Vidéo-arbitrage : inéluctable et… inutile
La "révolution" de l'arbitrage assisté par la vidéo n'a pas été réfléchie: elle repose aussi bien sur une foi irraisonnée dans les images que dans une méconnaissance profonde du sens et de la nécessité de l'arbitrage.
Un grand "Enfin!" suffirait à résumer les réactions relevées dans les médias sportifs après l’annonce par l’International Board (IFAB) qu’il serait procédé à partir de la saison 2017/18 à des tests de vidéo-arbitrage pour le penalty et l’expulsion, situations où l’interprétation est cruciale à la prise de décision. Une initiative superflue et techniciste, mais aussi dans l’air du temps.
Un triomphe avant l'heure
La critique la plus percutante, et peut-être involontaire, de ce futur vidéo-arbitrage est à trouver dans l’édition datée du 9 avril 2016 du quotidien sportif portugais O Jogo, où un strip de trois vignettes passe chaque jour l’actualité sportive à l’acide. En ce samedi, on y voyait l’âme-damnée du dessinateur, un petit monstre noiraud nommé Sistema, discuter avec le rédacteur en chef du journal. Ce dernier l’informe que le conseil de discipline de la Ligue portugaise a dû regarder de façon "exhaustive" les vidéos d’un Sporting CP-Benfica pour absoudre Islam Slimani, l’avant-centre algérien du Sporting, de toute tentative d’agression contre un adversaire. Le processus ayant duré quatre mois, pas moins, Sistema lui répond, avec l’air désabusé dont il ne se départit jamais, que "le vidéo-arbitrage va être un vrai spectacle".
Tenir de tels propos dans un média sportif relève presque de l’iconoclasme. De fait, début mars, au lendemain de l’annonce du Board, l’air était au triomphe, mêlé de soulagement. Une "révolution en marche", claironnait L’Équipe. La "fin d’un archaïsme", décrétait Frédéric Thiriez, jamais en retard d’une ineptie. Quant au fraîchement élu Gianni Infantino, il se félicitait, pour sa part, d’une "décision historique".
Nos révolutionnaires devraient tempérer leur euphorie. Et apprendre le sens des mots. De révolution, donc de retournement complet, point. D’ici un an, les arbitres pourront recourir en plein match, selon des modalités encore floues, à une image enregistrée pour poser un verdict sur quatre situations de jeu: franchissement par le ballon de la ligne de but, expulsion, penalty et erreur d’identité. Pour l’heure, il n’y a guère plus à dire sur le jeu lui-même, puisque les tests n’ont pas commencé. Cet enthousiasme bruyant est en revanche révélateur des présupposés à l’origine du parti-pris médiatique pour le vidéo-arbitrage [1].
Un arbitrage zéro défaut ?
Rappelons en premier lieu que le consensus autour du vidéo-arbitrage n’est qu’apparent. Il a ses opposants, le plus connu d’entre eux étant Michel Platini, et leurs réserves sont connues depuis longtemps. Elles portent sur l’universalité de l’arbitrage (tout le monde ne pourra pas s’offrir le matériel nécessaire) et les énormes difficultés pratiques que posera le recours à la vidéo en plein match (quand, comment, combien de fois, pourquoi, etc.). Mais au lieu de répondre à ces contradictions par des exemples concrets et une argumentation constructive, les partisans de la vidéo déplacent le débat sur deux terrains où ils se sentent inattaquables : l’écran et les enjeux économiques du football, dont l’évocation n’est qu’une tentative vaine d’apposer un vernis de nécessité sur l’idéologie techniciste dont sont empreints les adorateurs de l’image.
Car il s’agit d’une idéologie, celle de la technique "possibilité en même temps universelle et absolue" [2], remède à la faillibilité de l’homme et apte à transformer une obligation de moyens – l’arbitre fait de son mieux – en obligation de résultats – l’image garantirait un arbitrage "zéro défaut" [3].
Impossible chimère : l’expertise propre à l’arbitre de football est de décider malgré le doute, non pas de le dissiper. La carrière d’un arbitre de football parvenu à l’élite consiste en quinze, vingt ans d’entraînement spécifique à cette tâche, selon des exigences physiologiques et mentales similaires celles imposées à un athlète professionnel.
Avancer malgré l’incertitude
C’est en échange de ce long apprentissage que l’arbitre jouit de la confiance de sa hiérarchie, traduite par la loi V selon laquelle "les décisions de l’arbitre sur des faits en relation avec le jeu sont sans appel, y compris la validation d’un but et le résultat du match".
Pourquoi sans appel? Pour permettre au jeu d’avancer malgré les inévitables incertitudes que peuvent contenir des décisions tangentes. Contrairement à ce que veulent croire les vidéolâtres, l’IFAB, loin d’être "archaïque", a été très tôt conscient que les décisions d’arbitrage ne pouvaient être qu’imparfaites et les moyens disponibles pour les prendre, perfectibles. Voilà pourquoi il tente depuis des années de jalonner au maximum la marge d’interprétation des arbitres. En prescrivant le règlement, d’abord, en multipliant leur nombre, en séparant les tâches d’assistant et de central, et enfin en leur fournissant des instruments de communication pointus (oreillettes).
Mais même ce balisage a des limites. Dans le feu de l’action, un arbitre émoussé par des kilomètres de courses saccadées est seul face au jeu et au détail de la loi, dont la douzième dit notamment ceci: "Charger un adversaire consiste pour un joueur à écarter un adversaire de sa trajectoire en se servant de toutes les parties de son corps sauf les bras et les coudes. Cela est passible de sanction quand la charge est imprudente, rude ou quand son auteur fait un usage excessif de la force". Impossible de se remémorer cela dans la fraction de seconde d’une décision, alors l’arbitre agit en fonction de ce qu’il voit [4], ce qui n’est pas parfait mais assure, au moins, que le verdict est neutre.
Le sens de la décision
Certaines situations footballistiques sont, pardonnez l’analogie, de véritables chats de Schrödinger: tant que vous n’avez pas opté pour une certaine façon de voir le fait, il y a à la fois faute et absence de faute. Prenez tel angle de vue et l’usage de la force semble excessif, pour reprendre le verbe de la loi XII. Pivotez de quelques degrés, le contact paraîtra anodin. Va pour l’identification des joueurs et la goal-line technology, décisions effectivement binaires. Mais les deux autres! La vidéo n’ajoutera que de la difficulté à la complexité.
Ayant eu l’occasion de récolter une foison d’archives télévisées traitant de l’arbitrage, nous en retiendrons une parmi une multitude d’exemples: la 7e minute de la finale de la Coupe du monde 2006, quand un penalty est sifflé en faveur des Français. Assis dans les tribunes du stade, Arsène Wenger et Jean-Michel Larqué sont aussi assertifs au moment du coup de sifflet de M.Elizondo – "Indiscutable", s’exclame le second – que dubitatifs après avoir vu trois fois le choc à l’origine de la sanction – "Il n’y a pas grand-chose du tout!", se reprend Larqué. Il aurait été amusant que le réalisateur (allemand) du match diffuse les ralentis dans l’ordre inverse.
Est-ce réellement rendre service au jeu et à la fonction que de donner à l’arbitre un panel d’images montrant tout et son contraire et le contraindre à trier le bon grain de l’ivraie en Mondovision? Le hockey sur glace en a fait l’amère expérience en 2003. Cette année-là, il fallut six minutes aux arbitres de la finale du Championnat du monde pour voir qu’un disque noir sur fond blanc était bien entré dans la cage, et ainsi accorder la victoire au Canada. Le rugby, lui, hésite entre le regret d’avoir mis le pied dans un piège à loup et la peur d’avoir encore plus mal s’il le retire [5].
L’interprétation est humaine
L’image, qui "parle toute seule" dit-on souvent, hurle au point de rendre sourds ses affidés, incapables d’admettre que l’interprétation d’une image, perçue par un œil humain ou électronique (lui-même manié par un être humain), reste une interprétation. Un acte humain.
À notre connaissance, s’il y a des experts de l’image (le football les collectionne), l’image n’a jamais rendu personne expert. La fourrer de force sous le nez des arbitres à chaque penalty putatif ou faute passible d’expulsion ne changera strictement rien, au contraire: en plus de briser le rythme du spectacle (les diffuseurs ont-ils pensé à cela?), on imposera aux intéressés un appel contraire à la loi V, à la suite duquel ils devront trancher un doute multiplié par le nombre d’images disponibles! Comme le dit Sistema, cela promet d’être un vrai spectacle.
Nous aurons compris que l’important, dans cette affaire, n’est pas d’être pour ou contre le vidéo-arbitrage et de justifier rationnellement l’une ou l’autre option, mais de se ranger à l’idéologie techniciste dont les marchands de football tirent de gras profits. L’inquiétant est qu’en s’attaquant non plus au jeu, mais à l’autorité légale qui le régit, le technicisme pourrait créer un précédent. Puisque l’image "donne" le fait footballistique sur un plateau, pourquoi ne le ferait-elle pas dans un tribunal? Ce ne serait pas la première fois que le football aurait un rôle précurseur.
[1] "De l’irresponsabilité comme ligne éditoriale".
[2] Jacques Ellul, Le bluff technologique, Hachette, 1988.
[3] "Coupe du monde : le football sous l’empire des images".
[4] "Pourquoi le foot est plus difficile à arbitrer que les autres sports".
[5] "Vidéo, le rugby dans l’engrenage".