Dernière lettre à Zico
Tele Santana vient de mourir. Imaginons ce qu'il aurait pu écrire, en cette veille de Coupe du monde, à son fils spirituel des éditions 1982 et 1986, aujourd’hui sélectionneur de l’équipe du Japon…
Auteur : Guillaume S., sociologue subjectif
le 10 Mai 2006
La rubrique "George Guest" accueille de nouveau l'excellent site subfoot.com , qui nous fait l'honneur de partager cet hommage à Tele Santana, mythique sélectionneur brésilien récemment disparu...

Celui dont la mère a inspiré, sans le savoir, le nom d’un des plus grands guitaristes de l’histoire de la musique et donné un nom aux tubes cathodiques qui nous permettent de regarder du football au quotidien vient de passer l’arme à gauche, à 75 ans.
Son analyse nous aurait pourtant été bien utile à l’orée de la prochaine Coupe du monde. Le bougre a non seulement entraîné la plus belle équipe du Brésil des trente dernières années (1982) – comme le prétend la mémoire collective –, mais il est aussi devenu champion du monde (1992, 1995) des clubs par l’intermédiaire du FC Sao Paolo, ce qui lui assure une expertise hors du commun et une poésie que Gilberto Gil pourrait mettre sur papier.
Dernière lettre à Zico
Je ressasse encore en moi depuis plus vingt-quatre ans ce match contre l’Italie de Bearzot que nous ne devions jamais perdre et que nous avons perdu par suffisance, par un mépris de l’adversaire nourri par des médias toujours prompts à citer l’équipe du Brésil comme la grandissime favorite à chaque tournoi mondial.
Ne te méprends pas, je sais que nous sommes, objectivement, les favoris et ce depuis la nuit des temps, depuis que le football existe d’un point de vue universel. Nous avons les meilleurs joueurs sur le terrain, nous avons les plus forts sur le banc et je ne pense pas qu’un seul de nos joueurs de champ titulaires d’aujourd’hui et d’hier n’aie pu, si cela avait été possible, jouer dans n’importe quelle autre équipe d’une quelconque Coupe du monde.
Le savoir des vaincus
Mais l’étiquette de favori n’est pas facile à porter. Demande aux Français ce qu’ils en pensent. Demande à nos cousins argentins. Je sais que tu n’as besoin de demander à personne car tu sais mieux que moi ce que perdre une Coupe du monde veut dire. Tu étais là en 1982. Tu étais là en 1986. Tu étais encore là aux côtés de Zagallo en 1998. Tu as perdu plus de Coupes du monde que quiconque parmi nous. N’y vois aucune attaque personnelle. Au contraire, je te respecte pour cela car tu as pris le risque un jour de descendre de ton piédestal de joueur pour prendre la responsabilité de mener un groupe. Ceci peut paraître insignifiant pour les êtres qui n’ont jamais eu de responsabilité collective. Je sais, moi, à quel point cela ronge, cela use de prendre ce risque, et à quel point il est facile pour les anciens joueurs qui ne sont plus dans le circuit et pour les journalistes de descendre en flammes les choix d’un entraîneur, les options tactiques d’un technicien.
Notre destin est exemplaire Zico. Nous devons gagner, ce qui est déjà une épreuve en soi et en plus nous devons jouer et jouer bien. Aujourd’hui ce sont les sponsors qui nous infligent cette obligation avec leur «joga bonito» de cirque. Mais hier, c’étaient les esthètes du football qui nourrissaient et qui nourrissent encore l’idée selon laquelle le Brésil doit produire plus que les autres pour être respecté.
Souviens-toi de 1978, souviens-toi de 1990. Le monde nous a reproché de renier notre football, comme si nous ne pouvions nous aussi tenter de nouvelles approches tactiques du football moderne, physique, efficace après les échecs de 1974 et de 1986.
Souviens-toi d’USA 1994. Nous avions gagné – mais à quel prix pendant tout le tournoi… Notre jeu n’avait cessé d’être critiqué, détruit, raillé par les journalistes du monde entier. Aujourd’hui personne ne s’en rappelle. Mais moi, Tele Santana, je te le redis. Nous étions des bons à rien jusqu’à ce que la victoire et le temps effacent toutes les blessures du jeu.

Heureusement, nous avons actuellement les talents qui peuvent répondre à cette demande. La question de savoir s’ils y répondront est autrement plus délicate. Et cette question-là, personne, ni supporteur, ni sponsor, ni média ne se la pose car nous devons gagner et plaire.
T’es-tu déjà demandé pourquoi les Allemands et les Anglais ne connaissent pas cette exigence? Pourquoi, ils ne doivent "que" gagner? Pour ma part, je me la suis souvent posée. Est-ce du au souci des européens d’être efficace dans tout avant d’être beau? Est-ce du à notre passé profond, à notre histoire sur la longue durée qui nous amène vers le plaisir, vers le partage, vers le collectif dans la danse, la musique, le sport avant de rechercher une reconnaissance de médailles.
Je n’ai pas trouvé la réponse, mais je sais que de Sao Paolo à Rio en passant par Manaus, il n’y a pas que la victoire qui est belle.
Mon cher Zico. Tu es entrain de te dire que ton vieux père Tele perd les pédales, que si le Brésil a une image aussi légitime dans le monde entier, c’est aussi grâce à la marque déposée de notre football, que partout dans le monde nous faisons rêver non seulement les enfants comme beaucoup d’autres mais aussi les autres, que le moindre contrôle de brésilien n’aura jamais la même résonance que celui d’un grec ou d’un suédois, que ce soit juste ou injuste peu importe.
C’est vrai, tu as raison. Et c’est souvent parfaitement injustifié tant les grands joueurs d’aujourd’hui transcendent l’idée de nation, le concept de frontière. Je m’en étais, par ailleurs ému auprès d’Aimé Jacquet avant la coupe du monde 1998 et j’avais ressenti en lui, ce même sentiment de l’exigence du jeu que les générations de Kopa ou de Platini leur ont léguée. La France ressent pourtant peut-être à un degré moindre cette pression tant le football ne fait pas partie comme chez nous de l’art de vivre et se mélange intimement à d’autres formes de créations. Le passement de jambe de Denilson ne vient-il pas naturellement du geste d’un danseur de samba ?
Imbattables
Ainsi, je sens monter la pression sur les épaules de nos compatriotes aujourd’hui. Ils sont les favoris logiques de cette Coupe du monde allemande et en sont les détenteurs en termes de beau jeu. En eux, je me revois en mai 1982, quand personne ne pouvait objectivement nous battre. Falcao, Cerezo, Junior, Socrates, Eder, toi-même…Mais qu’est-ce qui nous manquait, fils? Qu’est-ce qui nous manquait?
Rien, je le sais. Et aujourd’hui à six semaines du début du Mondial, je ressens la même force morale. Robinho, Gaucho, Adriano, Ronaldo, Kàkà. Rien ne peut nous arriver en attaque. La défense est également imbattable. Qui mieux que Cris, Cicinho, Cafù, Roberto Carlos et tous les autres. Notre gardien se reprend en cette fin de saison. Rien ne peut nous arriver et pourtant…
J’ai peur, Zico, j’ai peur que cette invincibilité qu’on nous promet soit mise à mal, que nous ne répondions pas aux désirs les plus charnels des supporteurs de notre pays et du monde entier. J’ai peur que nous décevions et cela, je ne peux le supporter une fois de plus, une fois de trop, car je voudrais mourir sur une victoire en Coupe du monde.
Celle que nous ont offerte nos enfants en 2002, la cinquième sera, je crois pour moi, la dernière, la plus belle, celle qui m’a fait oublier un instant, un court instant, les brisures insurmontables de l’Espagne 1982 et de Mexico 1986. Car je suis certain que nous avions la meilleure équipe de football de tous les temps, celle qui aurait pu battre l’Angleterre de 1966, l’Argentine de 1978 et 1986, la France de 1998 et même le Brésil 1970.
Si le Brésil perd demain, une seule équipe pourrait me consoler de cette défaite Zico. Cette équipe, c’est la tienne, car je sais que si elle gagne, tu auras également le souci de lui faire jouer un football qui amène le Japon sur les traces de notre Brésil, celles de la double exigence : le beau jeu et la victoire et non pas l’inverse.
>> retrouvez ce texte et tous les autres auteurs de Subfoot…