Le supporter, surprenant bourrin
Première partie – Des supporters ont encore fait parler d’eux. Ils ont osé faire… preuve de dérision.
Le supporter de foot est victime de deux préjugés. Selon le premier, dénigrant, il serait un bourrin inculte et chauvin, irrespectueux de l’adversaire, violent et/ou alcoolique, incapable des finesses et des vertus du supporter de rugby. Il aimerait le foot parce qu’il s’emmerde, et parce qu’il ne faut pas être bien futé pour apprécier de regarder des mecs courir après une baballe en la poussant du pied. Enfin, c’est vraiment un abruti d’aller se cailler les miches au stade quand les matches sont retransmis à la télévision. Selon l’autre préjugé, soi-disant valorisant, le supporter serait un mec normal, une personne simple, qui aime le foot tranquillement, à mille lieux des quelques mecs énervés et pas très subtils, qui représentent juste une toute petite minorité.
Ces préjugés sont faux. Les causes du premier préjugé (dissolution du concept de supporter dans celui de hooligan) ou du second (dissolution du concept de supporter dans celui de spectateur) sont simples à identifier; la nature exacte du supporter de foot, un peu moins. S’il n’est pas un désaxé monomaniaque, il n’est pas non plus pour autant un spectateur classique. Le supporter est une catégorie singulière d’amateur de foot, dont le concept échappe aux médias, qui n’ont d’yeux que pour les forcenés, et aux divers présidents du PSG, qui aimeraient que les virages du Parc soient un lieu convivial pour passer un bon moment en famille.
Critère 1.
La première qualité du supporter est sa culture. Le supporter de foot se caractérise d’abord par ses connaissances, ses références, ses valeurs. Il connait l’histoire du club qu’il suit, il connait les joueurs qui ont marqué les esprits, il peut citer les noms des grands présidents, il est incollable sur le palmarès, il a une idée précise des budgets, des objectifs, du calendrier. Il se positionne par rapport aux rumeurs, il a ses avis sur la tactique, le management, le stade.
Sa culture s’étend en outre à l’ensemble du football. Il suit les championnats européens, il sait parler des grands clubs, connait le kick and rush, le corner à la rémoise, le catenaccio. Contrairement à ce qu’on entend, il se caractérise moins par la haine des adversaires que par l’amour d’un club en particulier et du football en général; en principe, lui-même joue en club, à 11, à 7 ou à 5 sur city stade – et inévitablement il joue sur console. Bref, le supporter connait le foot.
Critère 2.
Le supporter aime son club. Sans doute, il se complait dans l’opposition avec les autres – mais pas plus qu’un militant politique par exemple. L’ennemi commun est fédérateur, au foot comme ailleurs, mais ce n’est jamais la cause la plus profonde d’un engagement. On ne se met pas à supporter l’OM parce qu’on déteste le PSG: c’est bien entendu le contraire. Il y a toutefois différents degrés d’affection pour le club et il y a mille nuances dans les formes d’implication. Examinons alors les deux cas extrêmes. Au premier bord de l’éventail des comportements se trouve le supporter stupide, potentiellement cultivé footballistiquement parlant mais assez peu pertinent, très premier degré, qui brûle les écharpes des adversaires, fait les déplacements, se bat, casse les voitures des joueurs qui l’ont déçu. Lorsqu’il est plus stupide que violent, on parle désormais de Footix.
L'autre extrême est l’ancien abonné actif dans le stade, qui participait à son ambiance, qui y va moins mais reste bouleversé par les grandes victoires, sérieusement contrarié par les défaites, et porte régulièrement son maillot ou son écharpe. Ce second type se distingue sérieusement du premier car il peut prendre les choses avec humour. Cela ne l'empêche toutefois pas de les prendre à cœur. Lorsque son équipe a perdu, il appréhende de regarder la télé, de peur que les résultats lui soient rappelés. Il connait assez bien l'histoire du club, et il connaît bien le foot en général. Il parle cependant volontiers d'autre chose.
L’affection pour le club, l’aspect et l’activité du supporter le distinguent du spectateur sagement assis, au stade ou devant la télé, potentiellement enthousiaste et muni d’un enfant portant une écharpe du club sans doute – mais qui ne troquera pas la bonne vue qu’on a en tribune d’honneur contre l’agitation des virages, ni son canapé confortable contre l’ambiance d’un bistrot qui retransmet les matches. Ce simple spectateur n’est pas un supporter: il est trop indifférent aux résultats, trop ironique au stade, trop distant, trop peu enclin à exiger une expulsion après un tacle agressif de l'adversaire sur son numéro 10. Le simple spectateur veut d’abord voir des buts, et se remettra d’une défaite avant même d'avoir regagné sa voiture dans le parking. Et puis, le simple spectateur a un peu trop tendance à être objectif.
Critère 3.
Le supporter n'est pas objectif. Aussi cultivé soit-il, le supporter est caractérisé par une forme singulière de mauvaise foi. Les supporters du PSG estiment, par exemple, faisant fi de toute lucidité, que David Ginola était meilleur que Chris Waddle, et ceux de Marseille, que Niang était meilleur que Pauleta. Le supporter est en outre à peu près incapable d'estimer s'il y a penalty ou non lorsqu'une équipe qu'il aime ou qu'il abhorre est concernée (et aucun ralenti ne permettra jamais de trancher la question: le supporter voit le contact, le supporter adverse voit que l’attaquant en a rajouté).
Enfin, il n'assume pas qu'il a un goût immodéré pour la victoire: quand l'équipe est nulle, le supporter prétend ne réclamer qu'une chose, à savoir que les joueurs mouillent le maillot, mais lorsque les joueurs mouillent le maillot, cela ne suffit jamais. Aux yeux du supporter, il y a obligation de résultat. Sans vergogne, certains supporters se permettent même de réclamer le remboursement d’un déplacement si l’équipe a perdu par cinq buts d’écarts (lire "J’ai honte pour ceux qui ont honte pour Lille"). La passion pour la victoire n'étant toutefois pas une chose aussi profondément inscrite dans l'identité que la passion pour le club, le supporter continue d'aller au stade même en cas de mauvais résultats – quitte à ce qu'il y aille pour râler et siffler.
"Nous marchons vers le stade en l'aimant"
Le supporter est donc quelqu'un qui demande toujours plus, et qui se l’autorise d’autant plus que lui-même s'implique sans retenue. C'est cela qui lui permet de revendiquer légitimement sa contribution au rôle de douzième homme. Le supporter peut aller jusqu'à appeler l'After foot, pour partager sa mauvaise fois avec l'ensemble de ses confrères (si vous ne savez pas ce que c'est que l'After, vous n'êtes pas supporter).
"Nous marchons vers le stade en l’aimant", écrit le philosophe platonicien et supporter Jean-François Pradeau (Dans les tribunes, Éloge du supporter). Reste que la définition du supporter n’est évidemment pas épuisée par ces critères: il faut passer de l’individu au collectif, car un supporter n’agit jamais seul. Alors est-ce en foule qu’il devient bourrin? Pour répondre à cette question, il faudra désormais compter avec… l’humour éventuel des supporters. Ceux de Montpellier ont organisé, cette semaine, une surprenante et extraordinaire explosion de joie dans les tribunes de l’Emirates Stadium, comme si Montpellier avait marqué, alors que non, Montpellier n’avait pas marqué du tout. Toujours pas marqué. Quelle ait été cynique ou simplement absurde, cette remarquable mise en scène a montré la distance que les plus acharnés des supporters (ceux qui font les déplacements) peuvent prendre avec leur sujet. Supporter, ce n’est que jouer un rôle, tous ensemble tous ensemble. Il reste à identifier les vices et les vertus de cette forme de théâtre.
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