La faillite des négociations avec Pognontepspor déçut Leonardo. L’indemnité de transfert devait lui servir à rénover sa salle de bains et cet échec repoussait les travaux à juillet, au prochain mercato. En revenant de Turquie, j’avais pris quelques jours pour réfléchir et me demander à quoi ressemblerait ma vie sans le PSG. N’ayant trouvé aucune réponse satisfaisante, j’avais décidé de me battre pour rester. Je ne voulais pas finir comme mon frère, perdu dans des silences sonnant comme des regrets.

Anelka s’entraînait avec nous depuis le 9 janvier. Il se disait prêt à renoncer à sept millions de dollars de salaire pour rompre son contrat avec Shanghai. Le recruter présentait un réel avantage pour la direction. L’attaquant était connu de ceux qui ne s’intéressaient pas au foot mais venaient au Parc des Princes pour le spectacle. Il était également apprécié des vrais supporteurs qui le savaient amoureux du club. Sa capacité à générer du profil par la vente de maillots était indéniable mais sa présence, même temporaire, me gênait. En dénonçant Antoine à Denisot, il avait transigé à une loi fondamentale, celle voulant que ce qu’il se passe dans un vestiaire reste dans ce vestiaire. Ce traître méritait de payer pour son geste. Sur Cartelparisien.com, un forum pro-PSG très fréquenté des journalistes, j’avais écrit un message en me faisant passer pour un ex-pensionnaire de l’INF Clairefontaine. Ce footballeur imaginaire commençait par se réjouir du possible retour de son ancien camarade avant de terminer son texte en se remémorant une virée commune en voiture ; au détour d’une phrase, il glissait que l’international français roulait sans permis de conduire depuis ses quinze ans. Le lendemain, dès midi, Maxifoot.fr, le 10Sport.com, Jemenfoot.fr et 90Minutes.fr reprirent l’information. À treize heures, un pigiste d’Eurosport la relaya sur Twitter sans citer la source originelle. Mieux : il s’en appropria la paternité. À seize heures, elle apparut sur les sites des principaux médias sportifs précédée des précautions d’usage : « Selon les informations d’un journaliste n’appartenant pas à notre rédaction », « Info ou intox ? », « Il se pourrait bien que », « Notre faible moyenne de pages vues/jour menaçant nos emplois, nous vous informons un peu honteusement de… », etc, etc. Deux jours plus tard, Jean-Marc Morandini l’affichait en home de son blog, accompagnée d’un bandeau EXCLUSIF!!!! Sans le foot, l’emploi du conditionnel tomberait en désuétude.

Le quotidien Libération consacra trois pages à l’affaire. Leur dossier, habillement titré « Ces footballeurs qui se croient tout permis », élargissait le débat sur la condition sociale des footballeurs, « ces modèles référents dont les valeurs transgressives (sexe, argent, arrogance, absence de moralité) fascinent les jeunes de banlieue et outrent leurs parents ». Plus explicitement, l’émission Enquête Exclusive, dans un reportage intitulé Drogue, rap, fraude et blanchiment d’argent : la face cachée de nos banlieues, entreprit une visite touristique de Trappes et de ses environs. L’économiste Alain Minc fustigea l’attitude « d’un déplorable représentant du sport business » dans un édito au Monde. À droite, Roselyne Bachelot, ancienne ministre des Sports, exprima « son dégoût devant ce comportement inqualifiable », juste avant d’essayer un vibromasseur pour sa chronique sur D8. François Hollande regretta l’exemple donné par le joueur « alors que des milliers d’ados se saignent pour pouvoir s’offrir des cours de conduite ». La Fédération des Auto-Écoles Agréées dénonça « cette sortie présidentielle malheureuse », vite suivie par Alain Minc et Roselyne Bachelot.

Sans le foot, la connerie se chercherait indéfiniment un nouvel exutoire.

Sans le foot, le samedi soir, la ferveur gagnerait les rues sans qu’on puisse la contrôler. Les plateaux télés se videraient de leur fureur. Mes ennemis seraient moins nombreux. Mes amis plus rares encore. Je n’aurais pas de prétexte pour les inviter à la maison. Que dire à ce cousin que je ne rencontre que lors des mariages ? Quel sujet aborder avec mon père alors que nous ne nous voyons si peu depuis le divorce ? Et avec un coiffeur ? Ou ses collègues de bureau ? Sans le foot, on entendrait moins parler les hommes.

Sans le foot, qui se serait intéressé à Sochaux et à Auxerre, hormis des tueurs en série ? Des villes entières auraient été ensevelies sous l’anonymat. À l’école, mes notes en géographie n’auraient jamais été si bonnes. La Ligue des Champions me servait à placer Donetsk sur une carte, la Ligue Europa Rotterdam et Brême. La Coupe de France ne servait à rien puisque je n’avais pas été retenu pour affronter Arras. Sans le foot, j’aurais davantage étudié. J’aurais eu Bac+3 sans savoir qu’une victoire rapportait le même nombre de points au classement. J’aurais été d’une inculture crasse.

Mon adolescence n’aurait connu ni les multiplex de Ligue 2, ni les matchs à la récré, ni la joie d’humilier un grand de CM2 en lui tirant sur le pif. J’aurais passé ma jeunesse à me poser des questions plutôt que devant un poste de radio. J’aurais été un être malheureux et je n’aurais jamais su pourquoi.

Sans le foot, ma mère ne s’inquiéterait pas autant pour moi. Sans mon frère, je ne m’inquiéterais pas autant pour lui. Sans mon père… Peu importe.

Sans le foot, Lionel Messi serait nain dans un cirque, Cristiano Ronaldo prof d’aérobic à domicile, Stéphane Guivarc’h vendeur de piscines. Le dimanche, on retrouverait ses potes sur des terrains à l’arrache pour des parties de biathlon sauvages. Dans les compétitions de patinage artistique, les fans mécontents de l’arbitrage lanceraient des fumigènes sur la glace. Sans le foot, le patinage artistique trouverait enfin un intérêt.

Un immeuble remplacerait le Parc des Princes, comme partout ailleurs. Il n’y aurait plus de stades, plus de buts, de passes, de coup-francs enroulés, d’attaquants enrobés. Plus d’images de foot. Téléfoot continuerait d’exister dans sa formule actuelle. Pas Domino’s Pizza.

Sans le foot, je ne lirais plus L’Équipe pour signaler à ma meuf qu’il est l’heure de me foutre la paix. Si j’avais une meuf. Si les grèves ne perturbaient pas autant la parution des journaux. Ce sport ne constituerait plus un refuge. Il ne m’aiderait plus à me soustraire de premiers rendez-vous amoureux aussi aphrodisiaques qu’un Bordeaux-Toulouse.

Sans lui, je baiserais davantage mais j’aurais moins d’orgasmes.

Je ne ferais pas la gueule le lundi matin parce que mon équipe a perdu mais parce que nous serions le lundi matin. J’aurais du mal à me différencier de la masse. Je ne sentirais plus cette incompréhension dans le regard de mes voisins quand je leur annonce cette passion dévorante qui me prend aux tripes. Je ne me sentirais pas autant supérieur à eux.

Sans le foot, les semaines seraient trop longues pour pouvoir les supporter. Une minute durerait un mois, un quart d’heure une année. Si la vie durait quatre-vingt-dix minutes, les occasions seraient peu nombreuses. Passé l’adolescence, l’homme se met à jouer défensif. Contre-nature. Il s’adapte à l’adversaire, à ses parents, aux filles. Durant mes longs moments d’ennuis, je n’aime rien tant qu’observer mes semblables reproduire mécaniquement les attitudes de ceux qu’ils espèrent amadouer. Quand Zlatan rentre dans une pièce, ils le suivent. Quand il bâille, ils bâillent. Ils abandonnent toute initiative pour se soumettre à l’autorité dominante. La peur de décevoir les étouffe. J’ai conscience de participer à un jeu factice où l’on m’impose des opérations publicitaires absurdes, des matches amicaux au Qatar sous une chaleur impossible. Plongé dans le cyclone, tu cherches continuellement à en atteindre le cœur. Tu finis par en oublier la raison. Tu suis le mouvement en t’accrochant au moindre signe positif pour ne pas lâcher. Résigné, tu t’en éloignes, tu l’analyses plus précisément. L’imbécilité de ton quotidien devient plus claire.

Il m’est arrivé au cours de ce séjour à Doha de m’en prendre verbalement à des gens parce que je les jugeais médiocres et pornographes. Je n’avais pas l’habitude des insultes mais survivre réclamait de devenir soi-même vulgaire. J’avais voulu rejoindre la Turquie, c’est vrai. Paris, même pour un temps, me semblait finalement plus sûr. Moins excitant, peut-être, mais plus sûr. À l’entraînement, quand Leonardo m’humilia en public en me demandant de prendre exemple sur Javier, je n’avais pas protesté. Leonardo nous rappelle sans cesse qu’évoluer au PSG est un devoir. « Le club est plus fort que tout », dit-il, alors que le football est avant tout un sport collectif dicté par l’individualisme, un miroir de la société : prime d’abord l’intérêt de chaque individu avant celui de l’équipe. Gagner ne vaut le coup que si nous jouons un rôle dans les victoires. Au fond, nous n’existons pas vraiment, sinon à travers l’image que nous renvoyons. Je demeure intimement persuadé que l’homme est bon et que son environnement le rend mauvais. Leonardo me procure de la pitié, lui aussi. Je le devine fatigué par les courbettes qu’il s’oblige à effectuer devant Nasser, son président, comme s’il en avait besoin pour sauvegarder son poste. Tout comme moi, il évolue dans ce totalitarisme social, ce monde où les rapports ne sont que propagande. Je ne cherche pas à savoir pourquoi il me ment. Je ferme ma gueule, je tente d’avancer. Je crois en moi. Je crois en l’homme, même s’il m’a beaucoup déçu pour le moment.

26 commentaires

  1. Captain Rai dit :

    Sans le foot Moulins serait pas qualifié en CdF.

  2. maxime dit :

    Kevin sera sans doute dans les tribunes. Sa place réservée, en ce moment

  3. Leblogdevern dit :

    Sans le foot, on n’aurait pas eu Kevin Kohler, et c’eût été dommage…

  4. Sasuke dit :

    Sans le foot, je n’aurais surement jamais lu Kevin Kohler !

    Merci pour ce texte kevin.

  5. Nico dit :

    Très en verve Kevin en ce moment, bravo !

  6. Baptiste dit :

    Je croyais que c’était pas possible, mais ce texte est encore meilleur que tous les précédents…

  7. Oook dit :

    Pas mieux que Baptiste, superbe.

  8. McCaw dit :

    Précision : Alavés n’est pas une ville en elle-même, c’est un club de la ville basque de Vitoria. 😉

    (Comme Chelsea, Tottenham ou Arsenal sont des clubs de Londres, ce que je ne comprenais pas quand j’étais gamin, je cherchais comme un con sur les cartes de l’Angleterre…).

  9. Blingice dit :

    Triste et mélancolique … Je sens la mauvaise fin triste 🙁

  10. Bobby dit :

    Super article! Merci encore

  11. Piero dit :

    Magnifique !

  12. Cuffi Georges dit :

    excellent, en effet, comme le plus souvent.

  13. Manys Kobiste dit :

    Je l’avais zappé celui-ci !
    Merci de nous rappeler à tous ce que nous savions déjà, l’amour du football, le vrai !
    Petit rappel de ma préférée qui mérite une place quelque part : « sans le foot, je baiserai plus mais j’aurais moins d’orgasmes ». Tout est dit …

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