Derby de Champagne, un peuple en ébullition
Samedi, c'est le derby. Alors on est allé à la rencontre de supporters des deux camps: du Reims nostalgique de sa gloire passée, et de l'ESTAC tellement habituée à faire l'ascenseur qu'on dirait un clip de Calogero. Et il y avait de la tension.
21 août 2009, 4e journée de National. Soirée cauchemardesque pour les supporters troyens qui, non contents d'avoir vu les leurs s'incliner 1-0 au stade Auguste Delaune, vont se faire poursuivre et agresser par des ultras rémois à leur retour... dans l'Aube. Bilan: quatre blessés et dix-huit interpellations. On le sait, le derby marnaubois est l'un des plus chauds d'Europe avec ceux de Glasgow, Istanbul ou Rome. Si on y ajoute un contexte sportif tendu, avec deux clubs (presque) au coude à coude au classement – après tout, mercredi après-midi, seules quelques places les séparaient –, les retrouvailles entre les Rouge et Blanc et l'ESTAC, ce 5 décembre à Reims, devraient une fois encore être le théâtre d'un combat impitoyable. On était donc obligé, il y a deux semaines, d'aller prendre la température avant le grand événement sportif de cette fin d'année: le 17e derby dans l'élite entre ces deux géants.
Champagne sèche
Malgré l'impatience d'en découdre dans ce derby de la Champagne, l'heure n'est pas pour autant aux festivités. Avant la victoire rémoise à Guingamp, les deux clubs phares de la région avaient récolté à eux deux le gigantesque total de... deux points au cours des huit dernières journées de Ligue 1, un bilan plutôt maigre au regard, par exemple, des vingt-deux glanés par celui d'Île-de-France sur la même période. En cause, des carences dans tous les secteurs de jeu, notamment en attaque, chez deux équipes qui donnent l'impression de continuer à se chercher. Un peu embêtant alors qu'on va bientôt arriver à mi-saison. À l'époque, du côté du Stade de Reims, l’entraîneur Olivier Guégan a fait des choix qui en disent long sur les errances du moment en titularisant un attaquant de pointe différent lors de quatre journées consécutives, sans obtenir plus de certitudes. Forcément, à Delaune, on a déjà fait une croix sur l'Europe... On se console avec les exploits d'Hubert Fournier à la télé, l'ancien de la maison aujourd'hui à Lyon, pour rêver un peu.
Pendant ce temps-là, à Troyes, c'est encore plus triste puisque des groupes de supporters lancent des paris pour savoir si l'un de leurs protégés marquera au moins trois buts d'ici la fin de la saison (la grosse cote étant Corentin Jean, le seul à totaliser aujourd'hui deux réalisations). Toutefois, si on ne considère que l'objectif officieux des deux clubs, atteindre symboliquement le numéro de son département, la tâche semble plus aisée pour des Aubois déjà à mi-parcours. En plus, ils ont déjà dépassé (Jessy) Pi, ce qui est déjà un accomplissement en soi.
Une forte diaspora troyenne
Dans ce climat morose partagé, nous avions donné rendez-vous dans un lieu neutre – la brasserie L'Ardennais de l'avenue Jean Jaurès à Reims – à deux fervents supporters des clubs rivaux. Roger, quatre-vingt-quatre ans, a bien connu l'âge d'or des Raymond Kopa et Just Fontaine. D'ailleurs, tel ses impérissables héros de jeunesse, il a l'air toujours fringant si on en juge sa façon énergique de héler le serveur pour qu'on lui tire une bière à la rémoise: "En deux temps, pas de faux-col s'il vous plaît!". Paul, vingt-sept ans, rallié aux travées du Stade de l'Aube depuis le berceau, a pourtant quitté la capitale des vitraux il y a plusieurs années, "pour obtenir un diplôme supérieur au bac", mais affirme que son cœur y est toujours. Le coeur et la tête même, car l'effort capillaire – une calvitie précoce pour mieux ressembler aux gloires du cru Sladjan Djukic et Benjamin Nivet – est notable.
Comme Paul, ils sont aujourd'hui des centaines de milliers à avoir quitté Troyes pour la cité des Sacres, et constituer ainsi l'une des diasporas les plus importantes de France: "Je ne saurais pas trop expliquer ce flux migratoire en fait, le climat et le taux de chômage sont sensiblement les mêmes ici", juge le cadet. Une fois la grande assiette de charcuterie commandée, les réflexions d'usage commencent à fuser: "Au fait, Furlan, il compte prendre quand des actions chez OTIS?", "Otis Redding? Le mec qui n'avait pas encore sorti d'album quand Reims a joué son dernier match de coupe d'Europe?" Je m'interpose aussitôt, avant que la conversation ne dégénère, et demande plutôt à mes convives de me conter leurs souvenirs de football les plus marquants.
Entre rivalité et complicité
Évidemment, la grande différence d'âge s'en ressent dans les réponses. Roger me parle de l'épopée de 1958 puis du titre de dauphin en 1963, acquis au nez et à la barbe de Sedan. Paul évoque quant à lui avec des trémolos dans la voix la coupe Intertoto 2001, puis, s'attarde sur la montée de 2005 décrochée en toute fin de championnat et au terme des arrêts de jeu, face à Sedan.
À mon grand étonnement, ils se mettent ensuite d'accord sur l'immense qualité du championnat de France. Pourtant, les verres sont encore loin d'être vides... "On dit souvent que jouer le maintien manque d'ambition, mais avez-vous vu le niveau incroyable cette année en Ligue 1?" Et l'autre de renchérir: "C'est beaucoup moins honteux pour un petit club comme le nôtre d'être relégué en fin de saison après s'être battu avec ses armes que, au hasard, finir dans le ventre mou de National." Au moment de demander l'addition, je remarque que Paul et Roger, pris dans le rythme de leurs folles confidences, n'avaient guère eu d'appétit. L'un n'avait touché qu'à la coppa et laissé choir – par inadvertance – l'andouillette sur le carrelage, tandis que l'autre avait écrasé dans un coin de l'assiette tous les bouts de cornichons. C'est probablement ça, le premier effet derby.
Article à retrouver dans le journal local La Pommade rémoise.