Pelé, l'homme qui a fait du football un royaume
L'histoire a fait de Pelé, premier des très grands footballeurs, à l'échelle du monde, le plus grand de tous.
Peu importe qu'il n'ait jamais évolué dans un championnat européen, peu importe que certains footballeurs qui lui ont succédé soient intrinsèquement supérieurs sur le plan technique, tactique ou physique
Pelé a remporté trois fois la Coupe du monde et a inscrit plus de mille buts, il est et restera le plus grand footballeur de l'histoire.
Il y a d'abord la légende : au-delà des buts et des trophées, Pelé a été déclaré trésor national du Brésil, avec mention "non exportable". Pelé a mis fin à une guerre au Biafra. Pelé a provoqué une révolution dans les Antilles.

Pelé a été ministre des Sports et une loi porte son nom. Pelé a posé pour Andy Warhol. Pelé a dîné avec Brigitte Bardot. Pelé a enregistré des chansons, joué dans des films, tourné des pubs. Pelé est apparu avec l'équipe du Brésil à l'âge de cinquante ans Et lorsque Pelé est en sueur, un cœur se dessine sur son maillot.
Il est au football ce que Muhammad Ali est à la boxe, Michael Jordan au basket, Juan Manuel Fangio à la course automobile ou Eddy Merckx au cyclisme. Pelé est même ce qu'Elvis Presley est au rock, Mozart à la musique classique et Marilyn Monroe au cinéma : la figure parfaitement représentative d'une discipline populaire.
Du noir et blanc à la couleur
Il y a l'image du footballeur. Un physique d'Apollon à la musculature idéalement proportionnée. Une impression d'équilibre et de puissance mêlés à une fascinante décontraction. Un regard déterminé auquel rien ne semble échapper. Ajoutez un sourire parfait, une voix suave, un charme indéniable, et vous n'êtes pas loin de l'homme idéal.
Ensuite, l'époque. Pelé est passé du noir et blanc à la couleur. On l'a vu depuis l'antique Coupe du monde 1958 sur les vieux postes monochromes jusqu'au Mundial mexicain de 1970 en technicolor. Ses exploits ont d'abord plus souvent été écrits que filmés, moins vus que reconstitués dans l'imaginaire.

Et puis, grâce à la Coupe du monde, Pelé s'est invité dans les foyers disposant d'un téléviseur. On a vu Pelé. On l'a vu marquer des buts. On l'a vu porté en triomphe par ses coéquipiers. On l'a vu tenter un lob du milieu de terrain. On l'a vu mystifier un gardien d'une feinte de corps diabolique.
On a vu un autre gardien obligé de réaliser la plus belle parade du monde pour l'empêcher de marquer. On a vu Pelé réaliser un amour de passe dans la course de son coéquipier pour l'ultime but du tournoi. Pelé a marqué plus de mille buts, mais ses plus beaux sont ceux qu'il n'a pas marqué.
À l'époque, les compétitions entre équipes nationales avaient un impact beaucoup plus grand que le football de clubs. La Coupe du monde était largement plus considérée que la Coupe des clubs champions, ancêtre de la Ligue des champions, ou la Copa Libertadores, son équivalent sud-américain.
Football-exhibition
Tous les quatre ans, Pelé savait attirer la lumière. Du tout jeune champion de 1958 à l'homme accompli de 1970, en passant par deux autres tournois inachevés en 1962 et 1966. Au Chili, Pelé se blesse dès le deuxième match et ne joue plus jusqu'à la fin du tournoi. Ses coéquipiers triomphent sans lui.
Une fois soigné, Pelé revient dans la Seleçao sans que cela fasse débat. En Angleterre, Pelé est attendu au coin du bois. Deux agressions consécutives, contre la Bulgarie et le Portugal, le contraignent à sortir du terrain. Toute l'Amérique du Sud y voit un acte prémédité.
Pelé avait aussi le talent de savoir se mettre en scène, comme l'illustrent la préparation et les célébrations du millième but de sa carrière. Sa carrière achevée, il ne manquera jamais de rappeler qu'il fut le meilleur joueur de tous les temps, au cas où quelqu'un l'aurait oublié.

En dehors de ces échéances mondiales, Pelé semblait être en exhibition permanente. Son club réalisait de nombreuses et lucratives tournées à travers le monde - tout comme la Seleçao.
Au point que les Européens pouvaient se demander si ce Santos FC n'était pas une sorte de Harlem Globe Trotters destiné à exhiber le trésor national du Brésil. Le Santos FC venait jouer dans votre ville. C'était l'événement : "Il" n'est pas loin d'ici.
Cette impression de football-exhibition sera renforcée lorsque Pelé rejoindra le Cosmos de New York. Pelé et son club avaient pourtant remporté deux Copa Libertadores, et brillé dans les Championnats du monde des Clubs qui, à l'époque, opposaient en match aller-retour le champion d'Europe à son homologue d'Amérique du Sud.
Le Roi et les autres
Ils ne sont pas nombreux, les joueurs qui peuvent lui contester le titre de plus grand joueur de tous les temps. Deux avant lui, Puskas et Di Stefano. Deux après, Cruyff et Maradona. Qui d'autre ?
Ferenc Puskas fut, comme Pelé, la figure de proue d'une sélection fabuleuse. Le Hongrois ajoute même une part de romantisme avec une carrière qui affronte les tourments de l'histoire tout en se terminant dans le plus grand club du monde. Il y a toutefois chez Puskas un soupçon de mélancolie, d'inachevé. Il reste un footballeur en noir et blanc.
Alfredo Di Stefano fut aussi un joueur hors norme, mais il a oublié de briller en Coupe du monde. En plus d'être lui aussi un footballeur en noir et blanc, il aura été l'homme d'un club, mais pas d'un pays, puisqu'il a endossé le maillot de trois sélections différentes.
Johan Cruyff a le même profil que Puskas : leader d'une sélection aussi légendaire que perdante, il a aussi accumulé de grands succès en club (plutôt en début de carrière, contrairement au Hongrois). Techniquement, comparé à Pelé, il semble plus vif, plus léger, plus aérien. Peut-être sa légère arrogance a-t-elle nui à son image.
Diego Maradona est probablement le plus à même de rivaliser. Un talent natif extraordinaire, des victoires à lui tout seul, un sacre sous le soleil de Mexico, une image quasi christique. Mais si Pelé renvoie une image éminemment positive, l'Argentin est également connu pour ses frasques et ses mauvais penchants.
La part du merveilleux
Et Messi ? Et Cristiano Ronaldo ? Les deux phénomènes du XXIe siècle sont intrinsèquement, techniquement, tactiquement, physiquement supérieurs au roi Pelé.
Il manque toutefois au Portugais d'avoir survolé un tournoi médiatique avec sa sélection. Messi y est arrivé à un âge canonique, après avoir longtemps laissé croire qu'il n'y arriverait jamais. Il manque surtout à ces multiples Ballon d'Or une part de merveilleux.
La génération YouTube se gave de leurs exploits en open bar, y compris ceux de l'entraînement. Les images de leurs prédécesseurs, dont Pelé, étaient plus rares, moins accessibles qu'aujourd'hui. Et cette rareté laissait place à l'imaginaire.

Le roi Pelé en usait pour distiller sa propre version des faits, toujours à son avantage et sans fausse modestie. Il n'a laissé à personne d'autre le soin de raconter sa propre légende.
Messi et Ronaldo ne cultivent aucun mystère. Chacun de leurs gestes est filmé, détaillé, commenté, analysé, débattu, décrypté. Les médias se sont chargés de monter leur rivalité en épingle.
Kylian Mbappé semble un peu plus proche de Pelé. Le roi l'a d'ailleurs lui-même adoubé. Champion du monde précoce, il pilote lui-même sa trajectoire, en suivant un storytelling bien réglé. Il saura, on n'en doute pas, mettre en scène le millième but de sa carrière et toute autre étape symbolique. Et si le nouveau Pelé, si longtemps attendu, était français ?