Minorités visibles et majorités sportives
Si "les Noirs" sont "grands, costauds et puissants", ils le sont bien moins que les idées reçues.
Auteur : Jérôme Latta
le 9 Mai 2011
À ce stade d'ébullition (lire "Quotas : comment plier l'affaire?"), il est difficile de savoir si la crise des quotas fera avancer ou reculer la prise de conscience des mécanismes anodins mais insidieux qui nourrissent, en toute bonne consciente, la racialisation ambiante... Si l'évidence que "les Noirs" forme une catégorie complètement absurde compte tenu de l'immensité génétique de l'Afrique va progresser... Si, par exemple, le stéréotype central du Black "grand, costaud, puissant", selon les mots de Laurent Blanc, va en sortir amoindri ou renforcé.
Déterminismes
Le débat bute encore sur un mur: l'idée commune que les sportifs d'origine africaine disposeraient d'aptitudes particulières pour réussir: en somme, les Noirs courent plus vite (et les Blancs ne savent pas sauter, pour paraphraser le titre d'une comédie américaine des années 90). Même en imaginant qu'une étude, qui aurait eu à gérer une diversité phénoménale de paramètres, établisse que les jeunes originaires des ethnies et des pays spécifiquement représentés en France disposent en plus forte proportion de caractéristiques physiologiques qui leur confèrent en moyenne certains avantages compétitifs pour le sport de haut niveau [veuillez inspirer ici], de quel poids pèserait cet avantage en comparaison de la multitude de facteurs sociaux et culturels qui déterminent l'orientation vers les filières du sport pro? Pour n'en citer qu'une fraction, l'omniprésence du football dans les quartiers populaires, son attractivité en tant que modèle de promotion sociale et même son identité multiculturelle jouent de manière bien plus décisive sur cette surreprésentation.

Les centres de formation recrutent là où l'on joue au football, pour quasiment les deux-tiers de leurs effectifs dans les banlieues populaires. Ils y trouvent les meilleurs footballeurs, avantagés en outre par une motivation supérieure à celle de leurs concurrents issus d'autres milieux sociaux. Ces éléments sont d'une tout autre puissance, sur la transformation des "minorités visibles" en majorités sportives, que nos idées reçues sur les fibres musculaires qui font sauter plus haut et courir plus vite: si tel était le cas, pourquoi les "Noirs" sont-ils aussi diversement représentés dans les différentes disciplines sportives?
Magie des stéréotypes
Le propre d'un stéréotype est de s'auto-alimenter: à chaque fois que nous croisons un "grand black costaud", il vient renforcer le cliché, mais quand nous croisons un Noir de stature petite ou ordinaire, le cliché reste intact. Mais comment s'étonner de trouver des grands blacks athlétiques dans des centres de formation dont les recruteurs sont persuadés que les Africains sont plus athlétiques et qui ont défini des critères de recrutement privilégiant... les qualités athlétiques? Doctorant en sociologie et auteur d'une étude sur les joueurs noirs dans le football français [1], Sébastien Chavigner explique comment les représentations de chacun contribuent à faire advenir cette surreprésentation – et donc à consolider les stéréotypes en retour: "j’ai souhaité montrer dans mon enquête que cette surreprésentation tenait aussi pour une bonne part à la croyance bien implantée, chez les recruteurs et formateurs, en une supériorité athlétique «innée» des Noirs par rapport aux Blancs" (lire "L’immense majorité des joueurs est persuadée que les Noirs sont naturellement plus costauds").
On néglige ainsi les pouvoirs presque magiques des stéréotypes, qui vont également inciter les apprentis footballeurs d'origine africaine les plus athlétiques à croire en leurs chances plus que les autres (non sans raison d'ailleurs), voire à adopter les caractéristiques de jeu que l'on attend d'eux (de l'auteur cité ci-dessus, lire aussi "Noirs et blancs, des ouvriers très spécialisés").
DTN et ADN
On disait précédemment que si la Direction technique nationale changeait ses critères de sélection pour favoriser les petits meneurs de jeu techniques, elle compterait exactement la même proportion de joueurs ayant des origines africaines. Il est toutefois probable que cela ne se vérifierait pas complètement: on a pu constater comment les dirigeants de la formation française concevaient des "prototypes" de joueurs opposant noirs athlétiques et blancs techniques, affectant aux uns la responsabilité d'un jeu trop physique, confiant aux autres l'espoir d'un jeu plus "intelligent".
C'est de ce genre d'ornière qu'il faut sortir en laissant les principes sportifs gouverner les politiques de formation, en sachant distinguer les problématiques les unes des autres. Cela évitera de vouloir résoudre le faux problème de la binationalité en assignant aux footballeurs concernés des identités mêlant dans une grande confusion des caractéristiques à la fois sociales, "ethniques", physiques et morales. Il est dans l'intérêt même de la formation française, au lieu de projeter des programmes de discrimination, de garantir l'égalité des chances devant des critères qui doivent rester purement footballistiques.
Au-delà, c'est une réflexion en profondeur sur la formation et ses "produits" qui est nécessaire, concernant tant les politiques sportives que la mentalité des footballeurs professionnels contemporains. Tant qu'à la déplorer, encore faut-il reconnaître qu'elle résulte au moins autant de l'univers dans lequel ils grandissent – celui des centres de formation et des clubs – que de leur milieu d'origine.
[1] Accessoirement lecteur des Cahiers du foot qui, ayant omis de se signaler auprès du Secrétariat général, est allé impunément livrer son expertise ailleurs. Il écope d'une suspension de six mois avec sursis.