Le match de l’année
Quand on est expatrié, le mois d’août est l'occasion d’aller au stade pour observer son équipe fétiche. Objet de fantasme, le supporter rennais est un être comme les autres. Presque.
Des détails familiers resurgissent un à un: l’espacement irrégulier des planches de bois du pont qui enjambe la Vilaine, les motifs colorés des différents tags le long du chemin, toutes ces petites choses qui, habituellement, n’affleurent jamais à la surface de la mémoire mais qui ne demandent qu’à être vues pour vous signifier qu’elles ont toujours été là, quelque part, en dormance. La rocade, toute proche, bourdonne à mes oreilles, puis les inévitables effluves des saucisses grillées finissent de m’éveiller totalement.Je lève la tête et devine, derrière le vert vif de la frondaison des chênes, l’immense logo du Stade rennais qui orne l’un des piliers de la Route de Lorient. Un an après, je suis de retour à la maison.
Palpe-moi si tu veux
Pour rejoindre le stade, plusieurs options s’étaient offertes à moi: la ligne de bus numéro 11 depuis le centre-ville, ou bien la voiture. Comme l’idée de passer une demi-heure le visage pressé contre des aisselles suantes, toutes rennaises soient-elles, ne me tentait pas particulièrement, je décidai finalement de rentabiliser le Scénic cinq portes avec radar de recul intégré. En fin connaisseur des lieux, j’évitai le piège classique que représente le parking du Leclerc pour me garer sauvagement sur le bord de la voie d’accélération de la quatre-voies – le tout sous le regard désabusé des îlotiers en faction.
Maillot replica à soixante-quinze euros sur le dos, je gagne tranquillement la porte d’accès numéro sept où un type vaguement inquiétant m’attend pour une fouille en bonne et due forme. Après avoir palpé toutes les parties charnues de mon anatomie et s’être assuré que mon fusil d’assaut était bien resté à la maison, Hannibal Lecter me laisse finalement gagner les tribunes où une très jolie fille me tend la revue Rouge et Noir de la rencontre. À ce moment très précis, je me fais la réflexion que l’attribution des postes aux différents employés du club est franchement incohérente.
J’y suis. Vingt-six euros le siège pour un Rennes-Reims, je me suis fait plaisir. Les types qui fixent les tarifs aussi. Il y a du nouveau depuis la dernière fois: deux écrans géants garnissent désormais les tribunes et, les index profondément enfoncés dans les oreilles, je comprends que la sono vient d’être refaite. Le match ne débutant que dans quarante-cinq minutes, je profite pleinement des tartines de publicités braillées en THX 3.0 et suis heureux d’apprendre que si je souhaite contracter un prêt à la consommation, je peux m’adresser au Crédit Agricole.
Bienvenue en Bretagne
Étant en avance, j’assiste à l’échauffement de mes petits protégés. Au jeu des chasubles, il semble que Zana Allée, un jeune attaquant issu du centre de formation, sera titulaire. Je suis émerveillé par la qualité technique de Julien Féret lors du petit toro qui se déroule sous mes yeux. Tout ce petit monde rentre au vestiaire et notre mascotte, une sorte d’ours polaire sous acide, déboule sur une planche à roulette électrique pour haranguer (oui, oui) les supporters: flop retentissant. Jacky, le speaker historique du stade, prend alors le relais: "Tribune ville de Rennes, vous êtes là ce soir?": existe-t-il un mot plus fort que consternation?
Alors que je me perds dans ces considérations lexicales, les premières notes de l’hymne breton retentissent. Sachant que probablement personne ne pipe un seul mot de breizhou dans le stade, les paroles du Bro gozh ma zadoù sont relayées sur les écrans géants qui trouvent ici une justification définitive à leur prix que j’imagine démentiel. Rennes se situant en plein cœur du pays gallo, aucun des dix-sept mille spectateurs n’a la moindre idée de la façon dont "Ni Breiziz a galon karomp hon gwir Vro" se prononce. Il en résulte une bouillie informe de plus ou moins deux minutes qui flatte le régionalisme du Bretillien. Puisqu’on vous dit que vous êtes Bretons! J’attends avec impatience le jour où l’on nous distribuera des bigoudens à l’entrée du stade. Bref. Les gars entrent sur la pelouse. Ils sont accueillis par un superbe tifo du RCK, ils serrent la main des arbitres qu’ils pourriront dans moins de cinq minutes et le match débute.
Rousseau et Nietzsche dans les pissotières
Le premier quart d’heure est prometteur. Le jeu au sol est fluide, les joueurs se trouvent facilement et ouvrent logiquement le score sur un joli mouvement collectif. On pense alors que Rennes va gérer tranquillement son avance mais, de façon inexplicable, l’équipe se délite. Commence alors le spectacle dans le spectacle, la mise en abyme avinée. "Tu vas bouger ton cul Allée?" Intrigué par tant de poésie, je me retourne et découvre avec surprise la version couperosée de Laurel et Hardy. "Il est nul ce mec, faut faire rentrer Féret! Bouuuh". Pour son premier match en pro, il semble contre-productif de siffler un gamin de dix-neuf. Je m’apprête à partager ce point de vue avec les joyeux duettistes quand je croise leur regard: deux poules devant un couteau. Ma bouche se referme dans un souffle de désespoir et le père de famille devant moi m’adresse un sourire complice. Sur un corner, nos adversaires profitent d’un placement défensif aléatoire pour revenir à la marque. C’est ça un corner à la rémoise? Mi-temps.
Quiconque n’a jamais partagé des pissotières avec des supporters de foot ne peut se revendiquer philosophe. Rousseau et Nietzsche se seraient bien poilés dans celles de la Route de Lorient. Retour au jeu. Rien de notable dans les premières minutes si ce n’est l’entrée sur le terrain d’un homme en tongs tout juste vêtu d’un bermuda à fleurs qui confère à la soirée la touche de surnaturel qui lui manquait. Surviennent alors les premiers remplacements et la sortie de Zana Allée. Il paraît que l'homme est une corde tendue entre l'animal et le Surhumain. Les deux zigs derrière moi ont plus pris du bovin que de Clark Kent.
La fin de rencontre est de meilleure facture, le repositionnement d’Erding et l’entrée d’Oliveira semblent avoir fait du bien à toute l’équipe et c’est d’ailleurs le Turc qui nous offre la victoire d’un superbe slalom dans la surface à quelques minutes du terme. Je quitte le stade dans une vague rouge et noire enjouée. Les motards de la police me demandent comment était le match. "C’était pas mal". Je vis loin de chez moi et suivrai donc le reste de la saison à distance. L’autre peut toujours chanter ses "Where I lay my head is home", je sais qu’à chaque pas je m’éloigne. Je viens d’assister au match de l’année.