L'échec des Bleus en Asie a permis de vérifier la redistribution des pouvoirs au sein du foot français, l'élection très politique du successeur de Lemerre ayant donné l'occasion à la sphère privée de mettre la DTN sur la touche et d'affirmer son emprise...
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Il n'existe pas d'échelle pour mesurer l'ampleur d'un "séisme" comme celui de l'élimination prématurée des Bleus en Corée, mais ses effets sur le monde du foot français auront été nombreux au cours de cet été de deuil. Si la curée journalistique a été plutôt convenue et retenue, avec pour point d'orgue le livre de Maitrot et Nedjari, nécrologie lucrative qui exploite un capital de médisances impatiemment accumulé, nombreux sont ceux qui saisirent l'opportunité de la déroute pour manifester un nouvel équilibre des pouvoirs en présence, à la faveur du procès et de la succession de Lemerre. Ils ne rêvaient certainement pas, en mai, de conditions aussi favorables à leurs desseins.
La désignation d'un sélectionneur a toujours été chose éminemment politique, et les critères objectifs d'évaluation des candidats pèsent généralement peu. Cependant, malgré (ou en raison) de la catastrophe de l'automne 93 dont fut considéré comme responsable un de ses membres (Gérard Houllier), le cycle 94-2002 a été géré avec une tranquillité constante, qui a permis à la Direction technique nationale d'asseoir progressivement une incontestable autorité. Jacquet n'eût à vaincre que la seule candidature symbolique de Jean-Michel Larqué en 94, et sa propre succession échut naturellement à son adjoint Roger Lemerre. A chaque échéance, la rituelle candidature-fantôme de Guy Roux et les indisponibilités des grands mercenaires (Tigana, Wenger) facilitèrent la continuité. Durant cette période, le poids de la Direction technique s'est donc raffermi, légitimé par un cycle de victoires sans précédent qui lui conférait une immunité quasi-totale, propre à entretenir les rancœurs du milieu. L'échec de juin, spectaculaire, a servi de motif pour briser la règle implicite d'un recrutement interne au sérail et plus généralement fragiliser la position de l'instance. Le refus de Lemerre de se résigner spontanément au départ a en outre fait du mal à l'instance qui se retrouvait encore plus sous le feu des critiques.
La DTN n'est certes pas exempte de défauts, mais elle représente — avec la formation "à la française" en général — le plus significatif des atouts du foot national, sur lequel les clubs s'appuient aujourd'hui financièrement et sportivement. Faut-il rappeler à quel point les succès de 98 et 2000 lui sont imputables, quelles extraordinaires générations de joueurs elle a fait éclore? Mais voilà, cette place prise par ce qui s'apparente à une institution étatique, voire à un service public indépendant des pouvoirs financiers, avait de quoi irriter ceux qui espèrent étendre leur mainmise sur l'ensemble de la discipline. Les actionnaires des clubs veulent s'imposer comme les propriétaires de plein droit de la discipline et le seul héritage de la DTN que ces notaires veulent bien considérer est celui du 12 juin 2002, dont ils veulent se faire les exécuteurs testamentaires.
Franc-tireur qui ne sert que ses intérêts (et ils sont nombreux), Guy Roux ne s'est pas privé d'allumer la mèche. Piètre défenseur de ses pairs éducateurs, formateurs et entraîneurs lorsqu'il était le président autocrate de leur syndicat (UNECATEF), l'Auxerrois ne supportait plus une instance dont l'influence était déterminante, contrariant sa liberté d'action sur la marché de la viande de footballeur. Mais il ne fut pas, loin de là, le seul à vouloir tailler des croupières à ces insupportables apparatchiks qui avaient le culot de défendre l'intérêt supérieur du football français, et non celui particulier de ses investisseurs.
La désignation du successeur de Lemerre se résuma donc à une alternative DTN ou pas DTN. Les candidatures de Girard et Troussier étant surtout là pour garnir la corbeille, il fallait choisir entre Raymond Domenech, parfait épouvantail pour nos petits patrons, et Jacques Santini, postulant de compromis qui avait les faveurs aussi bien de Platini que du lobby économique, tout en étant capable de travailler avec les cadres nationaux. Non pas que l'ex-technicien lyonnais soit aux ordres de son ancien patron ou constitue le cheval de Troie des ultra-libéraux. On voit mal en effet comment il pourrait faire avancer leurs intérêts depuis son poste de sélectionneur. Mais la mise en scène très appuyée de l'élection avec moultes consultations quasi-publiques a montré que l'enjeu en était surtout l'affirmation de la nouvelle donne. La Ligue s'est ainsi montrée omniprésente (
"la Ligue a souhaité s'impliquer davantage dans le fonctionnement et la gestion de l'équipe de France" déclarait Frédéric Thiriez dans Le Monde du 19 juillet), Simonet étant désireux de lui montrer patte blanche. On vit ainsi se multiplier les commentaires et appréciations de l'inévitable Aulas, insistant sur la légitimité du foot pro, fournisseur de joueurs et de techniciens, à participer à la désignation. Dès lors, peu importait le débat sur les qualités des deux candidats, il fallait que ce soit Santini, l'essentiel étant que le message véhiculé par cette nomination soit clair pour tout le monde.
Abstraction faite de ces éléments, la sélection tricolore devra donc se reconstruire autour de Jacques Santini (et de la DTN bien sûr), afin de poursuivre l'objectif de l'Euro 2004. Elle devra y parvenir dans un environnement totalement transformé qui satisfait de nombreux acteurs concernés, mais qui implique probablement un affaiblissement de l'institution équipe de France, désormais sous tutelle.