Peugeot et le FC Sochaux, une histoire déclassée
Bibliothèque - Dans un livre-enquête, Jean-Baptiste Forray retrace les années Peugeot du FC Sochaux, et l'abandon du club et de son territoire par l'entreprise.
C'est une gifle que reçoivent les Sochaliens en mai 2019. À la radio, Isabel Salas Mendez, cadre chez Peugeot, vante les partenariats de la marque automobile avec Roland-Garros et le monde feutré du tennis. Mais lorsqu'on lui suggère l'éventualité d'un retour aux commandes du FC Sochaux, sa réponse tranche : "Le football véhicule des valeurs populaires. Or, nous, on veut monter en gamme..."
Valeurs populaires
Mépris de classe doublé d'un mépris de l'histoire. Quels que soient ses repositionnements marketing, Peugeot restera une marque de véhicules populaires et son nom associé au football. Le FC Sochaux-Montbéliard a été fondé par et pour Peugeot, en 1928, tant pour servir de vitrine à la marque que pour assurer la paix sociale dans les ateliers. L'équipe au maillot doré fait partie intégrante de la culture d'entreprise.

FC Sochaux, quart de finale de Coupe de France 1936.
Dans les premières années, l'équipe sochalienne rassemble les meilleurs joueurs pour produire un spectacle de qualité et détourner les ouvriers de tentations moins nobles. Ceux-ci jouissent en outre d'un bon salaire et d'avantages sociaux précurseurs, tels le repos du samedi après-midi en plus du dimanche et une sécurité sociale financée par cotisations.
Après-guerre, le club double champion national (1935 et 1938) délaisse le vedettariat, entre dans le ventre mou puis se tourne vers la formation. Le FCSM fabrique des footballeurs comme l'usine fabrique des voitures. Dans les années 1970, alors que Peugeot compte plus de 40.000 ouvriers, Sochaux voit apparaître les plus beaux fleurons de son école de football : Bernard Genghini, Albert Rust, Yannick Stopyra...

Jean-Baptiste Forray, journaliste à la Gazette des Communes, raconte cette histoire dans son ouvrage Au cœur du grand déclassement - La fierté perdue de Peugeot-Sochaux (éd. du Cerf).
Fierté perdue
L'affront à la gent populaire infligé par la directrice partenariats du groupe n'est que l'épilogue d'un démantèlement patiemment orchestré pour anéantir une industrie, une région et, accessoirement, un club de football.
L'ouvrage remonte le fil de quatre-vingt-six ans d'histoire commune entre l'usine et le club, en interviewant les acteurs de la saga, tant les héritiers de la dynastie que les ouvriers, les supporters du club et quelques joueurs emblématiques (Bernard Genghini, Abdel Djaadaoui, Bernard Maraval...). Une histoire évoquée avec un peu de mélancolie et beaucoup de colère.

Car la cession du club en 2015 à un actionnaire chinois a été perçue comme une trahison, marquant le détachement d'une marque automobile de son équipe, mais aussi de son territoire et de son histoire. Peugeot n'est plus aujourd'hui qu'un logo assurant la respectabilité du groupe Stellantis, qui comprend aussi Citroën, Opel, Fiat, Alfa Romeo, Maserati et quelques autres.
Le groupe en question se porte plutôt bien. Il affiche un bénéfice net de 13,4 milliards d'euros en 2021. Les ouvriers de Sochaux ont touché une coquette prime de 4.000 euros. Mais ceux-ci ne sont plus que 7.000, six fois moins que dans les années 1970.
Progressivement, sans à-coup, des tâches ont été sous-traitées dans des pays où la main-d'œuvre est moins chère. L'usine de Sochaux est aujourd'hui une chaîne de montage dans un circuit de fabrication international.
Une histoire effacée
Les photos jaunies des heures de gloire du FCSM ont été retirées des murs des locaux de Peugeot. La marque ne s'affiche plus sur les panneaux qui entourent le terrain du stade Bonal, ni sur les maillots. Le club de football a été effacé de l'histoire du constructeur. Trop occupés à leur "montée en gamme", ses dirigeants ont laissé libres leurs sièges dans la loge VIP.
Pourtant, note l'auteur, Volkswagen, en Allemagne, reste fidèle à Wolfsburg et FIAT continue de soutenir la Juventus. Ces grandes marques automobiles ne craignent pas la "popularité" du foot, pas plus que d'autres géants industriels tels Philips (Eindhoven) ou Bayer (Leverkusen).

Peugeot reste présent dans le sport, dans le tennis mais aussi le rugby à travers le Stade Toulousain. L'auteur s'interroge : si Peugeot s'est désengagé du FC Sochaux malgré le poids de l'histoire, est-ce vraiment pour s'éloigner du foot... ou de Sochaux ?
L'équipe se débat depuis plusieurs saisons dans la seconde partie du tableau de deuxième division, frôle plusieurs fois la relégation, tant sur le plan sportif qu'administratif, et manque également d'être emportée dans une affaire de match arrangé.
Le club a troqué en mai 2019 un actionnaire chinois contre un autre. Aujourd'hui, l'équipe dirigée par Omar Daf s'apprête à disputer les barrages avec de bonnes chances de remonter parmi l'élite. Un lion figure toujours sur l'écusson du club, mais il ne représente plus la firme automobile.
Au cœur du grand déclassement - La fierté perdue de Peugeot-Sochaux, de Jean-Baptiste Forray, éd. du Cerf, 2022.
