Conspiration pour l'inégalité
L'OM, l'OL ou le PSG méritent-ils de toucher statutairement plus d'argent que les autres clubs? Comment établit-on la "grandeur" d'un club? Où mène l'élitisme radical que veulent imposer certains présidents de club au travers de la répartition des droits télé?
Auteur : Jamel Attal
le 24 Sept 2002
Le système de répartition des droits de télévision entre les clubs de l'élite est le principal cheval de bataille de la "ligue" Aulas-Martel-Campora-Perpère-Bouchet. Il avait même été à l'origine de l'éviction de Noël Le Graët à la tête de la LNF, partisan du maintien d'un principe de solidarité (voir, La guerre du gâteau, octobre 1999, Le Club Europe à l'assaut de la Ligue, mars 2000, Le foot français au bord de la rupture, juillet 2000). Pour cause d'indigence politique sous le mandat de Bourgoin, ce dossier n'a quasiment pas avancé, mais il est de nouveau brandi par notre cartel national qui en fait sa priorité absolue. On vient ainsi d'assister à une offensive visiblement coordonnée de la part des dirigeants, Christophe Bouchet, Laurent Perpère et Jean-Michel Aulas s'exprimant à ce sujet dans les colonnes respectives du Monde, de L'Equipe et du Progrès entre le 19 et le 20 septembre. On connaît la teneur de leurs arguments. Il s'agit pour les clubs les plus exposés médiatiquement (qui génèrent les meilleures audiences dans les stades et devant les écrans) de récupérer une part plus importante de la manne audiovisuelle, actuellement redistribuée en partie solidairement (une part égale pour tous les clubs) et en partie selon le rang au classement final du championnat (au mérite sportif donc). S'ajoutent d'autres mécanismes de compensation, comme un soutien financier spécifique pour les clubs relégués, afin de leur permettre d'absorber le choc économique engendré par la descente et de leur éviter la chute libre. Si l'on fait abstraction de toute logique autre qu'économique, cette aspiration des gros clubs semble se justifier. Mais il convient de l'examiner précisément afin d'en mettre en évidence les conséquences très graves sur les équilibres du football français et sur les principes fondamentaux de la compétition sportive. Pauvre élite En premier lieu, il apparaît particulièrement ironique que nos cadors présumés, et particulièrement l'OM et le PSG, réclament par voie de décret un statut qu'ils ont été incapables d'assumer sur le terrain. On entend souvent dire qu'avant l'ère Bosman, les clubs français pouvaient rivaliser financièrement. L'argument est connu que l'équipe du PSG 94 coûterait aujourd'hui un prix exorbitant que ne pourrait plus assumer un club français. Pourtant, combien valaient Ginola, Lama, Le Guen, Valdo ou Guérin quand ils sont arrivés à Paris? Papin, Pelé et Waddle étaient-ils des stars en arrivant à Marseille? Ce qui a changé, c'est que ces clubs n'ont plus été capables de faire des stars, alors qu'ils disposaient encore de moyens considérablement supérieurs à leurs concurrents (l'indigence de leur politique de formation est assez éclairante à cet égard). Accumulant les mauvais choix sportifs, s'empêtrant dans les affaires ou les échecs cinglants, gâchant allègrement leur potentiel, ils ont été incapables de tenir le rang qu'ils veulent aujourd'hui s'assigner par décret. Noël Le Graët avait assez justement évoqué en 2000 son refus d'accorder aux mauvais gestionnaires une prime à la bêtise… Mais laissons cela de côté, et faisons semblant de représenter nos grands clubs à l'image de l'Olympique lyonnais, modèle de gestion sportive et financière intelligente (cela dit sans ironie). L'axe principal du raisonnement des grands clubs est que le système actuel serait injuste à leur égard. Laurent Perpère considère ainsi qu'un "club comme Paris ne trouve pas son compte dans le championnat de France" (L'Equipe, 20/09). Christophe Bouchet lui répond en écho: "Nous avons vraiment le sentiment d'être le dindon de la farce. Raisonnons par l'absurde: combien vaudrait le championnat de France si l'OM et le PSG devaient quitter la Ligue 1 pour les cinq prochaines années?" (Le Monde, 20/09). On pourrait vraiment raisonner — et pas par l'absurde — en inversant les propositions de nos présidents. Le championnat de France a-t-il trouvé son compte dans des clubs comme le PSG et l'OM ces dernières années? Que vaudraient l'OM et le PSG sans les clubs qui leur fournissent les joueurs qu'ils ne sont pas capables de former et sans lesquels le championnat national ne ressemblerait à rien? Peut-il exister des compétitions sportives dans lesquelles on supprimerait les adversaires? Comme d'habitude, la palme revient à JMA : "Pour moi c’est clair, le montant fixe donné à tous les clubs est trop élevé. C’est un encouragement pour les clubs à budgets faibles qui ne cherchent pas à faire d’efforts en matière de recrutement". On comprend entre les lignes que la hiérarchie entre les clubs doit être uniquement déterminée par leur capacité à investir sur le marché des transferts, faisant fi de l'effort de formation ou simplement de l'intelligence des politiques sportives… Lutte des classes Et il faut en effet bien réaliser ce à quoi conduisent ces politiques. Nos dirigeants préférés ne s'en cachent d'ailleurs absolument plus, au travers d'une rhétorique qui s'affiche ouvertement comme "élitiste". "Il faut qu'une réflexion soit menée pour que l'on favorise l'émergence de trois ou quatre grands clubs" affirme Christophe Bouchet. L'objectif est bien de créer délibérément un football à deux vitesses dans lequel la répartition des richesses (ne parlons plus de redistribution) garantira à cette élite autoproclamée une domination sans partage. Il s'agit d'établir des mécanismes artificiels qui feront aller l'argent à l'argent, qui renforceront les plus forts. La logique sportive devrait pourtant à elle seule assurer cette supériorité: dotés de moyens déjà beaucoup plus importants (via la billetterie, le sponsoring et le marketing), les clubs riches devraient la redoubler par leurs résultats sportifs. Mais comme cette logique ne suffit manifestement pas, on lui substituera un principe inégalitaire qui cassera la concurrence déloyale des petits et assurera aux gros une supériorité statutaire. C'est la même idéologie qui a imposé l'actuelle formule de Ligue des champions, ou qui alimente les rêves de ligue privée à l'américaine, sans risque de relégation et épargnant à nos investisseurs l'insupportable incertitude du sport. Peut-on être plus en contradiction avec la logique sportive? Laurent Perpère s'écrie : "A force d'égalitarisme, on va tuer le foot français". Le seul danger mortel que l'on voit aujourd'hui pour ce dernier, c'est celui d'une discipline coupée en deux qui briserait tous ses équilibres et se priverait de ses meilleurs atouts (à commencer par son homogénéité, son excellent niveau global et sa fameuse formation). En outre, la bêtise de nos petits patrons consiste à se livrer à la dérive dont ils sont les victimes, car c'est bien la folle libéralisation qui a relégué le football français à un rang subalterne en imposant des rapports de force purement économiques. On connaît la tendance systématique de Jean-Michel Aulas à vouloir comparer son club aux grands d'Europe et à faire croire que l'infériorité française ne tiendrait qu'à des différences fiscales ou juridiques, ignorant que le football n'aura jamais en France le même poids culturel et économique que chez nos principaux voisins. En voulant lutter avec les armes des autres, il ne s'expose qu'à de cruelles désillusions (1). Les raisonnements hémiplégiques qui sous-tendent l'offensive de notre aristocratie sont frappés du sceau de l'égoïsme et de la mauvaise foi: une fois encore ils consistent à faire croire que l'intérêt financier de quelques investisseurs est celui du football français dans son ensemble. Cette pensée unique reçoit malheureusement le soutien d'une majorité de supporters, ceux des "grands" clubs, sensibles à un discours qui offrirait à leurs couleurs une suprématie sur ces Guingampais et ces Niçois irrespectueux des "vraies" hiérarchies. Une menace virtuelle ? Une question demeure. Comment désigner ces "trois ou quatre grands clubs" destinés à dominer le football français et à porter haut ses couleurs à l'échelon européen? L'absurdité du système préconisé apparaît dans toute sa splendeur lorsqu'il s'agit d'inventer d'autres barèmes que les seuls résultats sportifs, mission confiée à un groupe de travail de la Ligue auquel on souhaite bien du courage. Car comment calculer un indice de notoriété ou de popularité? Comment affecter un coefficient à un palmarès, sur quelle période, en privilégiant quels critères? Selon le mode de calcul retenu, on parviendrait à des hiérarchies très différentes. De beaux crêpages de chignon en perspective pour nos chefs de file, qui y perdront vite leur unité de façade… Enfin, il est difficile de savoir si les leaders de l'UCPF, détenteurs d'une faible majorité à la Ligue, ont vraiment les moyens politiques d'imposer une telle réforme à leurs pairs, les "petits" et "moyens" clubs professionnels étant très remontés contre nos gros industriels. Il appartient à Frédéric Thiriez d'amener les uns et les autres à des compromis, mais la tâche sera très dure compte tenu des inimitiés et des conflits d'intérêt. Enfin, n'oublions pas que les principales cartes sont dans les mains de Jean-François Lamour, le ministre des sports ayant subi une cour assidue de notre MEDEF footballistique, en vue d'obtenir une libéralisation du marché des droits (entre autres revendications). La bataille autour des droits télé sera la plus décisive des hostilités ouvertes par les partisans de l'élitisme, et son issue se décidera dans les mois à venir. Un dossier à suivre sur nos pages. (1) L'irréalisme infantile de Jean-Michel Aulas apparaît dans cette déclaration : "Si Lyon était Arsenal ou Manchester et si Lens était Liverpool, nous serions beaucoup plus forts, les meilleurs joueurs français évolueraient en France, et nos clubs seraient aptes à gagner des Coupes d’Europe" (Le Progrès).