Newcastle sous pavillon saoudien, ou le football anglais post-Brexit
La saga du rachat de Newcastle United par un fonds souverain saoudien raconte à la fois le NUFC, le North East et le Royaume-Uni sorti de l'UE.
La Premier League a validé le rachat de NUFC, pour environ 300 millions de livres (355 millions d'euros), après l’avoir rejeté l'an dernier, nullement pour de vulgaires histoires de droits humains mais, très vraisemblablement en raison du contentieux avec le Qatar pénalisant BeIN Sports au Moyen-Orient, aujourd'hui réglé.
Les autorités ont déclaré avoir, depuis, reçu "l’assurance que le fonds souverain d'Arabie saoudite [le Public Investment Fund, PIF, nouveau propriétaire du club], est autonome et indépendant de l’État saoudien" ainsi que "des garanties légalement contraignantes que le Royaume d'Arabie saoudite ne contrôlerait pas Newcastle United".
Un rachat immédiatement dénoncé par Amnesty International et d’autres groupes de défense des droits humains, ainsi que par Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, dont le meurtre en novembre 2018 aurait été commandité par le prince héritier Mohammed Ben Salman, selon la CIA.

La Premier League, embarrassée et sommée de s’expliquer par les dix-neuf autres clubs de l’élite, tous opposés à cette opération aux allures de putsch, se retranche derrière ces "assurances", bien que la décision questionne forcément la moralité d’un tel deal.
Les condamnations sont cependant minoritaires et globalement timides, même de la part des députés travaillistes locaux pourtant d’habitude prompts à réagir vigoureusement dans ce genre de dossier (le sponsor Wonga de NUFC, la Super League, etc.), tant le curseur des "valeurs" et de l’acceptabilité a coulissé, en football et dans la société.
Un cap a été franchi, ce qui a fait titrer au site satirique The Daily Mash: "Les Talibans sur le point d’acheter Middlesbrough FC". Un scénario si farfelu que ça?
À peine acheté, déjà en vente
Acquis en 2007 pour 134 millions de livres au controversé duo d’hommes d’affaires Sir John Hall-Freddy Shepherd par Mike Ashley, propriétaire de la non moins controversée enseigne Sports Direct, adepte entre autres du contrat de travail "zéro heure" et des méthodes musclées, NUFC a en fait été mis en vente de manière permanente.
Après maintes tentatives avortées, Mike Ashley a finalement réussi à se débarrasser du bébé qu’il n’avait jamais vraiment voulu, lui qui de son propre aveu n’aime guère le football et a utilisé le club comme caravane publicitaire.
Quatorze longues années de désillusions sportives et de désamour et entre les supporters et Ashley, arrivé en héros libérateur après le turbulent règne Hall-Shepherd, qui avaient acquis le club pour des clopeanuts dans l’ère préhistorique (trois millions de livres en 1992, avant le big bang de la Premier League), et empochèrent une plus-value de 146 millions.
"Du rêve, de l’espoir!", "Un avenir radieux, enfin!", "Nous retrouvons dignité et fierté!", "Ashley a dégagé, génial!", "Les leçons de morale, basta"… C’est le genre de chose que l’on entend depuis jeudi dernier dans les rues de l’élégante capitale du North East.
Il y flotte comme un parfum d’euphorie mêlé à de l’indignation (contre les "donneurs de leçons"), pour peu qu’on aborde des supporters, par exemple au mythique pub The Strawberry, à l’ombre de St James Park (pub rebaptisé "La Fraise" en pleine Frenchmania) ou au Back Page, dont il fut question sur Teenage Kicks et chez So Foot.
Si quelques voix supportariales et autres, notamment celle de Pride in Football (fédération des groupes de supps LGBT+ en Grande-Bretagne), se sont élevées en évoquant le dérèglement complet de la "boussole morale" (mais a-t-elle jamais existé dans le football ?), la nouvelle a été chaudement accueillie par la majorité de la Toon Army.
L’influent Newcastle United Supporters Trust (NUST, 13.000 membres), un organisme souvent à l’origine des nombreuses campagnes de type "Ashley Out", s'est ainsi pleinement positionné en faveur des Saoudiens. Dans un sondage organisé en avril 2020, 97% des 3.397 membres sondés approuvaient le rachat. Jeudi après-midi, ils étaient 15.000 autour de St James Park à fêter l’heureux événement.
Nervous breakdown dans le North East
Ce takeover s’est forgé dans un contexte local et national particulier, et ces élans d’espoir et de fierté, mâtinés de rancœur, portent au-delà du simple football. Des sentiments devenus revendications qui s’inscrivent en contrepoint de l’extrême morosité ambiante, sur fond de Brexit et de crises tous azimuts.
Le Brexit, cette espèce de gros nervous breakdown uchronique (qualifié de "névrose très britannique" par le journaliste-écrivain Finlan O’Toole), menace tout particulièrement le North East, à la fois la région britannique la plus liée économiquement à l’Union européenne et la plus dotée en fonctionnaires (32% à l’arrivée des Conservateurs en 2010, environ 23% aujourd’hui). Il s'ajoute à une grosse décennie de sous-investissement, de coupes budgétaires sauvages et de stigmatisation.
Malgré ses liens étroits avec l’UE et ses réussites (l’usine Nissan de Sunderland – 40.000 emplois directs et indirects – s’est implantée à Sunderland en 1987 grâce à l’adhésion à l’UE, à une époque de chômage record et de forte désindustrialisation), le NE a voté "Leave" à 58%, essuyant, comme d’autres coins défavorisés du Nord, de vives critiques venues des prospères régions du Sud et des home counties (comtés ceinturant le Grand Londres).
Le NE était très majoritairement travailliste il y a peu (General Elections de 2017), mais les Conservateurs de l’über-populiste Boris Johnson ont gagné du terrain depuis leur victoire écrasante aux élections de 2019, grâce à une forte percée dans le "Red Wall" – anciens fiefs travaillistes pro-Brexit des Midlands et du Nord.
Johnson, qui progresse à coups de promesses de régénération et de slogans chocs éculés (comme la fameuse "Northern Powerhouse", plan de croissance cameronien toujours d’actualité, censé s’attaquer à la fracture régionale) ou nouveaux, tel son mantra du "levelling up" (nivellement… par le haut) martelé à toutes les sauces.
Des formules creuses, mais auxquels beaucoup s’accrochent, faute de mieux, en l’absence d’une opposition soudée et volontariste. Marcus Rashford, de facto leader de cette opposition,ayant fait reculer le gouvernement en quelques campagnes Twitter bien senties, s’est déjà montré plus efficace pour combattre les inégalités grandissantes que les trois derniers leaders travaillistes réunis [1].
Dégagisme et football local moribond
Le football local a également souffert, dans la région. Pour beaucoup, ce changement radical de dimension et d’image, aussi discutable ou nauséabond soit-il, est un peu le fruit (pourri) d’une revanche, une sorte de "Brexit du football". Une sécession, sans quitter le giron, qui fait de Newcastle United un club incarnant la revanche des "left behind" (délaissés) du North East et le concept des citoyens "somewhere" (quelque part) théorisé par l’essayiste David Goodhart.
On peut y voir une forme de révolte dégagiste par rapport aux vexations du passé, aux douleurs du présent et au prêchi-prêcha ambiant, une revanche sur ces clubs blindés et opaques, londoniens, mancuniens et autres. Voire un coup au système, et à ces politiciens moralisateurs "qui ne savent que se gaver". Tous pourris, soit, alors autant les rejoindre, en tapant encore plus fort.
Newcastle a été par deux fois relégué en Championship depuis 2008 et n’a plus fini dans le top 10 depuis neuf saisons. On y cultive la nostalgie en se passant en boucle le film d'années phares pas si lointaines, celles de l’ère Bobby Robson (1999-2004) ou des "Entertainers" de Kevin Keegan avec Ginola, Asprilla ou Shearer – ce dernier acheté 15 millions de livres, alors record mondial.
Même les frasques aéroportuaires à la Booba-Kaaris de Craig Bellamy ou Lee Bowyer se fritant avec Kieron Dyer en plein match attendrissent le Magpie de base. Ils n’avaient certes pas inventé le bidon de deux litres, mais au moins, se dit-on, ils avaient le club dans la peau en ces temps bénis. Alan Shearer, qui a qualifié le rachat de "special day", aurait accepté un rôle d’ambassadeur au club, ce qui pourrait compromettre ses activités de consultant pour la BBC.
Sunderland, sorte de Ground Zero du Brexit avec sa symbolique usine Nissan et son "Metric Martyr" [2], rival honni mais solide générateur de passion locale et de saine rivalité tribale, s’est effondré. En guise de symbole, les emmerdes Black Cats ont demarré l’année du référendum: descente en D2, puis D3 dans la foulée, là où ils végètent toujours.
Il n’y a guère plus que Netflix pour s’intéresser à eux. On compte désormais sur l’incongru nouveau propriétaire de vingt-trois piges, Kyril Louis-Dreyfus, fils de Robert et Margarita, pour redorer le blason de cette autre institution locale. Les supps en sont presque à regretter ce fada de Paolo di Canio, c’est pour dire. Les trois autres clubs professionnels (Middlesbrough, Hartlepool, Gateshead) sont descendus ou galèrent.
Un "joyau qu’il faut polir"
Le messie de l‘histoire est donc le fonds d’investissement public saoudien PIF (Public Investment Fund, 600 milliards d'euros d’actifs et bras financier de Riyad), qui possède 80% des parts de NUFC, le reste se répartissant entre RB Sports & Media des frères David & Simon Reuben (10%), qui pèsent 25 milliards d'euros, et le fonds PCP Capital Partners d’Amanda Staveley (10%), une financière britannique basée à Dubaï et qui a mené le deal à la hussarde.
Amanda Staveley est probablement la femme la mieux accointée du Golfe Persique, avec un carnet d’adresses premium constitué dès les années 1990 en ouvrant un resto près de Cambridge, à Newmarket, la Mecque britannique du pur-sang qui prospère grâce aux familles royales du Golfe, en particulier les Maktoum de Dubaï, qui menacent régulièrement de plier bagage (pour les haras français) à la moindre embrouillette. Le Saoudien Yasir Al-Rumayyan, directeur du PIF, est le président non exécutif du club.

Staveley, qui aurait tenté d’acquérir Liverpool en 2017 pour 1,5 milliard de livres (Fenway Sports Group, proprio du LFC, avait démenti), avant de se rabattre sur NUFC fin 2017 (l’offre d’environ 275 millions de livres fut jugée insuffisante), devrait cogérer le club au jour le jour avec Jamie Reuben, fils de David [3]. Elle dit être "tombée follement amoureuse" du club un jour d’octobre 2017 lors d’un match contre… Liverpool. "Newcastle est unique. C’est un fantastique joyau dont toutes les facettes ont besoin d’être polies", a-t-elle commenté jeudi dernier.
Dans cette lutte multibandes (Ashley, Staveley, les frères Reuben, la Premier League, BeIN, MBS, les clubs de PL, la guerre diplomatique Arabie Saoudite-Qatar, le gouvernement Johnson, les nombreux supporteurs anti-Ashley, les avocats pitbull, les tribunaux, les organisations de défense des droits humains…), Staveley et Ashley ne lâchèrent jamais l’affaire.
La Premier League avait pourtant bloqué le rachat au printemps 2020, non pas tant pour des questions éthiques (nonobstant la question brûlante des droits humains et du sportswashing) ou en raison du contrôle direct du NUFC par l’État saoudien, qu'à cause de l’interdiction de la chaîne qatarie BeIN Sports – diffuseur officiel de la Premier League au Moyen-Orient – et de son piratage par le saoudien BeoutQ. BeIN désormais autorisée par Riyad, les obstacles étaient levés.
200 millions pour le maintien
Newcastle vise désormais le titre à moyen terme, mais les priorités cette saison seront ailleurs, assure Staveley, soucieuse de préserver l’image du club en prenant grand soin de rappeler à l’envi que NUFC "ne sera pas dirigé par l’Arabie saoudite mais par le PIF, un fonds indépendant du pouvoir et orienté vers le commercial".
Cela n’a pas atténué la colère, un poil hypocrite, des dix-neuf autres clubs de PL, tous opposés au rachat et qui ont saisi la FA, fédération anglaise. Ils sont surtout préoccupés par le possible préjudice d'image causé au produit Premier League, ce qui pourrait affecter les futurs droits TV. Inquiets, également, de voir surgir ce club-État, une situation vite assimilée à de la "concurrence déloyale".
Quoi qu’il en soit, le discours officiel des nouveaux patrons diffère, pour l’instant, de l’arrivée bling bling à Manchester City du Thaïlandais Thaksin Shinawatra en mai 2007, puis de l’Émirati Sheikh Mansour un an plus tard – un deal également négocié par Staveley qui faisait de City un club anglais dirigé par un État.
Il s’agit surtout de calmer le jeu et se montrer prudent dans les déclarations. L’accent est donc d’abord mis sur l’importance des infrastructures, à améliorer urgemment (Academy) ou même reconstruire (centre d’entraînement).
Compte tenu de la situation sportive du club, avant-dernier et sans victoire, il faut cependant s’attendre à voir débarquer du ronflant au mercato d’hiver. D'autant que le Fair-play financier est bien plus souple en Premier League qu’ailleurs en Europe, et que NUFC a un "crédit FFP" de plus de 100 millions de livres. Si souple que Newcastle peut dépenser 200 millions de livres cet hiver sans enfreindre aucune règle.
Les Saoudiens, de nouveaux amis à choyer
Dans ses premières déclarations, Staveley, évacuant les points gênants par des formules convenues, reprend les éléments de langage favoris du gouvernement Johnson. Il est question "d’investissements saoudiens qui financeront des projets de régénération urbaine dans le North East à hauteur de plusieurs centaines de millions de livres" car, insiste Staveley, "Nous tenons à investir davantage dans le nord de l’Angleterre. Niveler par le haut fait partie de nos intentions."
De fait, depuis le début de ce soap opera, le gouvernement Johnson ne semble jamais loin, même s’il dément toute implication dans les négociations. En avril dernier, le Daily Mail révélait cependant que MBS avait contraint Boris Johnson à intervenir contre le blocage du rachat, le premier ministre prenant au sérieux la menace d'un "pourrissement dans les relations anglo-saoudiennes" [4].
Le gouvernement, selon des sources fiables, aurait par ailleurs exigé "d’être tenu au courant par le détail" de l’avancée des négociations depuis 2020 et, selon des journalistes du Chronicle(principal quotidien régional), aurait même organisé au moins une réunion avec la Premier League sur ce dossier.
La forte poussée nationaliste au Royaume-Uni, dans les années 2010, et le Brexit, son principal avatar, ont rebattu les cartes du soft power et de la géopolitique mondiale. Dans cette nouvelle ère du "Global Britain", où les Conservateurs et les médias pro-Brexit (fortement majoritaires) pérorent que l’avenir du pays se jouera loin de la vieille Europe et son carcan bruxellois, les Saoudiens et autres pays du Golfe sont devenus des "amis et alliés" à choyer.
La ministre des Affaires étrangères Liz Truss l'a confirmé lors de la conférence annuelle du Parti conservateur, la semaine dernière. Une nécessité économico-stratégique également induite par l’obligation post-Brexit de renégocier des centaines d’accords, traités et contrats commerciaux – souvent en position de relative faiblesse, d’où une certaine fébrilité, voire servilité.
Dimanche, Newcastle accueillera Tottenham en championnat, probablement sans l’entraîneur Steve Bruce. L’ancien défenseur emblématique de Manchester United est l’auteur dans les années 1990 de trois polars bien sanglants, tellement barrés et stylistiquement improbables qu’ils sont devenus cultes.
Dans cette délirante trilogie, le héros, un manager en activité, résout des meurtres de vestiaire et combat des mafieux irlandais qui tentent de l’abattre lui et son staff, après que les services secrets britanniques l'ont kidnappé – tout cela en continuant tranquillou à coacher l’équipe première.
Rebondissements en pagaille, assassinats, enlèvements, trahisons, complicités en haut lieu, réunions top secret, crises diplomatiques… On se prend à rêver que les Saoudiens conservent ce bon Steve, au moins dans un rôle "d’écrivain en résidence", à l’instar de Barnsley FC ou Tottenham et leur "poet in residence". Le thriller qu’il pondrait, sans forcément puiser dans son imagination fertile, vaudrait son pesant de muffins.
[1] L’utilisation des réseaux sociaux par Marcus Rashford figure désormais au programme du Brevet des collèges anglais (option "Étude des médias").
[2] Feu Steven Thoburn, l’homme "dont les bananes amorcèrent le Brexit", sur les marchés de Sunderland et héros originel des "eurosceptiques" après que l’Union Européenne interdit l’utilisation du système de mesures impériales en 2000.
[3] Jamie Reuben est l’ex directeur du comité de campagne 2012 à la réélection de Johnson comme maire de Londres, et l’un des plus gros donateurs du Parti conservateur au Royaume-Uni . Il fait partie d’un groupe de lobbyistes surnommé "The Advisory Board", soupçonné de bénéficier d’un accès privilégié au Premier ministre et au ministre de l’Économie.
[4] Relations au beau fixe depuis l’élection de Boris Johnson qui a fait reprendre la vente d’armes vers l’Arabie saoudite, un temps gelé grâce à l’association CAAT (Campaign Against Arms Trade) du fait de la situation humanitaire au Yémen.
