« Super Sunday » à la bruxelloise
Dimanche, les rues de Bruxelles se sont partagé une marche pacifique pour la Belgique et un sommet plus rugueux entre Anderlecht et le Standard. Voyage sur la ligne 5 Hermann-Debroux/Erasme.
Auteur : Guillaume Balout
le 26 Jan 2011
À 17 heures, cela fait déjà longtemps que les métros de la ligne 5 lâchent des groupes de supporters à la station Saint-Guidon. Dans les escalators, certains se renvoient déjà des "Standard de merde!" qui désolent le profane à destination d’Hermann-Debroux. Dehors, le centre d’Anderlecht, l’une des dix-neuf communes composant Bruxelles, mène sa vie paisible de quartier petit-bourgeois dans l'ouest populaire de la capitale belge. En remontant silencieusement la rue de la Procession, on se laisse peu à peu gagner par le tumulte de la place de Linde et les odeurs de saucisses grasses. Bientôt, 30.000 spectateurs vont cheminer ici pour le sommet entre le Sporting d’Anderlecht et le Standard de Liège comptant pour la 23e journée de la Jupiler League.
Parmi eux, combien étaient-ils au parc du Cinquantenaire, une heure plus tôt, plus loin sur la ligne 5, où 30.000 personnes, déjà, se sont rassemblées sous les arcades? Là où la jeunesse peut renverser des régimes ailleurs dans le monde, en Belgique, cinq étudiants appelaient à une manifestation… pour la formation d’un gouvernement, en perpétuelles négociations depuis les élections de juin 2010. Encore plus prudents que leurs aînés, les organisateurs poussaient la logique du consensus jusqu’au bout: pas de slogan, pas trop de drapeaux noir-jaune-rouge, pas de débordement mais des remerciements à la police et aux services communaux en conclusion d’un discours de communion prononcé en français, en néerlandais, en anglais et en allemand...
Une gaufre chaude et il faut déjà sauter dans le métro, direction Erasme, pour rejoindre Anderlecht. Pas de précipitation, ni de bousculade sur les quais: la bienveillante police continue de faire la circulation jusque dans les couloirs de la station Schuman. Bruxelles, synthèse flamande et wallonne de la Belgique, a rendez-vous maintenant avec le clivage footballistique le plus marqué du royaume.
D’un parc à l’autre
Devant le stade Constant-Vanden Stock, un vendeur à la sauvette propose des chapeaux à paillettes mauves. Indifférente, la foule se tasse dans les bars bruyants de l’avenue Théo-Verbeeck en écrasant les gobelets en plastique vidés de leur Jup’. Président charismatique du Sporting amateur du début du XXe siècle, Théo Verbeeck fut celui qui installa l’actuelle enceinte des Mauve et Blanc à l’orée du parc Astrid. Aujourd’hui, l’artère qui porte son nom longe les entrées du stade, côté pair, et héberge donc plusieurs troquets, côté impair.
À l’approche du coup d’envoi à 18 heures, l’avenue se désengorge progressivement, le stade finissant d’happer son public lorsque l’entrée des équipes sur le terrain se fait entendre derrière les hautes tribunes. Désormais, tout se passe de part et d’autre de cette voie. Dans les cafés, des groupes se forment devant les téles. Au "Stade", l’ambiance branchée, au "But" le frisson ultra, à "Coupe" le comptoir populaire, au "Fair-play" l’atmosphère posée. Sur le trottoir désert, les marchands de hot-dogs et de sandwiches font les comptes avant la ruée de la mi-temps, les spectateurs de Constant-Vanden Stock pouvant sortir et entrer à leur guise.
Au "Meeting Point", on a poussé les tables pour laisser une vingtaine de personnes regarder le seul et unique écran suspendu au-dessus de la caisse. Ces téléspectateurs font l’expérience originale du léger décalage de son entre la clameur du stade en direct et sa retransmission à la télé. Tous ont en commun de ne pas avoir trouvé de ticket pour cette rencontre, de refuser les borsalinos du Pakistanais et de haïr Jelle Van Damme. Bon, le défenseur des Rouches, footballeur engagé, y a mis du sien. Après quatre saisons à Anderlecht, il signe l’été dernier chez les Anglais de Wolverhampton. Il revient cet hiver en Belgique sous le maillot du Standard avec le brassard de capitaine dès son premier match et contre son ancien club... Dur sur l’homme mais apprécié voire séducteur à Bruxelles, le renégat a même pris soin de se tondre les cheveux. Les gros plans répétés de Belgacom TV sur le personnage du traitre divertissent les supporters mauves au cours d'une première mi-temps sans occasion, où la défense liégeoise s’est contentée de repousser les assauts bruxellois.
Pogos et chants devant le stade
"La Coupe" est un estaminet aussi rafraîchi que les derniers faits de gloire du club accrochés au mur. Jaunis par le tabac et par le temps, les écharpes des adversaires européens et les fanions des matches mythiques des décennies 1970 et 1980 décorent une salle où les clients doivent se faire une place pour avoir un œil sur l’écran géant ou le téléviseur du fond. Sur un pilier, au milieu de souvenirs de la quatrième place des Diables rouges au Mondial 1985, des photos de Luis Oliveira
laissent deviner que celui que personne ne surnommât le Rudi Völler noir était un habitué des lieux. Derrière le comptoir, le patron et sa femme, maillot mauve bien rentré dans le jeans, servent des Stella à un euro septante à celui qui crie le plus fort. "S’il vous plaît, monsieur, on ne fume pas au comptoir. Parce que nous, on a la tête comme ça à la fin de la soirée", signale, sans rire, le gérant à un homme, qui recule alors de deux mètres, tandis que le bar est entièrement enveloppé de fumée…
C’était avant que sa femme fasse énergiquement tinter une clochette célébrant l’ouverture du score anderlechtoise en début de seconde période. Seul devant le but Guillaume Gillet déviait la frappe écrasée de Mbark Boussoufa, récent Soulier d'or 2010. Après avoir malmené ses anciens coéquipiers, Van Damme, trois minutes plus tard, ceinture le buteur du soir dans la surface de réparation. Jonathan Legear prend Srdan Blazic à contrepied et les Rouches ne s’en remettront jamais.
Malgré une fin de partie soporifique, les supporters bruxellois ne vont pas bouder leur joie d’avoir lavé la lourde défaite (5-1) de l’aller à Sclessin. Devant l’entrée 3, face au "But", des ultras de la Mauves Army se réunissent autour de quelques fumigènes. On poursuit pogos et chants entamés dans le kop, du traditionnel "Standard de merde!" au raffiné "Le Standard / Il est champion / Tous les vingt-cinq ans / Tous les vingt-cinq ans". Avec désormais vingt points d'avance sur Liège et un titre de champion en bonne voie de conservation, c'est peut-être bien tout ce qu’il y avait à faire ce soir. Retournant dans les pénombres de la rue de Procession, une femme s'éloigne, un chapeau mauve aux reflets scintillants sur la tête. C'est le statu quo en tête du classement de la Jupiler League au soir du 224e jour sans gouvernement en Belgique. Ou "en affaires courantes".