L'argent de la télé ne fait pas le bonheur du foot
Une médiatisation à deux vitesses
Le dernier conseil d'administration de la Ligue, vendredi 10, a été l'occasion d'un retour au micro de Noël Le Graët, qui siège toujours dans la vénérable assemblée. Il s'est d'abord fait l'écho de la baisse de la fréquentation des stades de D2 depuis la retransmission par Canal+ de son match décalé le samedi à 17h15. La guérilla entre Canal et TPS, qui a conduit la filiale de Vivendi à programmer ses deux matches en exclusivité sur sa chaîne "normale" et à mettre au goût du jour les fins d'après-midi, fait quelques victimes, dont les opérateurs se moquent bien. À l'heure de l'industrialisation du football d'élite, les affluences de deuxième division sont un sujet bien négligeable.
L'ancien président s'est aussi fait le porte-parole d'une autre grogne, celle des clubs de D1 quasiment ignorés par les opérateurs, qui "n'ont eu droit qu'à une seule retransmission lors des 14 premières journées" (AFP 10/11). À une certaine époque, celle de son monopole, la chaîne cryptée pouvait se permettre de programmer des affiches mineures, en conformité avec son discours sur la promotion du football français, et Charles Biétry théorisait sur toutes les pelouses de France. Aujourd'hui, tout romantisme est exclu, et les "premiers choix" des deux protagonistes lors des réunions du Comité de programmation avec la Ligue s'orientent systématiquement vers les vedettes de la D1, à l'instar d'un PSG presque toujours retransmis. Il reste aux autres la portion congrue, c'est-à-dire l'honneur éventuel d'être télévisés quand ils rencontrent les cadors.
Pourtant, lorsque les chaînes se battent pour un Strasbourg-Marseille, il s'agit plus de voyeurisme que d'intérêt sportif. Les projecteurs braqués sur la grande scène oublient de suivre les révélations du festival "off", et certains parcours remarquables sont ignorés ou reconnus avec retard. Exemple ce week-end: Paris, Monaco, Lyon, Bordeaux et Rennes seront sur les écrans, au contraire du leader Sedan qui a le tort de jouer à Toulouse. Autres victimes plus ou moins consentantes, les téléspectateurs abonnés à Foot+ ou Multistades sont privés respectivement d'une et deux affiches, et subissent un chantage implicite au multi-abonnement. Ce n'est même plus tellement la course à l'audience, mais la chasse au client qui durcit la situation.
Le gros cachet pour les stars et le pourboire pour les figurants
Il y a un autre écho à cet épisode du CA, celui de la réponse faite par Jean-Michel Aulas à son ennemi politique. "Il faut tenir compte de l'audience. Le match Monaco-Lyon a été vendu dans trois pays. Une petite affiche aurait-elle été vendue à l'étranger? Je ne crois pas".
Cette réponse désinvolte est très intéressante. Elle trahit un mépris certain pour tout aspect non-économique du problème ainsi que sa conception très personnelle des "grandes" et "petites" affiches (le Monaco-Lyon "de gala" disputé dans un Louis II funèbre n'a pas pu enthousiasmer les téléspectateurs étrangers...), mais rappelle surtout l'espoir des nouveaux maîtres de la Ligue d'augmenter les ressources télévisuelles du football professionnel.
Si l'on s'arrête là, la déclaration est d'une grande banalité compte tenu de son auteur. Mais il faut la replacer dans le débat sur la répartition des droits télé et le conflit qui avait fait rage la saison passée. Le président lyonnais, avec ses alliés Campora, Martel et Blayau, revendiquait un système, non plus basé sur le mérite (le classement), mais proportionnel à la notoriété, au "prestige" (sur quels critères???) et à la médiatisation du club. Il s'agit à terme pour chaque club de récupérer la propriété et la gestion de ses droits (voir La guerre du gâteau, octobre 99, et Le Club Europe à l'assaut de la Ligue et des droits de diffusion, mars 2000).
Imaginons simplement qu'un mécanisme semblable soit à l'œuvre. Les choix des télévisions continueraient d'aller vers les clubs les plus huppés, lesquels encaisseraient l'essentiel des droits de retransmission générés, c'est à dire l'essentiel des ressources du football français. La "liberté" du marché, c'est celle de quelques-uns à détourner tous les profits, sans se soucier des conséquences de ce système délibérément "élitiste", soi-disant pour le bien de tous.
Afin de réussir son OPA sur la Ligue, le clan des Aulas-Martel-Campora a dû promettre (à certains dirigeants inquiets) de ne pas remettre en cause le principe de répartition (73% des sommes réparties à égalité, 27% selon le classement du championnat). La fragile majorité au CA de la Ligue tient certainement au respect de cette promesse, mais le lobby au pouvoir à la LNF et à l'UCPF trahit clairement ses réels objectifs...
La Coupe du monde, produit de grand luxe
À l'échelle mondiale, la même logique inflationniste prévaut. La FIFA a vendu à Kirsch et ISL les droits du Mondial 2002, pour la somme record de 5,2 milliards de francs, soit neuf fois plus que pour l'édition 98! C'est une manne de première grandeur qui tombe dans l'escarcelle de la confédération de Sepp Blatter, mais le prix à payer sera lourd, surtout pour les téléspectateurs. Les opérateurs ont fixé des tarifs prohibitifs que la plupart des télévisions nationales, notamment en France, refusent d'honorer. Il se pourrait alors que seules les chaînes payantes puissent espérer un retour sur investissement. Le décalage horaire défavorable accentue la tendance, et l'on pourrait voir la compétition reine vendue par paquets et débitée en tranches pour le spectateur.
La manne des droits de rediffusion qui inonde le football en France comme ailleurs ne tombe pas du ciel, mais bien des poches des télévisions qui payent très cher leur produit d'appel. Leurs intérêts prennent alors le pas sur tout autre considération, et elles imposent de nouvelles contraintes, tandis que de leur côté, les clubs riches voudraient profiter des hiérarchies médiatiques pour accaparer ces richesses...
Les trois milliards annuels ont déjà considérablement modifié le paysage télévisuel du championnat depuis quinze mois, et à ce rythme, d'autres dérèglements sont à craindre.