La "meilleure Coupe du monde de l'histoire" n'a pas été celle d'un monde meilleur
Le football est resté un sport merveilleux au Qatar, ce qui rend encore plus tragique la réussite de son instrumentalisation lors de ce Mondial.
La FIFA et le Qatar ont donc joué la carte de la provocation du début à la fin. Le président de la confédération avait donné le ton avec un discours inaugural consternant, dans lequel il revendiquait le droit pour un État de bafouer les droits humains, et déclarait les hostilités avec l'Europe.
Gianni Infantino, qui a enrichi sa collection de clichés l'affichant aux côtés d'autocrates notoires, dans le Gotha desquels il est ravi de figurer, sait parfaitement ce qu'il fait quand il s'autorise à clamer que ce fut "la plus belle Coupe du monde de l'histoire", malgré son insupportable coût humain.
Ce n'est pas que le bilan est positif pour le binôme organisateur, mais qu'il est totalement assumé, jeté à la face du monde.

Cette première Coupe du monde du monde arabe allait être une adaptation du "choc des civilisations" sur la scène du football, le théâtre d'une spectaculaire instrumentalisation politique et géopolitique du football... alors qu'il ne fallait surtout pas la politiser.
L'événement géopolitique majeur a été régional, avec la réconciliation des anciens ennemis du Golfe, mise en scène avec insistance devant les caméras. Le "monde arabe" a ensuite pris consistance derrière le parcours du Maroc.
Puis c'est l'Afrique entière que le Qatar a prétendu rallier - un comble quand on sait le rang des Africains dans la hiérarchie locale des travailleurs immigrés. L'entreprise confusionniste a prospéré à l'échelle mondiale.
Idiots utiles et auxiliaires cyniques
Le filtrage très sélectif des symboles politiques aura été parlant : les arcs-en-ciel et les messages en faveur des insurgés iraniens sont restés bloqués aux guichets, où l'on a massivement laissé passer les drapeaux palestiniens. Sans parler de la tolérance - pas tout à fait nouvelle - envers les expressions religieuses sur le terrain, théoriquement interdites.
Il est utile que notre eurocentrisme subisse une sévère correction, ne serait-ce que de sa myopie. Cela n'en rend pas les autocraties plus fréquentables, cela n'en rend pas le combat pour les droits humains moins légitime, au nom d'un relativisme imbécile.
On a aussi pu constater qu'au sein même des démocraties libérales, les discours justifiant les atteintes aux droits humains ont été nombreux, invoquant le "folklore" ou les "traditions" à respecter.
Au fond, que défendent leurs auteurs en fustigeant les "donneurs de leçons", sinon la corruption, l'exploitation des êtres humains, l'homophobie institutionnelle, les discriminations de genre, les dictatures, les désastres écologiques, le dévoiement de la "grande fête du football" ?
Les idiots utiles, rémunérés ou bénévoles, les auxiliaires cyniques, les touristes écervelés et certains journalistes complaisants ont trouvé dans le bon déroulement (pourtant contestable) de la compétition un motif pour discréditer les mobilisations et les critiques.
Comme si elles avaient porté sur cet aspect, comme si eux-mêmes, depuis leur bulle à Doha, pouvaient se faire une idée de la réalité de l'émirat et de violations des droits qui ont continué durant le tournoi.
Cautionner et banaliser l'inacceptable, telle a été l'entreprise menée avec succès au cours de cette compétition. Ce discours a, de manière encore plus désolante, été porté par le président de la FFF et celui de la République.
Alors que les libertés fondamentales s'amenuisent dans nos pays et dans une troublante indifférence, on peut s'alarmer de la minceur de la digue.
Bras de fer et bras d'honneur
Le piège du "boycott", terme ô combien impropre pour décrire la démission d'une partie des passionnés, qui devrait alarmer les pouvoirs sportifs, s'est refermé, permettant aux tartuffes de lire dans les audiences une disqualification des mobiles de cette désaffection et d'ajouter à la honte.
Le Qatar a peut-être perdu la bataille de l'image auprès d'une partie du monde, mais il a remporté le bras de fer avec celle-ci et multiplié les bras d'honneur, bien soutenu par une FIFA aussi servile que les influenceurs et les vieilles gloires stipendiés pour assurer le SAV.
Les messages, exprimant une absence totale de vergogne, ont été efficacement passés, à l'image de la climatisation des stades, qui ne devait pas être utilisée, mais qui a tourné à plein régime. Les capitaines de toutes les équipes, interdits de brassard "One Love", ont en revanche été sommés de porter un brassard... "Save the Planet".
L'émirat a renié nombre de ses engagements et a continué à travestir la réalité, le mensonge de la neutralité carbone de la compétition préludant à bien d'autres libertés prises avec les chiffres - ceux du nombre de morts sur les chantiers, des spectateurs du tournoi, de la capacité des stades ou de leur remplissage.
Plus précise, la FIFA a annoncé un record de 7 milliards de dollars de revenus sur le cycle de quatre ans incluant cette Coupe du monde pour CSP+ et VIP, anticipant 11 milliards pour le cycle suivant, tout en s'arc-boutant avec le pays hôte sur son refus de créer un fonds d'indemnisation pour les travailleurs migrants.
Le tournoi se terminait quand a éclaté le scandale de corruption au Parlement européen, qui n'a suscité, de la part du Qatar, que des menaces de représailles, campé sur sa position de force dans la crise énergétique et sa nouvelle légitimité à l'issue de son momentum.
Ces menaces font écho à celle émises contre la Ville de Paris à propos de la vente du Parc des Princes. Russie ou Qatar, on ne pactise pas avec de tels régimes sans y perdre plus que son âme. Il faudra se souvenir de la complicité de la France dans l'opération.
La défaite du football
Boire cette coupe jusqu'à la lie, cela n'a pas été voir l'équipe de France défaite aux tirs au but, mais assister, comme en 2018, au cabotinage d'Emmanuel Macron jusque sur la pelouse, démontrant sa capacité à parasiter, dans son indécence, autant les peines que les joies.
Derniers instants de gêne, dernières saynètes tragicomiques au terme d'une longue farce. Même l'ultime moment de la compétition a été braqué quand Lionel Messi a dû brandir le trophée avec un bisht par-dessus son maillot, comme pour mieux signifier qui avait vraiment gagné.
Cette "Coupe des mondes" n'a pas été celle d'un monde meilleur. Elle a montré à quel point le football est l'otage d'intérêts qui lui sont étrangers, un outil mis à la solde d'États indignes et de la puissance de la FIFA - qui s'est approprié notre passion et continue de la dévorer.
Gianni Infantino entend continuer sur cette lancée. Il n'a cure des quelques pays qui se sont manifestés, il s'adresse à la majorité de ses autres électeurs, qui approuvent la Coupe du monde à 48 équipes et la création de nouvelles compétitions, et qui le reconduiront à son poste, seul candidat à sa succession en mars prochain.
Ces quatre semaines ont ouvert de belles perspectives à l'Arabie saoudite, nouvel entrant dans le jeu du soft power sportif, ou à la Chine, deux puissances dont les candidatures à de prochaines éditions ressortent confortées, tandis que le Qatar peut préparer la sienne pour les JO 2036.
La "magie" du football a pourtant continué d'opérer, tout le drame est là. L'excitation, les mille histoires que suscite la compétition ont largement balayé le reste, comme prévu.
Le cynisme, l'indifférence et les compromis l'ont emporté, en réalité, et ont emporté avec eux un peu plus de notre amour pour ce sport. En se privant de football, les abstentionnistes se sont infligés un manque cruel, mais ils se sont aussi épargné un autre spectacle, affligeant celui-là.
Les espoirs que cette édition serve de prise de conscience, qu'elle soit "celle de trop", apparaissent plus ténus aujourd'hui. La prochaine Coupe du monde marquera une étape supplémentaire dans le gigantisme, et elle ne sera pas moins instrumentalisée.
Comment serions-nous capables de défendre le football, ce bien commun, mieux que nous n'avons défendu les droits humains et l'environnement ?