L'arbitrage vidéo, une justice de classe ?
Le besoin de "justice" fonde le recours à l'arbitrage assisté par la vidéo. Comme elle ne sera ni divine ni immanente, est-elle susceptible, en réduisant un peu plus les aléas, d'avantager les clubs les plus puissants?
Les controverses après l'utilisation de la vidéo pour assister les arbitres de France-Espagne ont confirmé qu'un irrépressible besoin de justice constituait la principale motivation de ce recours chez ses partisans: traduites en injustices, les erreurs des arbitres ne sont plus tolérables. On comprend qu'un ressenti aussi impérieux (construit depuis des années et très majoritairement partagé) ne nécessite pas d'argumentation plus développée et se soucie peu de conséquences qui ne peuvent qu'être secondaires – c'est-à-dire se soucie peu de ce qu'on sacrifie à cette justice.
À partir du moment où la mise en œuvre de l'arbitrage assisté par la vidéo (appelons-le AAV) est engagée, de manière probablement irréversible, la question se pose de savoir quelle "justice" appelle ce désir de justice. Abordons-la – en soulignant que l'on ne trouvera donc pas ici un argumentaire contre la vidéo, mais une réflexion sous cet angle particulier: pour les argumentaires, voir la sélection d'articles à la fin de celui-ci.
Avantage aux "meilleures équipes" ?
On a entendu que les deux interventions de l'arbitre vidéo lors de France-Espagne avaient non seulement corrigé des erreurs, mais aussi accordé une victoire méritée à l'Espagne, tandis que la validation de l'ouverture du score par Griezmann aurait ouvert la voie à une rapine à la Deschamps. L'hypothèse a été émise, ici et là, que la vidéo favoriserait des résultats plus "justes", au sens où ils récompenseraient mieux la qualité de jeu ou la supériorité d'une équipe.
Il faudrait déjà démontrer que réduire les erreurs arbitrales pénaliserait les équipes qui jouent mal ou qui refusent le jeu, misant sur un contre, un coup de chance ou un coup de vice et donc une décision erronée. Il est une variante de cette hypothèse à étudier, un peu plus consistante: comme les recours à la vidéo concerneront plus souvent les actions offensives de l'équipe qui domine (ou du moins se crée le plus d'occasions), les décisions balanceront-elles statistiquement en faveur de celle-ci? On peut penser, avec une certaine logique, que sur la durée, les "corrections" par l'arbitre vidéo tendront à conforter la supériorité sportive des meilleures équipes. Pour l'heure, ces interrogations ont un caractère très spéculatif, mais elles méritent d'être suivies – il faudrait mettre sur ce dossier quelques probabilistes.
… ou aux plus puissantes ?
Surtout, désigner les "meilleures équipes" (sur le plan du jeu, de l'effectif) revient aujourd'hui à désigner les clubs les plus puissants économiquement. Ce constat invite à sortir de la candeur consistant à seulement considérer la "qualité" des équipes.
Certains estimeront que les indulgences prêtées aux arbitres envers les "grosses" équipes feront partie du périmètre des erreurs corrigées et donc qu'elles seront moins nombreuses. Mais on peut aussi se demander ce qui pourra plus ou moins consciemment influencer l'arbitre vidéo au moment de trancher une situation particulièrement indécise, quand "l'intérêt général" résidera dans la victoire du plus gros club, du club du championnat le plus puissant, du club recevant ou encore du pays hôte. Ce penchant (rarement délibéré, donc loin du domaine de la corruption) était déjà reproché aux arbitres de champ, il le sera aussi à l'arbitre vidéo [1]. Il suffira en tout cas de quelques décisions considérées comme des traitements de faveur pour dissiper la thèse selon laquelle l'AAV contrebalancerait ce rapport de forces-là.
Une répression générale de l'aléa
Quoi qu'il en soit, la réduction de l'aléa arbitral s'inscrit dans le processus global de réduction de l'aléa sportif qui a marqué le football depuis une vingtaine d'années, au travers d'une accumulation de mécanismes par lesquels, d'une part on concentre les ressources économiques, d'autre part on renforce la corrélation entre la puissance économique et les résultats sportifs [2]. Ce qui reste de hasard, susceptible de contrarier les intérêts des mieux lotis, doit encore être combattu [3]. Or ne plus être à la merci d'une erreur arbitrale, c'est s'en remettre un peu plus à un rapport de forces sportif très avantageux pour les clubs puissants.
L'invocation obsessionnelle des "enjeux" qui, aujourd'hui, rendraient insupportables les erreurs masque qu'il s'agit avant tout d'enjeux économiques. Pour le fan de football, ces erreurs étaient douloureuses, mais elles faisaient partie du jeu au point d'alimenter directement ses mythologies et d'en faire une partie de l'intérêt. Pour l'investisseur, elles sont insupportables, totalement contraires à sa logique et à ses intérêts. Ses investissements imposent une obligation de résultats d'une nature sensiblement différente de la "simple" poursuite de la victoire – qui comprend aussi une recherche d'excellence, de dépassement de soi, de "valeurs" non réductibles aux titres.
La logique du résultat
Les impondérables étant de plus en plus réprimés, le football évolue vers une conception assez clinique dans laquelle les résultats des rencontres et des compétitions reflètent de plus en plus fidèlement la hiérarchie économico-sportive. L'incertitude, voire l'équité, ne sont rétablies que dans les confrontations entre forces égales, ce qui accorde aux cadors l'assurance de dominer les seconds couteaux et de se retrouver entre eux au sommet des championnats comme dans les derniers stades des compétitions à élimination [4].
Le football était un sport dans lequel on pouvait perdre injustement (pas seulement à cause de l'arbitre), et cela faisait intimement partie du jeu. Les télévisions et les médias spécialisés ont cultivé, depuis une quinzaine d'années, une obsession pour l'arbitrage qui a exacerbé l'intolérance générale envers les erreurs d'arbitrage, au nom de la "justice". L'arbitrage assisté par la vidéo, qui est l'aboutissement à la fois de ce processus et d'une convergence d'intérêts, annonce une justice dont il faut se demander ce qu'elle va mettre dans sa balance.
[1] Il faut remarquer au passage que l'AAV ne constitue pas une garantie contre la corruption : les situations "à 50-50" laisseront un arbitre vidéo corrompu faire son office en toute discrétion. Il convient aussi d'interroger, même si elles sont moins probables, les possibilités de manipulation (dans la sélection des images), voire de piratage (par exemple avec une GLT qui bugue déjà sans l'aide personne).
[2] Au travers notamment des modes de redistribution des revenus et des formats de compétition (lire "Comment la Ligue des champions a rétréci la coupe d’Europe").
[3] On se souvient de Karl-Heinz Rummenigge réclamant un système de têtes de série pour la phase à élimination directe de la Ligue des champions, afin d'éviter des confrontations trop précoces entre "gros" – comme celle qui venait d'opposer le Bayern à la Juventus.
[4] Ainsi de la Ligue des champions, qui rétablit l'incertitude dans ses derniers tours, au stade desquels se retrouvent les clubs de l'élite économique européenne (lire "L’UEFA privatise son carré VIP").
ARBITRAGE ET VIDÉO : UNE SÉLECTION D'ARTICLES
GÉNÉRALITÉS
Dossier arbitrage (1) la vidéo, un crime contre le football – janvier 2001
Une croyance absurde et destructrice – mai 2008
L’arbitrage vidéo, un si logique désastre – avril 2016
Vidéo-arbitrage : inéluctable et… inutile – juin 2016
Arbitrage vidéo, minute zéro – mars 2017
HORS-JEU ET RÉVÉLATEUR
Pour en finir avec le hors-jeu au centimètre – février 2007
Le révélateur au placard – août 2008
Révélateur et à travers – août 2011
Les impostures du révélateur – septembre 2012
La science confuse du révélateur – mars 2014
CAS DE FIGURE
Monsieur Thiriez, sifflez le premier – avril 2008
Un cas d'école – novembre 2009
La thiriezthorique™, c'est magique! – décembre 2009
La vidéo, évite – décembre 2009
Vidéo : le rugby dans l’engrenage – août 2013
Coupe du monde : le football sous l’empire des images – juin 2014