Les footballeurs et le mythe de la vitesse
Si quelqu’un vous explique qu’un joueur peut courir plus vite qu’un sprinteur, c’est sans doute plus par fascination pour la vitesse que sur la base de données fiables. Car les gens les plus rapides, on les trouve sur la piste, et c’est tant mieux.
Chaque jour ou presque, depuis des mois, des sites plus ou moins sérieux relaient une nouvelle qui paraît étrange mais qui ne fait pas tiquer assez pour qu’elle arrête de se propager: Hector Bellerin, le latéral espagnol d’Arsenal, serait plus rapide sur 40 mètres qu’Usain Bolt. Et il ne serait pas le seul puisqu’Aubameyang aussi pourrait largement rivaliser. Attention, pas Bolt à l’entraînement mais lors de son improbable record du monde en 9”58 à Berlin en 2009. Il y a deux semaines encore, la BBC se servait de “l’information” comme angle principal d’une interview avec le garçon. Comment cela est-il possible? Est-ce la vision d’un footballeur surhomme qui pousse à croire n’importe quoi?
Bolt et Bellerin
Pour commencer, parlons athlétisme. Les données précises de la course du Jamaïcain existent, publiées officiellement par la Fédération internationale: contrairement à la croyance populaire et malgré son gabarit, Bolt ne démarre pas lentement puisqu’il est le plus rapide après vingt mètres, une avance qui ne fera qu’augmenter. C’est-à-dire qu’après quarante mètres, Usain Bolt est plus rapide que tout le monde, et avec une certaine marge (4”64 pour lui contre 4”70 pour Gay). Son temps après soixante mètres, huit centièmes sous le record du monde de la distance établi par Maurice Greene, laisse deviner que son passage aux quarante était déjà le plus rapide de l’histoire – ce qu'il est a priori, à égalité avec le record du monde de Greene en 2001.
Dans le cas de Bellerin, on évoque un temps de 4”41, plus de deux dixièmes sous la performance du Jamaïcain et un centième devant Theo Walcott, précédent détenteur du record interne d’Arsenal. Évidemment, c’est totalement impossible: même en ralentissant par la suite, les deux joueurs écraseraient toutes les compétitions indoor de la Terre. C’est ce qu’a tenté de leur dire Richard Kilty, le champion du monde du 60m, lequel a reçu un accueil mitigé à sa proposition de défi. C’est que le mythe du footballeur surhomme a de beaux jours devant lui.
Records fantaisistes
Comme Bellerin, Aubameyang est réputé pour sa vitesse. Cela est très net sur un terrain de foot et, là aussi, les interrogations se multiplient: que donnerait-il face à des spécialistes? L’intéressé affirme avoir couru 3”7 sur 30 mètres. Ce serait plus rapide que Bolt et les autres à Berlin, ce dont on peut raisonnablement douter. L’explication la plus simple concerne la méthode de chronométrage, ne prenant pas en compte le temps de réaction et étant mesurée manuellement. On perd ainsi en précision et on nie le temps qui s’écoule entre le coup de feu et le début de la course, ce qui, a minima, améliore les valeurs de deux bons dixièmes. Dans le cas des joueurs d’Arsenal, on peut même se demander si le temps n’est pas effectué lancé. Comme pour les tests de VO2max – la consommation maximale d’oxygène, essentielle dans les sports d’endurance –, où la grande majorités des records ont été établis par des Norvégiens, les résultats interrogent sur la méthode, alors même que l’exercice est standardisé, relativement simple à mettre en place et les données aisées à compiler.
Le mythe de la vitesse n’est pas propre au soccer: beaucoup de joueurs de football américain réalisent des chronos exceptionnels sur le 40 yards, test de sélection avant la draft où le temps de réaction n’est pas pris en compte. Les deux sports étant en partie basés sur la rapidité, on voit une certaine légitimité à ce que les plus véloces puissent l’être à une échelle globale et pas seulement à celle de leur sport. Instinctivement, on imagine qu’un non-spécialiste peut aller aussi sinon plus vite qu’un sprinteur confirmé. Pourtant, hormis le défenseur tchèque Tomas Kalas, qui était athlète étant jeune (11”09 sur 100m à seize ans) et l’Américain Marvell Wyne, défenseur lui aussi et athlète en high school (10”39), quasiment personne n’a de chiffres officiels, c’est-à-dire en compétition, pour prouver sa valeur. Theo Walcott, qui a un jour affirmé courir probablement 10”30, a vu ce chiffre repris à droite et à gauche. Comme la plupart des temps évoqués par les intéressés, ils sont largement soumis à caution. L’an dernier, faire la ligne droite en 10”34 permettait d’être dans le top 5 des championnats d’Europe.
Chimères de la rapidité
Les tests de début de saison sont courants mais rares sont les données qui filtrent, ce qui laisse libre cours à tous les fantasmes. Mais celui de la rapidité est presque le seul à innonder l’imaginaire collectif alors que d'autres qualités physiques sont tout aussi remarquables. Erik Lamela, auteur selon la Roma d’un 1000m en 2’49 après huit séries (et 2’30 de repos entre chaque), est ainsi doté d’une endurance exceptionnelle. Et, de manière générale, énormément de milieux de terrain avalent un nombre de bornes suffisamment grand pour qu’on les imagine tout à fait crédibles sur marathon, dans la même veine que Laurent Jalabert et Lance Armstrong, qui ont des records en 2 h 45. Avec, bien entendu, tout le rapport au dopage que cela peut sous-entendre tant, contrairement à ce qu’on peut encore lire, les capacités physiques jouent un rôle au haut niveau.
Il y a quelques années, on imaginait à demi sérieusement Usain Bolt se reconvertir dans le football, à Manchester par exemple. Une question prise cette fois à l’envers (un athlète qui dominerait les footballeurs grâce à son entraînement spécifique) mais qui traduit une même fascination pour tout ce qui va vite – au point que des supports multisports reprennent des chiffres sans établir de parallèle démontrant leur bêtise. À une époque où les numéro 10 lents n’existent plus et où les défenseurs centraux aussi doivent pouvoir sprinter, on a l’impression qu’il faut absolument être au top physiquement pour pouvoir exister. Au plus la lenteur disparaît, au plus le plébiscite du rapide s’affirme. Et ce n’est que l’une des manifestations d’une tendance de plus en plus en vogue: Cristiano Ronaldo et ses fameuses quinze pompes parachutes – banales pour n’importe quel sportif un peu en forme, contrairement à ses qualités de footballeur – avait ainsi gagné le droit de faire la une des rubriques “décalées”.
Au culte du dribble se joint désormais le culte du corps, une spectacularisation de l’effort qui célèbre quelques figures à part. Quitte à raconter un peu n’importe quoi et oublier que les joueurs ont énormément de talents spécifiques, à la fois dans les qualités techniques et la compréhension tactique. On voudrait tellement qu’ils soient rapides, étrange fascination pour la vitesse, qu’on en vient à faire la part belle à des chimères en les imaginants meilleurs que Bolt, pourtant sans rival dans son sport. En oubliant complètement que leur vrai talent, c’est de jouer au foot.