Infantino, l'art de l'obscène
Pour lancer "la plus belle Coupe du monde de l'histoire", le président de la FIFA Gianni Infantino n'a craint ni l'indécence, ni la malhonnêteté.
"Je défends le football et l'injustice." Bien sûr, c'est un lapsus dont Gianni Infantino a été l'auteur lors de sa conférence inaugurale à Doha, samedi matin. Mais la seconde partie de cette affirmation a le mérite d'être plus juste que la première, et pas beaucoup plus indigne que ses autres propos.
On attendait, avec ce prélancement officiel de la Coupe du monde la plus controversée de l'histoire, un discours plutôt consensuel de la part du président de la FIFA, la volonté d'apaiser une atmosphère délétère. Il a choisi la radicalisation, et son camp.

La veille, le Qatar avait pourtant humilié la FIFA en décidant, unilatéralement et au mépris de ses engagements précédents, de restreindre un peu plus la vente d'alcool dans le périmètre des stades. Un point dérisoire, mais qui exprime le degré de soumission auquel s'est placée la confédération à l'égard du pays hôte.
Le ridicule et l'indécence
Gianni Infantino en a pris son parti, en même temps que celui d'une fuite en avant. Dans une lourde anaphore, il s'est déclaré arabe, africain, gay, handicapé, travailleur migrant. Plus tard, il a regretté avoir oublié "femme".
Il n'est évidemment rien de tout cela, sauf à considérer que son installation dans le luxe extrême d'une résidence de Doha, avec sa famille en octobre 2021, lui fait connaître le sort des Népalais, Bangladais, Kenyans ou Indiens importés par l'émirat pour construire les infrastructures de la Coupe du monde dans les conditions que l'on sait.
Les tréfonds du ridicule et de l'indécence sont atteints lorsque le Suisse assure savoir ce qu'est être discriminé puisqu'il a lui-même été harcelé parce qu'il était roux. Cette année, à propos des travailleurs migrants, il avait déjà fait l'éloge de la dignité que donne le travail, même dans des conditions difficiles. Lui n'est pas payé en dignité.
Il n'avait pas craint non plus, en janvier dernier, de défendre son projet de Coupe du monde tous les deux ans dans le but de "donner l'espoir aux Africains qu'ils n'auront pas à traverser la Méditerranée pour peut-être avoir une vie meilleure [en Europe] ou, plus probablement, la mort en mer."
La malhonnêteté intellectuelle culmine dans le discours consistant à voir du racisme dans les critiques contre le Qatar, un pays dont la prospérité dépend largement d'un système d'apartheid social et d'exploitation de sous-citoyens auxquels cette nation parmi les plus riches du monde s'enorgueillit d'accorder un salaire minimum de 280 dollars tout en les laissant vivre et travailler dans des conditions misérables.
On peut - on doit -considérer l'hypocrisie et le "deux poids, deux mesures" des démocraties libérales, qui oublient fréquemment de balayer devant leur porte et dont l'universalisme a souvent servi de faux nez à l'impérialisme et au colonialisme. Encore faut-il rappeler que ceux - ONG ou individus - qui s'élèvent contre les atteintes aux droits fondamentaux le font aussi dans les pays occidentaux.
Offensive réactionnaire
Surtout, aucune turpitude ici n'excuse de turpitudes là, et une décence minimale imposerait de conserver quelque sens de la mesure, sans se livrer à un relativisme qui consiste en réalité à tout mettre à équivalence et à tout justifier, ni au whataboutism - un procédé soviétique - qui imprègne la propagande qatarie.
En essayant de renvoyer l'Europe à son histoire coloniale, à son traitement des migrants, Infantino et ses pairs ne font rien d'autre "qu'instrumentaliser une culpabilité pour échapper à leurs responsabilités", résume le journaliste Philippe Auclair.
Ce n'est pas un discours d'émancipation, mais une resucée de la "guerre des civilisations" et de la rhétorique des dictatures qui asservissent leurs peuples. Infantino n'a-t-il pas douté, en répondant aux questions de la presse, que les mollahs iraniens soient "tous des monstres" ?
Le camp dont il se réclame est moins celui des pays du Sud (dont seuls des esprits tordus pourraient faire du Qatar le digne porte-parole) que de la base électorale qui lui assurera, malgré l'opposition croissante des fédérations européennes, une réélection dans un fauteuil.
Dans cette offensive profondément réactionnaire, qui vise à légitimer les régimes avec lesquels les grandes organisations sportives ont choisi de se compromettre, et qui consiste à considérer l'homophobie institutionnelle ou le mépris des droits humains comme des "traditions" à respecter, il y a une hypocrisie bien pire de la part de ces organisations qui invoquent constamment des "valeurs" du sport tout en les piétinant.
Mais il ne faudrait pas politiser le football : cela le salirait, selon la ligne présidentielle - celle des présidents Infantino, Le Graët et Macron -, même s'il ne s'agit, justement, que de montrer la fange dans laquelle on a laissé ce sport sombrer.
"Il est triste de ne plus pouvoir parler de football", a déploré Gianni Infantino. Tombons d'accord avec lui : cette Coupe du monde rend précisément très difficile de n'avoir le cœur qu'au football. Elle marque l'état de pourrissement avancé de celui-ci, sous la férule de son gouvernement mondial, dont la corruption et la cupidité ont conduit à ce naufrage moral.