’une émission de télé-réalité dont le gagnant se verra octroyer un contrat d’un an au club sans aucune chance de jouer, sur le même fonctionnement que notre centre de formation. En Argentine, il a laissé Pastore se ressourcer dans un bain de foule, et distribué aux gamins des bidonvilles des coques pour iPhone, customisées à nos couleurs. Au Soudan, nous avons disputé un match amical aussi court que lucratif dans la même équipe que le chef de tribu local, et avec la tête de son opposant comme ballon. J’ignore quelle sera ma prochaine destination. L’appel me le dira ; ou les pages transferts de L’Équipe.

La nuit est tombée. Les lumières du hall d’embarquement ont sauté. Le vent est si fort que les avions n’ont plus besoin d’un pilote pour décoller. En attendant de monter à bord, Leonardo répète les consignes de sécurité : « Les produits liquides tels que les boissons, les dentifrices ou les cosmétiques doivent être placés dans un sac en plastique transparent d’une capacité maximale d’un litre. Pour information, la capacité du jacuzzi a été réduite de moitié. Aucune hôtesse de l’air n’est autorisée à bord ; sauf vos épouses, évidemment. Par ailleurs, les gilets de sauvetage sont bien des Giorgio Armani, conformément à vos souhaits. » Ma vie est une suite de déplacements minutés dans des lieux identiques. Pas un hôtel ne m’est étranger. Les quatre étoiles ne me font plus bander. Nous n’avons pas le temps de visiter les formidables villes où nous nous rendons. À Kiev, nous avons mangé des pâtes plutôt que les spécialités du coin. À Zagreb, personne ne fut autorisé à quitter le bâtiment, le staff craignant les hooligans croates. Nous sommes des détenus privés de sorties. Les aéroports sont différents. Ils sont à la fois coupés du monde et si proches de lui. Comme dans les stades, les gens se mélangent, riches, pauvres, de nationalités et de religions différentes, soudain unis par la même cause. Les passagers se comprennent alors qu’ils ne partagent que le même vol. Certains choisissent les tribunes présidentielles ou la première classe mais, à un moment donné, quand un but est marqué ou quand la tempête se lève, un rapprochement s’enclenche, timide mais réel. Les sourires apparaissent, disparaissent puis l’existence reprend son cours.

Nous passerons les fêtes de fin d’année au Qatar dans un bunker climatisé et fonctionnel qui n’aurait pas déplu à Adolf Hitler. Je n’ai créé aucune affinité avec les Français de l’équipe. Ils me supportent, je les supporte. Rien de plus. À la fin du voyage, je sais que je ne les reverrai pas. Leonardo aimerait nous voir rester ensemble après les matches. Dans le même temps, il refuse à nos proches l’accès aux entraînements. Notre famille passe après le club. Je n’ai vu maman que deux jours, du 22 au 24 décembre. Medhi avait ramené chez elle deux de ses nouveaux potes, « agents agrées par la FIFA », sans lui demander son avis. Il fonctionne ainsi. Il ne prévient jamais. Il ne dort plus à l’appart, il esquive mes SMS. Il apparaît, disparaît puis l’existence reprend son cours.

Moulins ne me manque pas. Les délires de Maman non plus. Comme je joue peu, elle me recommande de quitter le club. Les papiers alarmistes survenus après notre défaite contre Nice l’ont inquiétée. Des supporteurs mécontents de la nouvelle politique tarifaire du Parc ont cassé des pare-brise devant le Camp des Loges. Même La Montagne en a parlé. Mon frère a raison de me demander de garder le silence à propos des véritables raisons de son renvoi. Il redoute que la presse ne s’en prenne à Maman en découvrant ce fait divers incluant un célèbre joueur de l’équipe de France. Le scandale, aussi vieux et anecdotique soit-il, la blesserait. J’avais respecté son désir, allant même jusqu’à me taire devant Leonardo. En inventant cette journaliste, il avait sans doute cherché à protéger Anelka. Cela pouvait se comprendre. Après tout, Nicolas demeurait une icône au PSG.

À cette heure-ci, Antoine doit dormir. Il n’est bon qu’à ça en ce moment. Il révise ses concours avec une confiance toute relative puisqu’il s’est simultanément renseigné sur les modalités d’inscriptions à Pôle emploi. Il se dit prêt à accepter n’importe quelle offre, du moment qu’elle paye. Sur deux cent trente CV envoyés, il n’a reçu que six retours, tous négatifs. Les sites spécialisés sur la recherche d’emploi sont inefficaces, chaque offre postée recevant dans la foulée plus de mille candidatures. Je pourrais lui trouver un boulot de vigile au Camp des Loges mais il n’envisage nullement de revenir sur Paris. Tant pis. Ce n’est pas grave. La solitude ne m’effraie pas. On a moins de chance d’être déçu par les autres quand on est seul.

L’utilisation de Twitter par les footballeurs répond à un besoin partagé par l’ensemble des utilisateurs du réseau social : la satisfaction de l’ego. Dans un vestiaire professionnel, la popularité se mesure selon différents critères plus ou moins quantifiables. Aucun joueur ne consentira à être comparé à un autre en fonction de la justesse de ses passes, de sa précision à tirer les corners ou de son don pour effectuer les touches. Un classement en fonction du physique de la petite amie ou des remarques parues dans la presse/sur le blog de Pierre Ménès est déjà plus tolérable, d’autant que chaque partie du corps – tête, poitrine, onglet, filet, faux-filet – a déjà été notée sur 4 par l’ensemble des membres de l’effectif. Le nombre d’abonnés à un compte Twitter demeure toutefois l’outil d’évaluation le mieux accepté.

Au PSG, il n’est pas rare de voir des éléments, le plus souvent milieux offensifs ou attaquants, réclamer une augmentation salariale après avoir constaté une hausse soudaine de leur popularité sur le site. Ils réinvestissent ensuite la somme dans l’achat de followers – les prix varient mais il faut compter 1.500 euros pour 250.000 abonnés fictifs – et deviennent ainsi plus influents aux yeux du public (secondaire), des coéquipiers (important) et des sponsors (capital). D’autres adoptent une stratégie plus coûteuse en énergie consistant à retwetter un par un les messages désespérés de supporteurs prêts à toutes les humiliations pour se faire remarquer d’un gars gagnant sa vie en transpirant.

Les footballeurs imprésarios

De temps en temps, des étudiants en communication s’imaginent concurrencer So Foot.fr en lançant leur propre site d’informations sportives à base d’informations péniblement recopiées dans des médias anglo-saxons. Leur unique stratégie marketing consiste à nous quémander une publicité gratuite. La demande s’accompagne d’un bobard du style  »J’ai toujours cru en toi, André-Pierre » ou d’un vil  »L’équipe de France a besoin de ton talent, Miiiiister Matt Moussilou! » Dans la vraie vie, on est toujours un peu gêné de demander de l’aide pour un déménagement à un ami qui avait prévu un repos mérité. Sur Twitter, l’être humain n’a aucune honte à afficher son misérabilisme. Le footballeur n’est plus une icône sacrée ; il est devenu un pote qu’on dérange à n’importe quelle heure de la journée à cause d’un pari ou d’un anniversaire. Un refus de sa part sera perçu comme de l’arrogance, un consentement comme de la faiblesse. RT ou ne pas RT? Telle est la question.

–   Les footballeurs engagés

J’utilise Twitter parce qu’il est le seul espace de liberté encore possible pour les gens comme nous. Dans quelques années, je pense que les conférences de presse n’existeront plus, de même que les interviews groupées, les journaux papiers et les journalistes. La communication d’un joueur se fera principalement sur son compte Twitter. Medhi, mon agent, ne se soucie pas de mes mots ; il s’intéresse si peu à moi qu’il ne me suit même pas. Pour autant, je refuse de m’engager publiquement. Ce n’est pas mon rôle de prendre parti pour des causes aussi clivantes que les élections américaines et la sexualité des rappeurs. Je ne suis qu’un footballeur d’engagement.

–   Les comptes parodiques

Les comptes parodiques se moquent des clichés que les footballeurs véhiculent, avec ou sans femme au volant. Tout est là : référence à des films honteux, confidences nocturnes sur la qualité des programmes télés, concert de smileys ou de borborygmes, branlette. C’est généralement peu inspiré et lourd comme une relance d’Alex Nyarko. Franchement, arrêtez les gars. Personne n’y croit.

–  Les Zlatan Facts

Dans la même veine, les stars ont également droit à des hommages plus néfastes pour l’humanité qu’une fin du monde commentée par Christian Jeanpierre et Denis Balbir. L’avantage de l’apocalypse, c’est qu’elle ne se produit qu’une fois. Les Zlatan Facts, eux, se reproduisent comme des insectes, se répètent, se copient, se baisent sans capotes. Je souhaite sincèrement à leurs auteurs de choper une maladie dans le lit d’un rappeur.

–  Les robots

A la fin du monde, il ne restera sans doute sur terre que des Zlatan Facts et des robots. Mes coéquipiers font confiance à une intelligence artificielle – également appelée  »Community Manager » – pour mettre à jour leurs statuts. J’ai tenté de raisonner Mamadou Sakho mais il a préféré arrêter toute interaction avec le public après des critiques sur ses fautes d’orthographes – et un commentaire d’un certain @AlexCariou lui demandant si sa mère avait toujours ses règles.

–  Ceux qui n’ont rien pigé

L’un de mes coéquipiers du PSG possède un compte qui n’est accessible qu’après validation. Sa démarche est aussi stupide que de s’inscrire sur Facebook pour chercher un travail. Entouré d’amis et de gens de confiance, il se préserve des insultes. C’est une erreur fondamentale. Les footballeurs doivent rester indifférents à la violence et ne jamais oublier qu’en cas de clash, l’opinion sera toujours du côté de leur agresseur.

 »Tu fais quoi?

– Rien de spécial. Je traîne sur Twitter.

– Ca te sert à quoi, sérieux?

– A rien de spécial.

– C’est pour te faire remarquer?

– Un peu. Je regarde si on parle de moi. J’ai un Tumblr, aussi. »

Chaque matin, je prends cinq minutes pour analyser Twitter, Facebook et Google en effectuant une recherche à partir de mon nom. Dès qu’on parle de moi quelque part, je sursaute. Je me découvre parfois sur un site coréen ou cité parmi les acteurs d’une vidéo pornographique allemande rejouant un épisode de Derrick mais l’expérience vaut généralement le coup. Mes supporteurs sont encore peu nombreux, donc rares. Je peux manger au Mac Do ou afficher ma photo sur AdopteUneSale.com sans que l’on me reconnaisse. Quand un fan du PSG me remet à l’endroit dans la rue, je prends toujours la peine de lui répondre. La rencontre est sans conséquence, aussi courte qu’un contact protégé dans les toilettes du Buddha-bar. Si je tombe sur un type un peu trop agressif, un chauffeur-livreur aux joues rouges ou un jardinier, je ne cède pas à l’énervement et salue poliment ce crétin en lui promettant des places voire un contrat à l’OM.

Antoine attrape un caillou et le lance dans l’eau, entre deux canards portant des masques anti-pollution. Le bassin ne semble pas avoir été nettoyé depuis longtemps.

 »Moi, jamais je me serais permis de critiquer un autre joueur.  »

Antoine a joué à une époque très lointaine où l’homme n’avait pas besoin d’internet pour perdre son temps. Une époque qu’il préfère oublier. En deux semaines, je n’ai réussi à l’emmener qu’au Camp des Loges. Il refuse de retourner au Parc des Princes, regarde Morandini plutôt que les matches à la télévision, se fout d’être présenté à Zlatan. Il ne m’a pas interrogé sur la composition des clans du vestiaire, comme le font généralement les gens qui me parlent pour la première fois. Le football ne l’intéresse plus vraiment. Ce football, en tout cas.

Il m’a simplement demandé de garder le silence sur notre conversation avec Nicolas Anelka, ressentant visiblement le besoin de tirer un trait sur toute cette histoire. Il craint les dérives si la presse apprend par hasard qu’Anelka s’est battu avec un coéquipier il y a quinze ans de cela. Le scandale, aussi vieux et anecdotique soit-il, blesserait maman.

Debout face à l’horizon, le manteau grelotant, Antoine observe les coins-coins.

 »C’est ici que j’allais après les matches de la réserve. Je m’asseyais sur l’herbe et je regardais les canards. Je leur donnais pas à manger. Je ne faisais rien de précis. J’attendais, simplement. »

Il aurait pu vivre au milieu d’eux. Les oiseaux nageaient par bande de cinq ou six, en famille ou avec des voisins, sans jamais couler, évitant avec grâce les bouteilles en plastique flottant sur l’eau. Ils avaient l’aisance des patineuses artistiques et un atout supplémentaire : leur cou extensible, qui leur permettait de se gratter les fesses. C’était un spectacle prodigieux. Il aurait pu mériter un tweet.

La maison des parents d’Anelka s’élevait au sommet d’une colline déboisée. Leur fils leur avait acheté une propriété en Martinique, leur île natale, mais ils préféraient la tranquillité de cet hameau reculé à une dizaine de kilomètres d’Elancourt. Selon la toute dernière biographie non officielle de Norbert, le couple avait ressenti le besoin de déménager dans un endroit plus calme que Trappes après la Coupe du Monde sud-africaine de 2010. Démoli par l’opinion après ses insultes adressées à son sélectionneur à la mi-temps de la rencontre perdue contre le Mexique, Anelka, viré du groupe France en pleine épreuve, avait par la suite récolté dix-huit matches de suspension en sélection. Il venait souvent ici se ressourcer, près de sa famille, de ses potes, loin des journalistes et du mépris.

Sur le chemin, Antoine m’avait raconté leur passé commun. Il avait fait sa connaissance en 1993 à l’INF Clairefontaine, le meilleur centre de formation du pays, situé à 50 kilomètres au sud-ouest de Paris. Maman avait accepté de le lâcher parmi « les fauves » – c’est ainsi qu’elle surnommait les jeunes de banlieue – sur les conseils de papa, désireux de lui fournir les meilleures chances de succès. Mon frère étudiait le matin et s’entraînait l’après-midi. Le week-end, il restait à Paris pour disputer les compétitions espoirs. Le premier mois, en s’attardant dans les couloirs, il était tombé sur Anelka. Lui aussi se sentait un peu perdu, sans ses parents, dans cet univers ultra-concurrentiel. Tout comme lui, il kiffait Éric Cantona et Hristo Stoichkov. Ils s’étaient rapprochés comme ça. Parce qu’ils aimaient le foot et qu’ils déprimaient.

À quatorze ans, Antoine avait su réussir les concours d’entrée de l’INF pour intégrer l’équipe première, composée d’internationaux couvés et déjà idolâtrés, suivis par les émissaires des plus grands clubs européens. Les recruteurs du Milan et de la Juventus se faisaient passer pour des dirigeants d’équipes amateurs d’Ile-de-France afin d’observer, en douce, les gamins à l’entraînement. Lorsqu’ils se déplaçaient, des concours de jongles s’improvisaient. Les adolescents se disputaient les places de titulaires et les adultes se disputaient les adolescents. On n’hésitait pas à draguer les parents avec un maillot ou des promesses de contrat. Quand un jeune prometteur hésitait entre plusieurs clubs, il laissait sa cour le charmer en faisant monter les prix. Il allait au marché, en somme, un marché où il était à la fois l’offre et la demande.

Contrairement à Anelka, Antoine n’avait jamais été international. Là-bas, il eut rapidement l’impression de ne pas être traité comme les stars du groupe. Un jour, critiqué par un entraîneur pour un retard minime, il s’énerva si fort qu’il en déchira son maillot. À partir de là, me dit-il, il paya pour les autres. Chaque semaine, un gars tiré au sort devait nettoyer les chiottes. Cela tombait toujours sur lui. Anelka, par contre, arrivait toujours par s’en sortir. Il avait beau fumer ou rouler sans permis de conduire, monsieur Dusseau, le directeur, lui pardonnait tout.

En 1993, les centres de formation n’étaient pas encore devenus des centres de formatage. La France n’avait pas remporté la Coupe du Monde et la FFF ne menait pas une politique de quota discriminatoire envers les adolescents de petite taille. Tout le monde avait sa chance, Antoine autant qu’un autre. Il s’agissait d’un combat profondément égalitaire, une prime au courage et à l’obstination. On empêchait les rivaux de dormir en pétant toute la nuit, on leur volait leurs vêtements, on trichait pendant les examens. Ces marques d’indiscipline permettaient de montrer aux autres que vous n’étiez pas faible. Durant les matches opposant les blancs aux noirs, le résultat final importait moins que de prendre le dessus sur son adversaire direct. Antoine attirait l’attention en se frottant à des gars bien plus costauds que lui. Pour un microbe auvergnat, humilier d’un petit pont un colosse aux muscles surdéveloppés avait valeur d’exploit.

Dans cette jungle, tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain. Mon frère se souvenait d’étoiles ayant explosé comme des supernovas après une blessure ou une mauvaise rencontre. Sébastien Pendola – « Ce mec pouvait jongler avec une balle de tennis tout en jouant au tennis » – n’avait jamais évolué plus haut que le CFA et s’éteignait aujourd’hui à La Garenne-Colombes. Un autre prodige de la promo, Michaël Pizzo, tenta sa chance en Écosse, à Kilmarnock, avant de retrouver la France dans des communes sans boulangerie, à Grenoble, Avranches, Poissy. Après un début de carrière prometteur au FC Nantes, l’attaquant Alioune Touré joua quelques rencontres au PSG puis entama une longue descente vers l’anonymat, à Guingamp, à Leiria, au Portugal, aux Émirats Arabes Unis puis à Chypre. En sortant de l’INF, Antoine intégra, tout comme Anelka, la réserve du PSG.

L’ancien attaquant des Bleus le reconnut immédiatement. Il ne l’avait pourtant pas vu depuis environ seize ans, à quelques jours près. « Tu viens pour la meuf ? » demanda-t-il. Oui, nous étions venions pour ça. À l’arrière de la bâtisse, sous une petite terrasse protégée par un auvent, Antoine a commencé à me parler d’elle. « Un soir, en retournant chercher mes affaires dans le vestiaire, j’ai trouvé Nico en train d’embrasser une fille qui me plaisait. Elle supportait le club. Je l’avais repérée le premier. Elle était à moi, quoi. Et lui, peinard, il lui pelotait les nibards… Il… me foutait la rage. Alors, je l’ai frappé. » Anelka l’écoutait fébrilement et appuyait chacune de ses phrases en marmonnant dans sa barbe. « Tu pissais tellement le sang que t’es allé te plaindre à Denisot ! Comme un gamin ! La honte, putain… Le président m’a convoqué le lendemain pour me virer. T’étais son chouchou. Je ne pouvais rien faire. » Ainsi, mon frère n’avait pas tabassé une journaliste. Il avait cassé la gueule d’un coéquipier, alors grand espoir du club, à cause d’une histoire de cul. « Je n’ai pas cherché à retrouver une autre équipe. Les présidents se seraient renseignés, ma réputation aurait joué contre moi. » J’avais froid, Leonardo m’avait menti et j’ignorais pourquoi. Je me sentais honteux de l’avoir cru. En tournant la tête, j’ai aperçu une femme et un homme d’une soixante d’années qui se tenaient debout près du tuyau d’arrosage. Ils se signalèrent en toussant. Aussitôt, d’un seul bond, Anelka se leva. « C’est un pote de Clairefontaine, maman. Il passait dans le coin. » Son père mangeait un morceau de gâteau. On fêtait un anniversaire.

Troisième tour de la Coupe de l’Allier. L’ASPTT Moulins, la deuxième équipe de la ville, affronte le FC Renardin, première équipe de nulle part. « Le trou du cul du monde contre onze trous du cul », résume le vendeur de sandwich avec un bon sens populaire. « Paraît que leur attaquant touche cent euros à chaque but. Tu te rends compte ! À ce prix-là, moi, j’en marque trois par match ! » poursuit-il avec une verve davantage populiste. Cette bourrique porte le maillot du club, noir rayé de blanc, avec un fourmilier comme écusson. Son client renverse de la sauce sur le sien. La tâche ne se remarque pas ; mieux, elle donne à l’ensemble un style plus contemporain. Patientent dans la file les joueurs du FC Renardin, des êtres au dos voûté, robustes et sans menton, excités comme des babouins ; des Néandertaliens qui ont réussi. Ils seront sur le terrain dans quinze minutes, un peu moins si le service s’accélère. Ici, les hommes acceptent d’attendre dans le froid pour avaler un bout de pain tiède et du saucisson ressemblant à du placenta. La plupart, ensuite, deviennent végétariens. Le simple fait de retrouver des têtes connues réchauffe. Mathias, bénévole, me demande si je veux des frites « en plus de ça ». Il a un père charcutier et des doigts charcutés. Ses ongles sont coupés courts, en souvenir d’un accident de trancheuse. Dans la cour du collège, entre midi et deux, ce mec était le plus doué avec le ballon. Un virtuose du dribble. Il a un peu perdu la main, depuis. La Coupe de l’Allier est une compétition réservée à ceux qui n’ont pas eu la chance de finir footballeur professionnel. À tous ceux qui n’ont pas eu de chance, en général.

« Tu veux quelque chose ?

– Non. »

Mon frère n’a jamais été un bavard. D’ordinaire, il n’est pas à l’aise dans les stades. Ceci n’en est pas un. Aidé par l’absence de tribunes, le vent soulève les feuilles mortes et la perruque d’un retraité. Elle recouvre le point de penalty puis, sous l’effet d’une nouvelle brise, s’envole jusqu’au poteau gauche. En équilibre sur la transversale, un petit oiseau lâche une fiente sur le tapis de poils. Le vieux avance, glisse, tombe, se relève, nettoie sa moumoute en s’aidant d’une écharpe. Antoine se fout de sa gueule pendant que nous prenons place derrière la barrière. Il se sent en sécurité. Nos voisins n’ont peut-être plus de dents mais ils sourient quand même. Ils sont au chômage, célibataires, en colocation chez leur mère, mais ils ne le montrent pas. Ils s’oublient. Tu ne viens pas voir ce genre de match pour le football mais pour l’évasion qu’il te procure durant plus d’une heure. Ton cerveau marque alors une pause. Il supporte enfin la vie. J’imagine qu’en ce moment mon frère ne pense plus à rien et qu’il goûte l’instant présent comme le font les losers qui l’entourent. Il oublie.

Les footballeurs de Moulins déboulent du vestiaire et effectuent un léger détour pour me saluer. Ils veulent parler à la star dont La Montagne relate les performances. Guillaume était dans ma classe en CM2. Difficile de le décrire. Il a la tronche des copains d’enfance effacés par le temps. Disons milieu gauche, petit, guère optimiste sur ses chances de victoire. « On a pris une murge, hier. Fab’ fêtait ses deux ans avec sa conne de copine. Au bar, il a pas arrêté de draguer la serveuse. Du coup, demain, on célèbre sa rupture. » Un certain Yannick me cite en exemple. « Sans ce putain de genou, j’aurais été meilleur que Messi. Le Messi de Montluçon, qu’on m’appelait ! Quand je vois qu’un gars comme toi, plus limité, joue au PSG, ça me donne confiance ! » Je souris sans lui répondre. Surtout ne pas lui faire de peine. J’aurais pu être à sa place.

La sono crache un morceau indéfinissable téléchargé sur un site interdit par le FBI. Le public s’essuie puis réagit aux propos du speaker. La présentation des équipes soulève un tonnerre d’applaudissements. Ici, pas d’orage à l’annonce des joueurs. Ici, les footballeurs sont de votre famille : ils ressemblent aux médiocres partageant vos tables, vos rues, vos plages. Ils sont comme vous. Richard, le président-trésorier-arrière gauche remplaçant de l’ASPTT, me cornaque jusqu’au rond central. Un handicapé moteur profite de la pause des encouragements pour émerger. Il klaxonne afin de s’ouvrir un passage. Arrivé au milieu du terrain, il lâche le ballon qu’il tenait dans ses mains. « D’habitude, c’est vous qui vous vous garez sur ma place », plaisante-t-il. Le coup d’envoi est donné.

1e-15e : rien. 15e-30e : rien. 31e : Yannick, particulièrement mauvais depuis l’entame de la rencontre, se rend compte qu’il s’est trompé d’équipe. Il change de tunique. 31e-45e : rien. 45e-62e : toujours rien. 63e : l’arbitre fait refaire une touche. Comme aucun des joueurs ne maîtrise correctement ce geste, il décide de supprimer purement et simplement les lignes de démarcation. 66e : le pneu dégonflé servant de ballon roule jusque dans un fossé. Patrick Remoulade, le coach du FC Renardin, se propose de le ramener. 81e : Guillaume se propose d’aller chercher Patrick Remoulade, porté disparu. Entre temps, l’arbitre a laissé la rencontre se poursuivre. Les dix-neuf acteurs – trois figurants se sont claqués tôt dans la rencontre, sur leur première accélération – ont donc continué à jouer en courant et en dribblant dans le vide. Ce fut le quart d’heure le plus réussi techniquement. 84e. Corner. Trois joueurs de l’ASPPT Moulins se postent au premier poteau, davantage pour se reposer que par consigne. Un gars se tient les côtes puis rend son repas. Le gardien plonge. Il a le nez dans le vomi mais il est heureux de s’en sortir à bon compte. Contre-attaque. En moins de cinq minutes, la surface de réparation adverse est conquise. « Tire en bas ! Leur goal est obèse ! » C’est manqué. « Oh, le onze ! Même ta grand-mère joue mieux que toi ! » Et la grand-mère en question de lui répondre : « Elle t’emmerde, du con ! » J’aime cette fraîcheur, cette sincérité qui émane des pores de leur peau. J’aime les entendre insulter des proches, des amis et ne rien regretter. Mon métier est si aseptisé qu’il me faut demander la permission pour faire une passe. Je préfère d’assez loin ce mélange de lutte romaine et de pornographie que les populations du coin comparent au football. Ce sport est celui de la grossièreté et de l’abandon de soi, celui qui se rapproche le plus de la nature humaine. Au tennis, par exemple, il est rare que les spectateurs manifestent ; ou alors en toussant un peu trop fort entre les échanges. « Quel match ! » s’exclame Antoine, d’une voix inhabituellement chaude. La surprise passée, je ne peux qu’approuver.

« Au fait, je vais passer quelques semaines à Paris. »

Antoine n’a pas pris la peine de dévier son regard du terrain.

« Tu vas faire quoi ?

– Une formation qui prépare aux concours pour la fonction publique.

– Je te vois mal là-dedans.

– Moi aussi…

– Où habiteras-tu ?

– Je ne sais pas encore. »

La route au loin mène au centre pénitencier. Des chambres se libèreront bientôt. Les détenus les plus anciens seront transférés vers un autre établissement le temps du désamiantage. Les autres seront désamiantés aussi.

« La mère va sans doute te demander de m’héberger.

– C’est normal.

– Je ne te dérangerai pas.

– C’est bon, c’est cool…

– Tant mieux. C’est tellement cher, Paris… Je regardais des annonces sur internet… Neuf cents euros pour un vingt mètres carrés… Les enculés, sérieux !

– J’ai assez de place pour deux. En plus, vu mes horaires, on aura le temps de se voir.

– J’imagine.

– Je t’amènerai revoir le Camp des Loges.

– Ah, non ! Jamais de la vie ! »

Sa réponse ne m’étonne pas. Elle me donne même le courage d’enlever l’épine qui me gêne depuis mon retour.

« Au fait… Je voulais te parler d’un truc…

– Quel truc ?

– Eh bien… Leonardo m’a… Comment dire…

– Quoi ?

– Il m’a avoué qu’on t’avait viré du PSG pour…

– Pour ?

– Pour avoir frappé une journaliste.

– Ah ouais ?

– Ouais.

– Qu’est-ce qu’il t’a raconté exactement ?

– Bah… Que tu lui avais donné un coup de poing. Mais il ne m’a pas expliqué pourquoi. D’ailleurs, il ne se souvient pas de son nom. »

Il fixe à nouveau le terrain, cherchant tout autour des lignes de fuite.

« Et toi ? Tu t’en souviens ?

– Oh… C’était pas le genre de fille qui te le disait. »

Il sourit. Sa légèreté me fout la haine.

« J’hésite à tout raconter à la presse.

– Pour quoi faire ?

– Pour qu’elle se manifeste. Ou avertir la police, peut-être.

– Si tu fais ça, le club te mettra sur la liste des transferts.

– Tu crois ?

– Bien sûr. Les Qataris, ils ne veulent pas d’emmerdes.

– Je sais, mais…

– Si tu sors du rang, si tu l’ouvres, on t’aligne. On te vire. Comme le PSG l’a fait avec moi.

– T’as carrément frappé une meuf… T’aurais pu prendre encore plus cher…

– C’est… C’est plus compliqué que ça.

– Avec toi, c’est toujours la même chose… J’ai envie de savoir comment elle s’appelle ! C’est normal, non ? T’es quand même mon frère ! »

À ma connaissance, Antoine ne possédait pas de casier judiciaire. Il avait bien volé une boîte de Lego à Leclerc quand j’avais dix ans mais c’était parce qu’il me manquait un pompier pour lutter contre les multiples incendies de la ville. Elle s’étendait sur plus de douze plaques, débordait de la chambre pour empiéter le couloir. Sous mon bureau s’élevait un stade où se disputait la finale de la Coupe du Monde. Les bonhommes jaunes ne quittaient jamais l’enceinte. Leur vie se résumait à ce match.

« Écoute…  Tu sais quoi ? On va en parler à Nicolas Anelka !

– À Anelka ?

– Il s’en rappelle forcément de cette fille ! On était au PSG ensemble, lui et moi !

– Je l’ai croisé cet été quand il venait au Camp des Loges. Il m’a dit qu’il ne te connaissait pas.

– Le bâtard. »

L’arbitre siffle. Le FC Renardin l’emporte 2 à 1 ; c’était en tout cas le score avant que le panneau d’affichage ne tombe en panne.

« Le championnat chinois est fini. Il est sûrement rentré à Paris. Organise un rendez-vous, d’accord ?

– Je suis pas son pote. Il voudra jamais.

– Tu veux savoir ce qu’il s’est vraiment passé, oui ou merde ?

– Ouais !

– Débrouille-toi, alors.

– Tu fais chier… »

Dégoulinant de sueur, le président de l’ASPTT Moulins me saute dessus en se réjouissant d’avoir économisé les primes de victoire. Le temps de me relever, Antoine s’est éloigné. Il discute avec un papy qui l’emmène lentement vers la buvette. La pagaille est totale. Les corps se mélangent. Les timides se joignent aux exubérants. Je m’essouffle. Je me perds. Une forme se détache du brouillard.

« Kevin ! »

Ma mère.

« As-tu parlé à ton frère ? »

Jérémy Menez connut un sommeil agité après la défaite contre Saint-Etienne. De retour du Parc, il avait essayé une nouvelle coloration pour sa mèche qui s’était révélée décevante. Le lundi matin, il alla voir le coach pour lui signifier qu’il ne se sentait pas en état de s’entraîner. Ancelotti l’ignora. Dans les autres clubs, l’entraîneur devait être autant tacticien que psychologue. Carlo Ancelotti n’était ni l’un, ni l’autre. Un homme pouvait bien lui paraître médiocre, capable de doubler des petites filles dans la file d’attente du McDo et de rouler en 4×4 en centre-ville : s’il excellait à l’entraînement, sa place au PSG se justifiait. Cela me convenait.

Je n’avais connu jusqu’alors que des managements honnêtes. A l’AS Moulins, José prônait une franchise assumée dans les rapports humains. Il déclamait le onze du prochain match en prenant toujours soin de se justifier auprès des remplaçants. Il les traitait  »d’ivrognes puants’’ ou  »de feignasses alcooliques’’ puis en venait à la mise en place tactique. J’étais souvent titulaire, bien que moi-même peu réceptif à l’effort. Simplement, en fonction des accidents de la route, le faible nombre de joueurs disponibles empêchait José de me reléguer sur le banc.

Ancelotti n’aimait pas annoncer les mauvaises nouvelles. Il préférait vous rencontrer à part, en individuel, au hasard d’un couloir ou dans les toilettes. S’il pissait en vous souriant, votre présence au match était acquise. S’il se perdait en encouragements quelconques en trouvant des façons détournées d’expliquer combien la concurrence était rude et l’urinoir placé trop haut, ce n’était pas bon signe. S’il pissait dans le couloir non plus. Il vous mentait pour son bien.

L’entraînement avait tout juste commencé quand Mamadou Sakho prit soudain la parole, visiblement perturbé par le laxisme général. Pour faciliter la compréhension, j’ai préféré vous traduire les répliques du dialogue suivant.

Mamadou Sakho

 »Alors coach, vous avez parlé de son carton rouge à Zlatan?’’ (Vous vous êtes encore fait dessus?)

Carlo Ancelotti

 »Oui.’’ (Non)

Mamadou Sakho

 »On joue comment contre Zagreb, du coup?’’ (Vous avez prévu un plan B?)

Carlo Ancelotti

 »Je suis en train d’y réfléchir. (Je suis dans une putain de merde). De toute façon, cette défaite n’est pas dramatique. Nous sommes toujours premiers.’’ (Je me suis réveillé avec la tête de Calisto VI dans mon lit, un cheval qui appartient à l’émir)

Gregory Van der Wiel

 »Ouais! (Contre qui on a joué ce week-end, au fait?) L’important, c’est la Ligue des Champions.’’ (Ma mère a pleuré quand elle a su que j’avais signé en Ligue 1)

Carlo Ancelotti

 »Exactement.’’ (Quel est le nom de ce joueur, déjà?)

Mathieu Bodmer

 »Le coach a raison!’’ (Vivement midi, il y a des patates douces à la cantine)

Guillaume Hoarau

‘’Sinon coach, vous avez pensé quoi de notre prestation?’’ (Sinon coach, vous avez pensé quoi de ma prestation? Il est beau mon but, hein?)

Carlo Ancelotti

 »Votre prestation? (Si je les critique, ils me feront la gueule. Si je félicite Hoarau, les autres attaquants vont m’en vouloir. Si je leur parle de ma nouvelle voiture, ils vont savoir que je me fous de leur gueule. Vite, prenons un gars au hasard que tout le monde aime bien) Tu as été parfait, Zoumana. (J’espère que c’est bien lui, je le confonds toujours avec Matuidi)

Zoumana Camara

 »J’étais même pas sur le banc, coach. (Il doit encore me confondre avec Matuidi)

Carlo Ancelotti

 »Tu… euh… Je t’ai vu encourager l’équipe des tribunes quand elle était menée. (Plus c’est gros, plus ça passe)

Zoumana Camara

 »Vous plaisantez? J’ai même prié pour que Sakho se fasse expulser afin d’avoir une chance de jouer! (Euh… Je n’aurais peut-être pas du dire ça)

Carlo Ancelotti

 »Et sinon, je vous ai montré ma nouvelle voiture?’’ (Arrivé sur le parking, je démarre et je me casse)

L’enchaînement des rencontres m’offrait du temps en jeu en championnat mais mon rêve s’écrivait en lettres dorées sur les panneaux publicitaires de la Ligue des Champions. Comment vous expliquer? C’était comme dormir dans la chambre d’une fille mais sur un matelas posé au bas de son lit. Le coach connaissait mon impatience. Il me demandait d’attendre. J’en étais capable. Au lycée, j’avais attendu six mois avant de conclure avec Annabelle. Elle n’était pas très jolie, pas franchement futée. Je me servais de son appareil dentaire pour éplucher mes pommes. On se contente de bien peu quand on est jeune.

Mon but contre Reims – contrôle du droit, coup d’œil rapide, tir croisé à l’entrée de la surface, balancement grotesque des bras pour fêter ça – témoignait de mes progrès. 90minutes.fr me consacrait un papier par semaine, souvent le même, d’ailleurs : cinq lignes d’une biographie dénichée sur Wikipedia et cinq autres de digression sur le prochain match du PSG, entrecoupées par une publicité pop-up sur une mutuelle santé me rappelant qu’à la moindre blessure tout pouvait s’arrêter. Chaque jour, je recevais sur Facebook les photos et coordonnées de filles prêtes à tout pour sortir avec un footballeur ; une ébauche à la débauche. Un soir, j’ai passé plusieurs heures à comparer leurs profils à l’aide d’un tableau Excel avant de finalement jeter l’éponge, exaspéré par la complexité du logiciel. Sans surprise, j’ai découvert en traînant un peu plus tard sur le net que l’augmentation des ventes d’Excel en Europe coïncidait avec la diminution du taux de fécondité.

Je me méfiais autant des compliments de ces chasseresses que de ceux de mes coéquipiers. Le soir du match face à Reims, alors que nous nous rhabillions dans le vestiaire, Pastore me porta un toast. Quelques heures plus tôt, planqué derrière son siège dans le bus, je l’avais pourtant entendu dire à son pote Sirigu qu’il fallait me ‘’neutraliser.’’ Il avait peur que je lui pique sa place. Alors, le misérable volait du fromage au self pour me le glisser dans mes chaussures quand je me douchais. En retour, je le trainais sous l’eau froide. Sirigu rigolait sans lui prêter assistance.

Le club vous apprend à vous méfier de la presse. Il ne vous apprend pas à vous méfier des joueurs.

Pastore continuait malgré tout à me complimenter publiquement, sans doute pour calmer le jeu ; Ancelotti lui ayant reproché son comportement puéril.  »Joli tir, Kevin’’ (J’aurais marqué si tu m’avais fait la passe),  »Joli but, Kevin’’ (J’en aurais marqué deux si tu m’avais fait la passe),  »Jolie ta copine, Kevin’’ (Je l’ai baisée la semaine dernière, celle-là), voilà le genre de déclarations d’amour qu’il m’adressait. Il mentait aussi lorsqu’il disait que Paris était son club de cœur. Il avait eu une attaque cardiaque en découvrant le salaire proposé, c’est tout. La vie au PSG n’était que supercherie et ressemblait aux roman-photos que lisait maman.

Dernière semaine de septembre. J’accompagnais Lavezzi au Forum des Halles quand Nene, invité par l’Argentin à notre petite promenade, voulut entrer chez Uranium Sport. Il s’acheta un sweat Emporio Armani soldé à 80 euros et une ceinture Diesel à 110 euros. En avançant vers la caisse, il s’arrêta devant un pantacourt Redskins à 69,90 euros et me demanda mon avis sur l’objet. Je répondis tout naturellement que si l’espèce humaine avait survécu à deux guerres mondiales, ce n’était pas pour porter ce genre de vêtement. Nene insista pourtant pour me l’offrir.  »Tu déconnes! T’as aucun goût. Fais-moi confiance.’’  »Sérieux, il t’irait bien. ’’  »Laure Boulleau aime bien ceux qui en portent.’’ Le dernier argument me fit céder puis ce fut au tour du rideau de la cabine d’essayage. Nene tira dessus violemment, prit une photo éclair avec son téléphone portable et partagea le butin avec son répertoire. La photographie volée était rapidement devenue le principal sujet de conversation du Camp des Loges.

Trois jours plus tard, Zlatan débarqua lui aussi en pantacourt et les moqueries sur le sujet s’arrêtèrent.

J’avais eu le malheur d’avouer en public mes penchants amoureux pour Laure Boulleau, à nouveau célibataire. Quand elle passait près du terrain numéro 2, Chantôme agitait sa main en prenant une voix très efféminée puis se lançait dans des simulations d’orgasmes très appréciées du groupe. Enfin, il creusait un trou dans le sol, baissait son short et mimait l’autruche. Je finis par craquer et l’interceptai sur le parking.

Elle accueillit ma proposition de ‘ »déjeuner à deux, enfin rien que tous les deux, quoi, tout à l’heure, où tu veux, mais si possible loin d’ici après voilà c’est comme tu le sens’’ avec gêne. Elle me répondit vouloir  »faire une pause avec les mecs’’ puis elle me laissa en plan. Le soir-même, alors qu’un préparateur physique célébrait son anniversaire dans la salle de repos du Camp des Loges, je vis Zlatan poser une main sur son épaule.

L’article, titré « PSG : le côté obscur de Nene », venait d’être publié sur 90Minutes.fr. Nous jetions un coup d’œil rapide puis passions l’appareil au voisin le plus proche avec un air de circonstance. Je n’avais alors aucune idée du contenu. J’avais simplement eu le temps de relever les initiales de son auteur : N. B. Les tiennes, Norbert. « Règle numéro un : le titre d’un papier est plus important que tout. 50  % des gens ne lisent que le titre. 50  % s’arrêtent au chapeau. 10  % ne savent ni lire, ni compter. » Nene était décrit comme un fêtard, un compagnon de la nuit, un homme capricieux et égoïste. Aucune preuve n’étayait le discours mais l’écrire suffisait à le rendre crédible. Le premier paragraphe racontait des épisodes connus de tous et reprenait des extraits d’interviews imaginaires retranscrites par des médias belges ou des journalistes décédés depuis. Le deuxième paragraphe revenait sur l’anniversaire du Brésilien mais demeurait flou sur la nature des cadeaux ou la composition des cocktails. Même la date de l’évènement était erronée. Une bagarre entre plusieurs joueurs, incluant Hoarau, avait été inventée de toutes pièces. Or, si je m’en souviens, Guillaume s’était battu tout seul, ce soir-là, ivre comme un chameau ; et il avait perdu. « Règle numéro deux : pour être le premier à réagir sur une polémique, le plus simple consiste à l’inventer. » La touche de nuance apportée au troisième paragraphe, le dernier, me donnait la parole. Je rappelais que Nene « était un joueur apprécié du groupe » avant d’être contredit dès la phrase suivante par une réflexion de l’auteur agrémentée d’un jeu de mot bancal. Cette construction se répétait plusieurs fois. « Règle numéro trois : masquez l’absence d’information par une opinion personnelle ou, selon votre humeur du jour, par une attaque et une chute rigolote. » Quand Nene m’a demandé de justifier ma participation, j’ai évoqué une citation inventée. Notre correspondance devait rester secrète sinon mes coéquipiers auraient voulu ma peau. Tu en savais beaucoup sur moi, tu m’appelais souvent. « Règle numéro quatre : ne prévenez jamais un contact que vous comptez le joindre. Sinon, il risque d’être aussi prévisible que vos questions. » Maman était-elle au moins fière de mes bonnes notes ?

Nene présentait un profil idéal pour les médias. Ex-idole du Parc des Princes et meilleur buteur du club, il a vu son statut doucement s’effriter avec les arrivées de Pastore puis de Zlatan. Joueur fragile, réputé comme instable, son nom revenait régulièrement dans la rubrique des transferts. Il offrait également un large éventail de titres hilarants du type « Nene pointe sur le banc », « Nene, nichon ni froid » ou encore « Le PSG jette Nene dans les orties ». Sa méfiance envers les journalistes provoquait des accrochages. En refusant le dialogue, il attisait leur rancœur. « Règle numéro cinq : le degré de critique dans un article est proportionnel à la relation de confiance entre son acteur et son auteur. »

J’aimais t’écouter raconter ces conférences de rédaction absurdes où ton supérieur, le rédacteur en chef de 90Minutes.fr, un chef d’entreprise ne connaissant rien au journalisme, incitait les responsables de service à reprendre les sujets les mieux classés sur Google Actualités, sa bible. Chaque matin, sa ligne éditoriale reprenait les temps forts de l’actu, sans aucune valeur ajoutée. Les journalistes se reconvertissaient copistes et reproduisaient en quelques minutes les articles d’autres sites. Il suffisait d’inverser des phrases, une tournure, des mots, et le tour était joué. Plus de la moitié des publications de la rubrique Sports concernaient le PSG. Elles dépassaient rarement mille cinq cents signes, le maximum pour que les lecteurs, souvent jeunes, adeptes du zapping, puissent le lire. La survie du site dépendait de la publicité et donc du nombre de visiteurs. En fonction du trafic, le site percevait des revenus plus ou moins importants de la part des annonceurs. « Règle numéro six : cinq papiers courts et bâclés rapportent cinq fois plus qu’une longue enquête. » On trouvait des analyses de match, des diaporamas, des prédictions sur l’avenir de l’équipe et de ses joueurs déjà traitées ailleurs. La rédaction avait investi dans des claviers d’ordinateurs comprenant une touche copier/coller. Tu appelais tes journalistes « des caméléons » en raison de leur faculté à absorber l’information sans la dénaturer. Sur ta demande, ils relayaient le dernier scandale sexuel en équipe d’Angleterre ou la moindre polémique futile sur le salaire d’une star du football. Régulièrement, ils publiaient des diaporamas sur les hôtesses du Tour de France et des paddocks de la Formule 1, ainsi que sur le beach-volley féminin. Vingt photos représentaient vingt clics. Cela prenait peu de temps à faire. Ils obéissaient à la loi des trois S : sexe, scandale, stars. Les plus professionnels savaient trafiquer un article en ajoutant des tags vendeurs, souvent mensongers, pour berner Google. Ils n’y trouvaient ni joie, ni peine ; l’augmentation de l’audience compensait la sensation de vide. « Règle numéro sept : si un concurrent fait parler de lui sur un article qui te semble mauvais, c’est que l’article est bon. »

Après avoir parcouru une dernière fois ton brûlot, Nene avait jeté violemment son portable sur Javier parce qu’il le soupçonnait d’être la taupe qui balançait des infos sur lui dans la presse. Zlatan les avait séparés avant de s’en prendre verbalement à son coéquipier. Nene avait baissé à la tête pour se soumettre puis il s’était barré du centre d’entraînement, les larmes aux yeux, au volant de son 4×4. J’avais passé le reste de la matinée à écrire un mail destiné à Laure. Je lui disais que son mec était un con, qu’il la trompait. « Règle numéro huit : la réalité d’aujourd’hui n’est jamais celle de demain. Raison de plus pour écrire n’importe quoi. » Que je l’aimais. « Règle numéro neuf : toute vérité publiée est juste tant qu’elle n’a pas été démentie. » Qu’on passerait du bon temps si jamais elle décidait de sortir avec moi. « Règle numéro dix : utilisez systématiquement le conditionnel. » Le message envoyé, je t’avais ensuite invité à bouffer dans ce restaurant chinois. Une fois encore, tu m’avais répété tes « dix règles d’or du journalisme », comme tu les appelais. Elles me fascinaient. Tu étais sans doute l’homme le plus intelligent de mon répertoire. Le plus franc, surtout. Tu avais tenu parole en me présentant à Michel Denisot lors de cette soirée de bienfaisance organisée à Monaco. L’ancien président du PSG disait se rappeler de mon frère mais pas du nom de la femme que je recherchais. Il ne se souvenait d’aucun coup de poing. Dans la foulée, j’avais pu interroger d’autres personnalités présentes ce soir-là : Cyril Linette de Canal+, Charles Biétry de beIn Sport, Christian Jeanpierre de Téléfoot, Marion Aydalot de Marionaydalot.fr. À tous, je leur avais posé cette même question : « Connaissez-vous une journaliste sportive qui suivait le PSG entre 95 et 97 ? »  Je n’avais obtenu que du déni. Toi, au moins, tu ne me mentais pas.

Question de MagikParis4EvEr : « Avoir été titulaire contre Bordeaux et Bastia, est-ce un conte de fées pour toi ? »

Nos supporteurs dénigrent les achats compulsifs du PSG mais comparent le moindre jeune qui émerge au Petit Poucet. Avec un nom pareil, c’est ce gars qu’on devrait abandonner dans la forêt. Medhi m’a pourtant assuré que les internautes de 90Minutes.fr étaient des connaisseurs. En acceptant ce chat interactif, le premier de ma courte carrière, j’ai pris le risque de parler en mon nom propre plutôt que par la voix du club. Ni Mathilde ni Leonardo ne sont au courant.

Question de Johannes : « Il est sympa, Zlatan ? »

Les cours de média-training dispensés par le PSG m’apportent des réponses à des questions tellement débiles qu’il m’aurait été possible de remplacer au pied levé un opérateur clientèle de chez Orange. Hélas, un supporteur n’est pas un journaliste qu’on peut envoyer chier en sortant du terrain. Norbert, le chef du service des sports, comprend mon désarroi.

« Tu veux que je réponde à ta place ? »

J’ai peu à raconter sur Zlatan, sinon que je le trouve formidable et incroyablement fort. Il aborde chaque évènement de sa vie comme s’il s’agissait du dernier. Il conchie mes coéquipiers parce qu’il estime qu’ils ne s’entraînent pas assez. Globalement, il trouve les footballeurs français fainéants. Selon lui, ils se plaignent de ne pas jouer mais ils ne font aucun effort pour gagner leur place. Je suis souvent le seul à venir l’assister lorsqu’il décide de prolonger la séance. Je centre, il reprend de volée ou, selon la trajectoire, en retourné. Aucune erreur n’est tolérée. Je ne peux que m’améliorer.

Une publicité apparaît dans le coin droit du site. En voulant la fermer, je clique par erreur sur un sondage portant sur la nouvelle coupe de cheveux de Karim Benzema. Ma souris prend peur et se réfugie vers une zone plus hospitalière, un diaporama sur les footballeuses les plus sexy du championnat de France.

« Les gens regardent vraiment ce genre de trucs ?

– Les sondages et les photos de cul ?

– Ouais.

– C’est environ 40 % de notre trafic. »

Je soupire tout en votant discrètement pour Laure Boulleau. Un stagiaire – le numéro deux du service – m’apporte un café trop froid. Il s’excuse pitoyablement. Pour faire bonne figure, il m’avoue ses origines auvergnates et sa passion dévorante pour le Clermont Foot. Il rentre un week-end sur deux en Auvergne et justifie son abonnement en se rendant au stade. Sinon, il reste à Paris et se contente d’écouter le match à la radio, probablement dans un petit studio mal desservi par le métro. Il connaît par cœur l’identité des recrues, des joueurs ainsi que les principaux groupes de supporteurs. Son existence paraît incroyablement déprimante.

« Le chat est terminé. Suis-moi. »

L’équipe de Norbert se constitue de cinq juniors et gibbon au doigté rapide, excellant dans la prise de notes. La fatigue dessine des creux sur leurs visages. Maxence a la peau si pâle qu’il semble n’avoir jamais vu la lumière du jour. « J’évite de sortir. Le soleil me donne des cloques sur le visage. Enfin bon, de toute façon, on n’a pas de budget pour partir en reportage. » Il baisse les yeux, attrape un hamburger entamé et mort dedans. Une voix faiblarde demande des frites. Le singe répond aimablement à sa demande puis repart au travail. Un hamac est disposé dans un coin de la pièce, étalé entre un barreau de sa chaise et un porte-manteau. Au-dessus du plumard, un compteur notifie en temps réel le nombre d’internautes égarés sur le site. Norbert consulte l’appareil puis crie à la cantonade « Mille huit cent quatre-vingt-neuf ! Allez, plus que deux cents et le record de la semaine sera battu ! » Maxence sursaute. Son sixième papier de la journée. Le compteur affiche quatorze heures quarante. Nous sommes le 21 septembre 2012.

Norbert me montre un logiciel statistique élaboré à partir d’un algorithme complexe, capable de décrire précisément le profil de chacun des visiteurs. « La moitié ont moins de vingt ans. Parmi ceux-là, 62 % sont au lycée et 45 % possèdent une moyenne générale comprise entre 6 et 10. Par ces chiffres, je sais qu’il faut ainsi éviter d’employer des mots trop compliqués dans nos papiers. Tu peux également consulter les articles les plus lus depuis le début de la journée et t’adapter en fonction de la demande. Alors… Trois Benzema dans les cinq premiers, putain ! Maxence ! Fais-moi deux autres papiers sur Benzema ! Quoi ? Comment ça, t’as déjà tout dit ? Commence pas à me faire chier, hein ! Tu te démerdes ! Tu inventes ! T’es un pro, oui ou merde ? » L’Open Space regroupe plusieurs services dans le même étage, dont les sports, le people et la politique. Sur une table déserte traînent quatre vieux exemplaires du magazine 90Minutes 100 % PSG, aux titres accrocheurs : Kaka bientôt au PSG ! ; Kaka au PSG ! ; Ce que Kaka va changer au PSG ; Pourquoi Kaka n’a pas signé au PSG. Nous sommes distraits par une balle de tennis roulant sur le sol. Un journaliste est prostré près de l’imprimante, les genoux recroquevillés. Des personnes prennent leurs manteaux et s’en vont, puis reviennent, puis s’en vont.

Nous descendons boire un verre dans le confort incertain d’une brasserie hors de prix. Une serveuse assez mince nous donne une carte bien plus surchargée. Norbert reluque sa poitrine et commande du vin rouge. Je lui fais remarquer qu’aucune femme ne travaille avec lui.

« Excepté en télévision, les journalistes sportives sont rares.

– Pourquoi ça ?

– Le physique d’une jolie femme passe mieux sur un écran que sur papier.

– Prenez des moches.

– T’es marrant, toi ! Pourquoi recruter des nanas si elles ne peuvent pas approcher les footballeurs ? »

Norbert écrivait sur le PSG depuis la présidence Denisot. Il avait connu la victoire en Coupe des Coupes, les grandes figures du passé, Weah, Guérin, Leonardo, davantage de déceptions que de francs bonheurs.

« Connaissez-vous mon frère ?

– Ton frère ?

– Antoine Kohler. Il jouait en réserve.

Sincèrement, cela ne me dit rien. »

Se resservant du vin, il m’informe de son divorce, début 2000, avec une dame peu sensible aux charmes du football. Il ne s’était pas remarié depuis. Il partait tôt de chez lui, rentrait tard. Son métier avait progressivement pris le dessus sur son couple. Entre les déplacements à Sochaux et les week-ends romantiques à Versailles, il avait eu le courage de choisir.

« Tu sais, dès que je t’ai vu, j’ai su que t’étais spécial !

– Merci.

– Ca marche bien pour toi en ce moment, sérieux !

– J’ai été titulaire que deux matches…

– Au PSG ! Ca en vaut dix ailleurs. Ancelotti a l’air de te kiffer.

– Il voit que je m’entraîne dur.

– Bien sûr, bien sûr… Et puis Lavezzi est blessé.

– C’est vrai.

– Ton agent est où ? J’aurais bien aimé le rencontrer.

– Je sais pas trop… Il avait un truc à faire.

– On t’a consacré un papier après Bordeaux.

– Medhi me l’a lu. Il comportait tellement d’erreurs que j’ai cru qu’il parlait d’un autre joueur.

– Ah, ces stagiaires ! Si tu veux, j’écrirais les prochains. Tu sais quoi ? T’as qu’à me raconter ce qu’il se passe dans le vestiaire et, en échange, je dis du bien de toi !

– C’est-à-dire ?

– Pas grand-chose, hein ! Juste une ou deux déclarations après les matches. »

Leonardo m’a strictement interdit de copiner avec les journalistes mais Norbert semble cool. Son métier m’intrigue. Les connexions entre nos deux mondes sont nombreuses. J’ai envie de les comprendre mieux.

« Ok. On va faire ça.

– Génial ! Oh, Ludivine ! Un autre rouge, s’il te plaît ! Et un bon ! »

Eric Rolland, le directeur médical, m’attendait.

Son bureau possédait un siège suffisamment confortable pour encaisser les chocs. Les résultats de mes derniers tests physiques l’inquiétaient. Du trio de tête, j’avais rétrogradé dans les positions reculées.

« Quelque chose te tracasse en ce moment ? Tu veux en parler ?

– Non.

– Notre psychiatre a l’habitude des personnes de ton âge.

– Ca va, sérieux !

– Je te trouve renfermé quand je te croise à la cantine. Tu es là sans l’être vraiment ; j’ai l’impression que tu subis les discussions.

– Un peu, mais…

– Tu as perdu un parent, récemment ?

– Pas du tout ! Qu’est-ce qui vous prend ?

– Je me fais du souci, tout simplement. Tu pèses soixante-seize kilos. Vu ta taille, c’est beaucoup trop. Manges-tu équilibré ?

– Oui. Soit des pizzas, soit des kebabs.

– Avec des légumes ?

– Je les enlève si j’en trouve.

– Si tu le souhaites, je peux t’envoyer en cure à Merano. Ils accueillent énormément de sportifs dans leur centre de remise en forme. Ils les font courir de cinq heures le matin à six le soir.

– Ca me paraît beaucoup.

– Les bergers allemands t’aideront.

– Comment est la bouffe ?

– Excellente. Aimes-tu les branches de fenouil ?

– Pas vraiment.

– Et les branches, en règle générale ?

– Je suis pas super convaincu, en fait.

– Ils peuvent aussi ré-oxygéner ton sang à partir de graisses animales.

– Ca a été testé sur des animaux ?

– Seulement sur des arbres.

– Je vais me débrouiller seul, je crois.

– Qu’est-ce qu’on te donne ici, Kevin ?

– Comment ça ?

– Pour avancer. Qu’est-ce qu’on te donne ?

– Des claques.

– Pour être en forme, tu prends quoi ? Des vitamines ? Des amphétamines ? Des stéroïdes ?

– Non, rien de tout ça.

– Ah oui ? Étonnant. »

Il ouvrit un tiroir et en sortit une boîte de pilules de toutes les couleurs.

« Framboise ? Cassis ? Sers-toi !

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ce sont des pilules énergétiques.

– De la drogue ?

– De la… Kevin ! Allons ! Un peu de sérieux ! Nous ne sommes pas en Afrique ! On fait les choses sérieusement, ici ! Ce sont des vitamines mélangées avec des produits de la campagne.

– Des carottes ?

– Des OGM, essentiellement.

– Je suis moyennement emballé.

– Il te faut reprendre des forces ! J’ai reçu du bois de cerf de Chine, ce matin. Croque, tu m’en diras des nouvelles ! »

Nous avions été contrôlés au début de la saison. Nos analyses de sang et d’urine n’avaient rien révélé d’anormal. Se dopait-on au PSG ? Les médecins nous assuraient que les transfusions qu’ils pratiquaient servaient seulement à faciliter la récupération entre les matches. Lors des repas, les cuisiniers glissaient des granules blanches et ovales dans nos purées. J’avais mené ma petite enquête sur les forums de Doctissimo : selon les experts (et notamment Chantal92), il ne s’agissait que de compléments alimentaires. Mes coéquipiers en réclamaient parfois avant de pénétrer sur le terrain. Les doses ingurgitées étaient si mimines que le produit ne pouvait faire effet. Peut-être prenaient-ils des placebos sans le savoir. Ils avaient alors l’impression d’être supérieur à l’adversaire, même s’il n’en était rien. C’était une façon comme une autre de se motiver. De toute façon, depuis quand le dopage aidait-il à mieux contrôler un ballon ?

« Alors ? Elles ne vous plaisent pas, mes pilules ? »

En rentrant, j’avais prévu de poursuivre ma partie de Football Manager. J’étais en plein mercato. Je cherchais un défenseur gauche âgé de moins de vingt ans, susceptible de dépanner à droite, d’une valeur de cinq millions d’euros maximum. Je n’avais joué que trois heures, la veille, et même si j’avais déjà quelques noms en tête, je devais absolument prolonger mes recherches en Amérique latine. Il me fallait absolument le recruter avant ce soir afin d’avoir l’esprit tranquille et pour pouvoir me concentrer à nouveau sur mon travail.

« Pistache ? Chocolat, peut-être ? »

J’étais clairement en manque, ça oui.

« Je vais vous en prendre une, docteur. Juste une seule. »

CDF
Kevin Kohler