Réalisme et jeux vidéo : la course se poursuit
Les jeux de football sont de plus en plus réalistes, de moins en moins "arcade". En réduisant cette question au graphisme, on pourrait rater ce que les jeux ont de réellement performant… ou d'insuffisant.
C’est une grave erreur de croire que ça n’a rien à voir de jouer sur le terrain et avec ses doigts, manette, console. Bien au contraire, la considération que les jeux modernes sont extrêmement "réalistes" est particulièrement légitime. Pour préciser en quel sens, on peut distinguer un objectif général et trois formes précises de réalisme, qui chacune à leur manière visent à réduire l’écart entre le jeu et le réel.
Réalisme vs arcade
Les jeux les plus récents, performants et appréciés, ont fait le choix du "réalisme" contre le choix du jeu dit "d'arcade", terme qui ne signale plus seulement les jeux des bornes: le "genre arcade" désigne par extension les jeux basés sur des mécaniques simples, très intuitives, dont la finalité unique est le divertissement et qui, pour parvenir à ces fins, ne s’embarrassent guère d’imiter avec fidélité le réel. Dans un jeu arcade, le ballon s’enflammera et transpercera les filets après que l’attaquant et son improbable temps de suspension auront acrobatiquement frappé dedans. Ou bien les fautes n’existeront pas. Bref, on cherche dans le foot ce qui peut servir de prétexte à un déploiement fun d’artifices spectaculaires et efficaces. Le tout réalisé grâce à manipulation intuitive de commandes simples.
Les jeux réalistes s’efforcent sans doute d’être amusants et divertissants – mais ils s’interdisent de le faire au détriment du réalisme. Le genre arcade fait du fun une priorité, et des déformations du réel un moyen, tandis que les jeux réalistes, plus complexes, veulent faire de la représentation fidèle un moyen de divertir. Trois formes de réalisme (simulation, analogie, stylisation) désignent trois types de fidélités distinctes qui permettent de nuancer cet objectif général.
La simulation
Il s’agit de reproduire avec la plus grande fidélité possible "l’apparence" du football. Force est de constater que les graphismes d’un jeu vidéo s’approchent toujours plus de ce que l’on voit à la télé [1]. Ce n’est plus seulement le visage, mais toute l’attitude du corps qui est reproduite avec précision. Les niveaux des joueurs sont affinés grâce à la multiplication des caractéristiques évaluées [2], les stades et leurs ambiances, jusqu’aux "motifs" de la tonte du gazon, sont reproduits… Les joueurs fatiguent au fur et à mesure qu’avance le match [3]. La liste des choses finement imitées s’allonge chaque année. D’une certaine manière, elle est superficielle: concernant l’apparence des jeux, les progrès les plus importants, moins médiatiques, ont plutôt concerné "l’animation". Combien de jeux ont pu être considérés comme très réalistes d’un point de vue graphique, mais insupportables parce qu’on avait le sentiment que les joueurs "glissaient" sur le terrain, que le ballon collait trop aux pieds ou que le gardien aurait dû (ou pas) arrêter telle frappe?
On entre là dans le champ de l’art propre au jeu vidéo: la condition nécessaire d’un bon jeu est la qualité de son "gameplay". Désignant, dans un sens restreint, les actions réalisables grâce à l’association des touches, le gameplay concerne par extension tout ce que ressent le joueur dans son salon lorsque le jeu répond à ses commandes. Pour en rester au sens restreint de la jouabilité, c’est avec la multiplication des touches et des combinaisons que les jeux sont plus appréciés en même temps que considérés comme plus réalistes.
Sont entrées dans la sphère vidéoludique des subtilités telles que la passe en profondeur, différentes options de centre ou d’accélération (impactant la conduite de balle…) et des dizaines d’autres choses qui renforcent et renforceront toujours le réalisme au point de parvenir à l’impression qu’en connaissant mieux le football (ce qui est différent de "mieux jouer au foot"), on joue mieux sur console, car on prend les bonnes décisions. Le petit terrain dessiné en transparence en bas de l’image, permettant de voir la disposition des joueurs sur l’ensemble du terrain, permet même de simuler la compétence "bonne vision du jeu". La contrepartie est qu’on ne peut désormais apprécier les jeux réalistes que si l’on est aguerri aux jeux vidéo, sinon on est découragé par le nombre de touches et de combinaisons disponibles.
Rien ne gâche plus un jeu que d’identifier une combinaison (centrer de tel point vers tel autre, frapper dans tel angle…) qui donne toujours but derrière. Le gameplay doit reproduire le foot dans ce qu’il a de plus intime, si l’on peut dire: des degrés de performance des acteurs dans une multiplicité de tâches, sans recette infaillible de succès.
L’analogie
On peut évidemment être bon sur un terrain et mauvais sur console (et vice versa). Mais les jeux de foot méritent encore leur titre de réalisme parce que les différences évidentes (pas besoin de ses pieds sur console) sont compensées par l’inventivité et la pertinence des analogies. Cas paradigmatique: puisque sur un terrain, on peut doser sa passe et sa frappe, sur une console on appuiera plus ou moins longtemps sur le bouton concerné. C’est à la fois très différent et similaire: il y a une identité de rapport pertinente. Bien des jeux se sont complètement fourvoyés en proposant d’imiter les roulettes et autres gestes techniques, sans trouver les bonnes analogies: afin de procurer une impression de réalisme, le geste doit demander de l’entraînement pour être exécuté avec succès (combinaison difficile de touches), et être réalisé à la fois très rapidement et au bon moment… Sinon il est insupportable, de dribbler trop facilement – c’est de l’arcade.
Lorsque les analogies sont réussies (telle touche à associer à telle autre à tel moment, plus ou moins difficilement, pour une balle piquée ou liftée par exemple), on éprouve alors – miracle du jeu vidéo – ce qu’éprouve le joueur qui le tente sur le terrain, car il faut être capable de beaucoup sang-froid, de pertinence ou d’audace, en plein moment d’excitation pour combiner technique et timing parfaits…
Les analogies entre ce que le pied fait au ballon sur un terrain et les actions des doigts sur la manette réservent un ultime plaisir au joueur: celui de réaliser qu’en définitive, "tout est dans la tête". Combien de joueurs "s’endorment sur la touche de la manette" et mettent une praline au lieu d’assurer? [4]
Autre exemple de sujet de réflexion pour comprendre les enjeux de l’analogie: la passe en profondeur. Elle n’est pas exécutée en associant telle direction au bouton "passe". Elle a son bouton spécifique – mais un bouton simple, car il n’y a pas de raison de lui donner une difficulté technique singulière. Faut-il néanmoins confier au joueur la responsabilité de la profondeur de la passe, ou bien la machine s’en charge-t-elle, puisqu’elle se charge de l’appel de l’attaquant, tandis que le joueur ne fait que l’orienter?
La stylisation
Tout le foot est-il donc reproduit avec exactitude? Bien sûr que non. Un match de quatre-vingt dix minutes serait plus ressemblant, mais pas plus pertinent. Pour autant, le jeu vidéo ne propose pas qu’un match en plus petit, il ne réduit pas tout ce qui se passe sur un terrain en conservant simplement des proportions: le jeu vidéo stylise, il durcit des traits, laisse des choses de côté. On sacrifie par exemple des ingrédients considérés comme pénibles – dans un jeu vidéo, le temps du match ne comprend que du temps de jeu. On perd parfois des nuances décisives (pouvoir choisir l’extérieur plutôt que le mauvais pied…).
L’objectif de stylisation pose des questions redoutables que les jeux ne savent pas toujours résoudre: comment, en quelques minutes de match (combien, d’ailleurs?) permettre aux joueurs d’avoir le sentiment qu’on a les mêmes difficultés (tactiques, techniques…) pour battre l’adversaire, avec des scores réalistes? Qu’est-ce qu’on renforce et qu’est-ce qu’on enlève, pour ce faire? Même si elles restent perfectibles, impossible de nier les performances des intelligences artificielles: le joueur choisit son dispositif tactique, mais les programmeurs savent le faire vivre (puisqu’on ne peut, sur le terrain, contrôler qu’un joueur à la fois). La stylisation des tâches permet de bien remplir celles qui sont confiées (on ne peut bien défendre que parce qu’on ne doit pas penser aux plongeons du gardien, contrôlés par la machine [5]). Même si elle en gomme de moins en moins, la stylisation laisse également tout un tas de fautes de côté. À quoi servirait d’avoir un bouton pour tirer le maillot de l’adversaire? Peut-être pourra-t-on le faire lorsque les éditeurs intègreront ce que la télé appelle les erreurs d’arbitrage.
Augmentation des caractéristiques bien simulées, perfectionnement du gameplay, pertinence des analogies: le football sur console est toujours stylisé, mais de moins en moins. Le cercle de ce qui doit être considéré comme essentiel dans le football s’élargit chaque année. On contrôle désormais encore le buteur quand il a marqué, pour lui faire réaliser sa célébration.
Quelle place reste laissée au "hasard" (au sens le plus large des circonstances de caractère imprévu ou imprévisible, réunissant les conditions météo, ce qu’on appelle la chance – poteau! –, ou encore les interprétations de l’arbitre, etc.), dans cette course-poursuite du réalisme? À l’instar des performances des joueurs qui sont, sur console, toujours fidèles à ce qui est écrit "sur le papier", les jeux et les joueurs aiment de moins en moins le hasard. En cela encore, ils imitent fidèlement le foot réel tel qu’il est souvent discuté aujourd’hui.
[1] Bien sûr, le vrai football n’est pas celui qu’on voit à la télé – mais enfin on serait trop pointilleux en considérant que la télévision nous montre un faux match. On rêve par ailleurs que le football soit aussi bien filmé que les jeux vidéo: plan suffisamment large pour voir le jeu et les options du porteur du ballon, tout en permettant d’apprécier les actions individuelles, pas de gros plans, etc.
[2] Le niveau des joueurs et la question des meilleurs étant évidemment polémiques et très médiatiques, on a pu observer, des dernières années, des plaintes de joueurs, ou ces dernières semaines, l’habile mise en scène marketing qui a présenté petit à petit le classement décroissant des meilleurs joueurs du jeu qui sort cette semaine.
[3] Et peuvent se claquer s’ils n’ont pas été remplacé à temps – exemple de cas qui peut faire regretter l’arcade: on peut avoir envie d’être débarrassé des pesantes réalités du corps, dans une simulation, comme des missions de l’entraîneur. Les options des jeux laissent généralement la possibilité de faire des choix arcade, mais de moins en moins – qu’il est loin le temps où l’on choisissait la couleur de son maillot…)
[4] Belle intervention, au sujet de l’erreur, du camarade Philippe Gargov sur France culture.
[5] Idée géniale des développeurs d’avoir permis de faire sortir son gardien, alors qu’il n’a pas le ballon, lorsque l’adversaire file seul au but. L’enjeu du gardien mériterait évidemment un article consacré, de même que l’arbitrage, les penalties…
[6] Il paraît désormais essentiel, ainsi, de contrôler le joueur après qu’il a marqué pour réaliser et orienter sa célébration.