Retors vers le futur
En se demandant en mars si Ibrahimovic est bien placé pour le Ballon d'Or, France Football donne un exemple parmi d'autres d'une conception de l'actualité qui escamote le présent.
En visitant ces jours-ci le site de France Football, on s’aperçoit que le classement "top des internautes" plébiscite un article consacré à Ibrahimovic: rien d’autre ne semble justifier, dans le fond, la une insolente proposée cette semaine par le magazine. C’est Zlatan qui a le plus de like sur le web, c’est Zlatan qu’on va mettre en une pour le print – pour en dire quoi, puisqu’on y est? Qu’il aurait apparemment pris l’avantage dans la course au Ballon d’Or.
La mire du Ballon d'Or
Bien sûr, le timing a étonné, et l’on ne comptera pas les moqueries soulignant l’absurdité qu’il y a à parler, avant même l’arrivée du printemps, d'une récompense qui ne sera attribuée que l’hiver prochain. C’est risible en même temps que c’est le fruit d’une logique compréhensible: promotion par le magazine de son Ballon d’Or (ou presque), exploitation de l’engouement pour le joueur… Rien de nouveau. Par ailleurs, on ne conteste pas qu’Ibrahimovic soit génial en ce moment. [1] Pourtant, derrière tout cela (option opportuniste, enjeu marketing, plaisir du pronostic), il y d’autres choses. Une chose qui concerne le foot en particulier, et une autre, le fonctionnement médiatique en général.
Dans le foot en particulier, le rappel perpétuel de la mire "Ballon d’Or" laisse penser que les compétitions nationales et internationales sont de moins en moins des fins en soi, mais des moyens pour cette fin dernière, supérieure, qu’est ce fichu Ballon d’Or. La mention du trophée arrive sans doute plus tôt que jamais avec la une de France Football – mais elle arrive de toute façon toujours trop tôt. Le Ballon d’Or est par définition le résultat d’une considération de l’année écoulée, une fois toutes les priorités dépassées: comment pourrait-on le faire autrement qu’une fois l’année écoulée? En le faisant avant le bon moment (après tout le reste), on inverse aussi les priorités. Une autre logique s’oppose alors à celle du bon sens. Elle s’impose, même.
Aujourd’hui, le Ballon d’Or n’est plus seulement une vague ligne d’horizon, c’est le point de fuite concret vers lequel tendent toutes les perspectives: la Coupe du monde devient, pour telle liste de joueurs, un prétexte pour le remporter. Ce n’est pas grâce à Ribéry que la France va gagner la Coupe du monde, c’est grâce à la Coupe du monde que Ribéry va ("enfin") remporter le Ballon d’Or [2].
Avance rapide
La compétition sportive est le moyen; la récompense individuelle, la fin… Parce que la chronologie des récompenses y conduit? Parce que l’individualisme prend le pas, en général, sur le collectif? On a bien envie de le penser, de donner en exemple les matches réduits à des duels… Ou encore, les choix successifs, et largement contestables, d’indiquer le nom des joueurs sur le maillot de l’équipe nationale (ce que tout le monde ne fait pas), puis d’attribuer à chaque joueur son numéro à lui... D’ajouter à cela les signatures déposées lors des célébrations, où ce n’est définitivement plus l’équipe qui a marqué – le but est tamponné, l’auteur a son identité visuelle, sa "marque" de fabrique… C’est son but à lui.
Il y a peut-être un peu de ça, mais il y a aussi un autre mouvement, plus sournois et plus efficace encore que le privilège des récompenses individuelles: c’est la priorité perpétuelle à l’avenir. La fuite en avant. On croit que l’actualité est qu’Ibrahimovic est incroyable? Pas du tout. L’actualité est qu’Ibrahimovic est bien placé pour dans dix mois. C’est significatif d’une époque où l’actualité donne de moins en moins le compte-rendu de ce qui vient ou est en train de se passer: elle dresse le bilan de ce qui va se passer. Elle vit sur cet oxymore. Sur L’équipe 21 le matin: de plus en plus, l’actualité de la journée ou de la soirée à venir, plutôt que celle de la veille. Vous voulez voir les buts de l’équipe de France? On vous conseille de regarder la télé après le match le soir-même…
L'actu, un mauvais film d'anticipation
Le traitement du foot subit, en définitive, ce que subit le traitement de la culture, de la politique, de l’information en général. Combien de unes, de reportages, de témoignages sur "les artistes de demain"? Les jeunes qui seront les stars de demain? Allociné, qui cultive aujourd’hui les internautes cinéphiles, fournit son modèle aux magazines comme Première: priorité aux films attendus en 2014 et même 2015, aux anecdotes sur les préparations calamiteuses des films qui vont peut-être sortir, aux comptes-rendus des conflits de castings pour des films qui n’existent encore qu’à titre de projet… Au détriment de la critique des films actuels. La considération du passé, de l’histoire du cinéma, n’en parlons pas. [3]
À ce sujet, les Cahiers se sont récemment vu adresser sur Twitter un sarcasme parce qu’un article concernait… l’année 1922. Sous prétexte que nous proposons un article historique, nous serions des "hipsters" (mot derrière lequel il faut entendre, alors, l’élitisme, le snobisme? Le souci de se démarquer?). Comment a-t-on pu en arriver au point où le fait d’accorder de l’importance à l’histoire du foot est connoté négativement – même par quelques personnes isolées? Encore une fois, l’article aurait pu entendre le reproche d’être pourri, incohérent, de défendre encore et toujours l’arbitre, le supporter ou je ne sais quoi – mais là, non, on lui a juste reproché d’aborder un événement datant d’un siècle ou presque.
On fait donc l’hypothèse que France Football, représentatif de son temps, s’adresse simplement (comme lorsqu’on dit de quelqu’un de stupide qu’il est simple) et plus généralement à un public de son temps, qui est tenu en haleine par ce qui doit advenir – alors qu’en toute rigueur logique, on ne sait, au sens propre, absolument rien de l’advenue du Ballon d’Or. Ce public, d’ailleurs, le sait bien, mais il préfère peut-être toujours ça aux considérations de ce qui est passé, et donc est, à ses yeux, en retard, fini, inutile.
[1] On a même envie de penser que s’il continue comme ça, il parviendra peut-être à rivaliser, en effet, avec ceux qui vont briller lors de la Coupe du monde – et notamment Franck Ribéry, qui va marquer, en finale, à la 88e, le but de la victoire pour la France – pour briguer le trophée du meilleur joueur 2014.
[2] Il y a quatre ans déjà, l’échec ou l’élimination de chaque pays signifiait en même temps l’élimination de tel ou tel joueur dans la course au prix de fin d'année. Il y a deux ans, l’absence de Messi à l’Euro (et pour cause) laissait, parait-il, plus que jamais l’opportunité à ses rivaux d’atteindre le Graal.
[3] Autre contexte, voilà bien des mois (depuis le lendemain de la défaite peut-être?) qu’on se demande si Nicolas Sarkozy sera à nouveau candidat – et que cette question est présentée comme essentielle, comme étant une question "d’actualité"… Et bien des relais de tout cela sur Twitter ont moins peur de dire une connerie que d’être "old".