Pas tout seul
L’affaire Knysna turlupine encore et toujours. Le procès permanent de ce "désastre national" n’accorde cependant pas à tous les témoins un même temps de parole.
"L’affaire" de Knysna est loin d’être oubliée – et c’est tant mieux, car elle est loin de ne plus avoir ses effets (sur les joueurs, les supporters, la fédé, les médias, sur tout le monde). Ce n’est évidemment pas parce qu’on n’en parlera plus qu’elle n’agira plus (au contraire, même? On aurait tort de ne pas mettre en relation la sanction de M’Vila avec une certaine lecture du "fiasco" sud-africain).
Ces temps-ci, la grève du bus apporte surtout à Raymond Domenech un fracassant succès en librairie (cela dit, toutes les enquêtes sociologiques montrent qu’un livre acheté ou offert n’est pas automatiquement un livre lu – loin de là). Ce succès n’est pas dû à la seule "personnalité" du bonhomme, ni à ses passages multipliés sur les plateaux télé: on doit identifier, derrière l’impatience de savoir ce qu’il en dit, le privilège, très contemporain, pour les témoignages "directs" et "chocs", les "versions" des personnes impliquées dans les scènes de ménage (mille exemples possibles. Mentionnons seulement les appels à témoins des chaînes d’info prêtes à diffuser les films "bruts" réalisés avec nos Smartphones). Il y a cependant d’autres approches, d’autant plus susceptibles d’être valables qu’elles sont distanciées, désengagées, élaborées a posteriori.
Un autre livre ?
Le livre Traîtres à la nation?, de Stéphane Beaud, publié l’an dernier, propose "un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud" (c’est le sous-titre). Un autre regard, ce n’est pas forcément un autre avis, mais une autre expertise. Il s’agit de considérer les joueurs avant tout comme des êtres sociaux, caractérisés par un certain rapport au langage, à la presse, à l’argent, à la compétition, à la France, etc. (par pour "excuser", mais pour décrire). Domenech a pris du temps pour écrire, mais a-t-il pris du recul?
La distance à laquelle écrit Beaud (peu de témoignages directs) lui permet de remettre l’événement en perspective. Qui (entendre: quels profils sociologiques) compose la génération 87? Les profils de 2010 sont-ils différents de ceux de 98? Quels discours politiques ont précédé, accompagné, suivi la Coupe du monde 2010? Y a-t-il d’autres contextes où l’on croise ces discours? Pourquoi se donner la peine de réaliser un montage pour accompagner une citation insultante en une de L’Équipe? Quelle catégorie de journaux utilise ces procédés? Il s’agit notamment d’identifier et de mettre l’épreuve le discours ambiant selon lequel il y avait (et il y aurait encore) une "culture banlieue" qui gangrènerait l’équipe de France (la France tout court?), incarnée par des jeunes, qu’il faudrait éduquer, d’autant plus qu’ils seraient les seuls fautifs.
Un autre coupable ?
Le livre invite les médias à regarder en face l’attitude qu’ils ont eu et celle qu’ils ne cessent de développer: la traque du scoop, la leçon de morale, le caprice (Beaud ne le dit pas en ces termes, je durcis le trait). Fabrice Jouhaud, dans son éditorial du 18 juin, pathétique et satisfait, avait écrit: "Gloussons-nous devant ces boursouflures si mal situées sous leur cuir chevelu quand elles seraient plus utiles juste sous leur ceinture". Est-ce la fonction du plus important journal sportif de sommer un footballeur d’avoir des couilles plutôt que la grosse tête? Son expertise est-elle de dire joliment ce que tout le monde pense au bar? Knysna, c’est aussi la conséquence d’un affrontement avec les médias, affrontement dont les raisons sont multiples et complexes (la permanente contribution de sélectionneur, notamment): voilà l’une des thèses de Beaud, qui décortique les événements en faisant remonter à la surface les causes agissantes profondes (sociologiques, historiques, spécifiques à la France et à l’histoire, ancienne et récente, de son football) derrière les acteurs du conflit (dans chacun des camps, sans avoir pour objectif de prendre parti, mais simplement de clarifier).
Beaud s’efforce de reconstruire les faits, en multipliant et reproduisant toutes les sources pertinentes (de l’intégralité du communiqué à l’histoire des notes de l’équipe, en passant par des fiches biographiques des joueurs, le parcours professionnel de Jouhaud…). Reconstruire les faits, c’est-à-dire confronter les opinions, analyser les discours, démêler le potentiellement vrai (validé par les faits) du manifestement faux (contredit par les faits). En d’autres termes, dépasser la confusion du vacarme des témoignages.
Un autre temps ?
Le foot, le sport en général, ne manque pas d’approches objectives ou scientifiques, pourtant très accessibles. En revanche, ces approches manquent de médiatisation. Loin de moi l’idée de penser que les médias ont peu parlé de Beaud parce que ce dernier laisse à penser que les seuls à ne pas avoir fait d’autocritique, alors qu’ils ont jugé tout le monde et contribué à la "montée aux extrêmes", ce sont les grands médias eux-mêmes, qui ne s’aperçoivent pas des dérives d’une pratique de plus en plus agressive et impatiente. Si Beaud a peu été mentionné, ce n’est pas non plus "alors qu’il dit la vérité", car comme toute approche scientifique, comme toute analyse argumentée, son ouvrage est par définition critiquable (alors qu’un témoignage direct se prétend toujours, non sans arrogance, comme incontestable et véridique – ce qui est généralement faux, comme on le voit dans n’importe quel procès).
Si les thèses de Beaud n’ont guère été relayées, c’est à mon avis parce qu’on préfère, tout simplement, la cacophonie des confrontations de témoignages directs, les opinions à chaud, à la reformulation appliquée et sereine des enjeux et des discours. Les grands médias doivent être en train de négocier la réponse de Thierry Henry ou de Ribéry plutôt que de relire leurs classiques de sociologie du sport, et celui qui obtiendra l’interview décrochera le pactole. Ce sera alors parole contre parole, et ce sera génial, divertissant, frénétique, des pages Facebook proposeront de liker pour l’un ou pour l’autre des protagonistes, et puis le temps continuera de filer vite, on se dira que "de toute façon on ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé", et puis l’actualité parlera d’autre chose. Mais les causes profondes continueront d’agir, d’autant plus sournoisement qu’elles n’auront pas été méditées.
La grève est déclarée ?
Stéphane Beaud ne propose pas seulement un autre regard ni une autre expertise, il propose un autre tempo. Il prend le temps que les médias ne veulent plus prendre (préférant déjà, le matin, parler du match à venir le soir, plutôt que de celui joué la veille).
Moins réactive qu’Internet sur l’actualité, bénéficiant de moins de recul que les magazines pour les analyses, la presse quotidienne se retrouve le cul entre deux chaises. Elle se raccroche à des stratégies accrocheuses qui ne sont efficaces qu’en apparence, et dont les effets avaient été désastreux pour elle en 1998 déjà. Qu’elle ne croit pas qu’en 2010 elle avait cette fois été du côté du vrai: elle avait relayé et accentué une stigmatisation raciale et culturelle pour le moins superficielle. D’une manière générale, la couverture médiatique de l’événement avait été un fiasco. Domenech en remet une couche qui n’explique rien: les grands médias ne lui en font pas moins les yeux doux.