Chesterfield-Mansfield, le derby de Thatcher
La volonté de Margaret Thatcher de démanteler l'industrie minière a enfanté le derby le plus politisé du football britannique.
Vingt kilomètres séparent les villes de Chesterfield et Mansfield dans le centre de l'Angleterre, situées entre les métropoles de Sheffield et Nottingham. Leur club professionnel respectif a le plus souvent navigué entre D3 et D5. Jusqu'en 1984, la rivalité était d'ordre géographique, comme quasiment partout ailleurs.
La grève des mineurs va changer la donne et radicalement durcir la nature de l'antagonisme. Pour approfondir sur les liens entre le football et la grève des mineurs 1984-1985, lire ce double article de Teenage Kicks. Lire aussi "Thatcher a instrumentalisé et diabolisé le football".
En 1984, la zone est un important bassin houiller, surtout autour de Mansfield (comté du Nottinghamshire), versant est de la barrière artificielle formée par l'autoroute M1, l'épine dorsale du pays. Le coin de Mansfield compte alors vingt-six puits employant 32.000 mineurs, contre 10.000 sur Chesterfield (Derbyshire).
Thatcher contre les mineurs
Ce secteur nationalisé, en déclin depuis les années 1960, est fortement subventionné. Un consensus national prévaut depuis la vague de nationalisations d'après-guerre, dictant en l'espèce qu'une mine ne peut être fermée sans l'accord préalable des mineurs et de leur puissant syndicat, le National Union Mineworkers (NUM). Margaret Thatcher est bien décidée à être la fossoyeuse de ce contrat social, et du syndicalisme par la même occasion.
Le 5 mars 1984, la grève démarre à 40 km au nord de Chesterfield, à la suite de la fermeture de Cortonwood (Sud Yorkshire), décrétée par le National Coal Board (NCB), l'équivalent britannique des Charbonnages de France. Deux jours avant, ce puits avait pourtant reçu l'assurance du NCB qu'il resterait ouvert car rentable, et 80 mineurs avaient même été récemment embauchés pour faire face à la hausse des commandes.
Cortonwood se trouve près de Barnsley, le bastion du NUM et de son leader Arthur Scargill, l'ennemi juré de Thatcher que le Sun de Rupert Murdoch dépeindra en Nazi en mai 1984 (cette une ne sortira pas, les imprimeurs syndiqués refuseront d'imprimer le montage titre-photo). Simple coïncidence ou attaque symbolique ?

C'est une grève nationale controversée car décidée unilatéralement par le NUM. La moitié des mineurs du Yorkshire arrête immédiatement le travail et la plupart suivront [1]. À travers le pays, presque 200.000 gueules noires sont concernées. Officiellement, seuls 20.000 emplois "non rentables" sont menacés.
Le NUM est toutefois convaincu que le nombre de licenciements dépassera les 100.000 d'ici 1990 et que le but inavoué de Thatcher est de privatiser le secteur, avant de l'atomiser. L'avenir donnera raison au NUM, comme le montreront des archives ministérielles de 1984, déclassifiées en 2014. Environ 64.000 suppressions d'emploi étaient programmées d'ici 1987.
L'objectif de Thatcher est aussi d'écraser les syndicats, en particulier le NUM. Émasculer le syndicalisme et les corps intermédiaires lui permettrait d'avoir les coudées franches pour désindustrialiser et réformer des pans entiers du droit du travail, à commencer par la législation sur les modalités et préavis de grève.

In fine, il s'agit de mener à bien le programme de démantèlement et privatisations-dérégulations des secteurs publics et entreprises d'état, des bastions gauchisants à la solde de syndicats militants selon Thatcher (une cinquantaine d'entreprises majeures seront privatisées, de l'énergie aux télécoms en passant par l'acier ou les transports).
La Dame de fer va jouer la carte de la division et monter les mineurs les uns contre les autres. Concrètement, le plan va consister à fermer des mines et en laisser d'autres ouvertes, afin d'affaiblir et pourrir le mouvement, tout en discréditant le NUM. Thatcher avait essuyé une avanie en 1980-1981 et, sous la pression du NUM, avait dû abandonner un programme de fermetures d'une vingtaine de puits.
Cette fois, pas question de reculer, même si elle sait que la bataille sera âpre. Mais, contrairement aux grèves et alertes précédentes (1972, 1974 et 1981), d'importantes réserves en charbon ont été constituées et elle a demandé aux centrales thermiques de se tenir prêtes à utiliser des combustibles fossiles autres que le charbon. Elle a aussi fait embaucher des routiers non syndiqués pour le transport entre dépôts. L'armée de terre est même en stand-by, au cas où.
Des grévistes et des jaunes
Même si des incidents sont relevés entre les supporters de Chesterfield FC et Mansfield Town dans les années 1970 et en 1983 [2] (hooliganisme oblige), la rivalité change de nature et monte de plusieurs crans en mars 1984, quand les mineurs du Derbyshire votent en faveur de la grève, alors que ceux de Mansfield décident à 75% de continuer de travailler... après avoir initialement également voté pour cesser le travail.
La raison de cette volte-face : le gouvernement a entre-temps assuré aux mineurs de Mansfield que les puits du Nottinghamshire, décrits par le NCB comme économiquement viables, ne fermeraient pas [3]. Vu de Chesterfield, les mineurs de Mansfield sont des traîtres et des scabs (jaunes), accusés de rouler pour Thatcher.
Pour Scargill, le long et coûteux combat n'est gagnable que si aucun puits ne tourne, même si les sacrifices sont immenses. Rob Ford, fils de mineur, évoque ici la générosité des syndicats français qui envoyèrent dons et nourriture.

Scargill sait que la détermination des gueules noires du Nottinghamshire est historiquement moins forte qu'ailleurs, surtout comparé au Yorkshire ou au pays de Galles (où approximativement 90% d'entre eux seront grévistes toute une année), et que même s'ils revotent pour la grève, la situation sera fragile.
Sa stratégie est de bloquer l'accès aux puits environnant Mansfield, en envoyant des bus entiers de piquets de grève mobiles ("flying pickets"). Devant les mines et ailleurs, les heurts à trois bandes se multiplient, entre grévistes, non-grévistes et la police, chargée de dégager les entrées. On s'en prend physiquement aux Scabs, à leur maison ou leur voiture. La violence se banalise.
Le 14 mars, devant la mine d'Ollerton près de Mansfield, le gréviste Davy Jones meurt après avoir reçu une brique sur la tête. Le 15 juin, à la centrale électrique de Ferrybridge (Ouest Yorkshire), le mineur Joe Green est écrasé par un camion qui tente de forcer le passage. Le 18 juin, la terrible "Bataille d'Orgreave", à 40 km de Mansfield, fait 123 blessés.
Fin novembre 1984, David Wilkie, un chauffeur de taxi qui conduisait deux "briseurs de grève" vers une mine du pays de Galles, est tué par un bloc de béton jeté par deux grévistes d'un pont routier. Des accidents semblables avaient marqué la grève de 1972, un bras de fer remporté par les mineurs.
"Suppôts de Thatcher"
La haine entre les communautés, entre les grévistes et les jaunes, atteint son paroxysme et déborde sur le football alors gangrené par le hooliganisme. Le surnom de Mansfield Town étant les Stags (cerfs), leur nouveau blaze tout trouvé, les Scabs, est phonétiquement dans le ton.

Les clubs s'affrontent à deux reprises en D4 pendant la grève, le 21 avril et le 26 décembre 1984. De nouveaux chants se font entendre, à base de "Scabs, scabs, scabs" et "Thatcher's henchmen" (suppôts de Thatcher). Projectiles et insultes pleuvent, mais la police maîtrise la situation.
Il en sera différemment pour la rencontre du 6 avril 1985 (0-0), disputée devant 6.000 spectateurs au stade Field Mill de Mansfield. Avant et après le match, plusieurs centaines de hooligans causent une série d'incidents que la police, débordée, n'arrivera pas à contenir. D'un côté, trois firms de Mansfield (Shady Express, SAS et Psycho Express), de l'autre la notoire Chesterfield Bastard Squad.
L'expulsion du capitaine de Mansfield met le feu aux poudres. Des dizaines de spectateurs envahissent le terrain et tentent d'en découdre, mais la police et les stadiers parviennent à les tenir à l'écart. Les protagonistes reprennent les hostilités dans les tribunes et le parcage visiteurs et arrachent des sièges. Plusieurs commerces et pubs seront ensuite vandalisés. Bilan : une dizaine d'hospitalisations et seize arrestations.
Au soulagement des autorités, Chesterfield monte en D3 le mois suivant... suivi par Mansfield en 1986. Malgré la catégorisation de ce derby chaud en statut "bubble" [4], le scénario se répétera au fil des saisons où les nouveaux ennemis jurés évolueront dans la même division.
Le 29 août 1987, à Mansfield devant 5.200 spectateurs, des bagarres éclatent en tribunes et dans les travées. Au match retour, le 1er janvier 1988, des supporteurs Stags sont attaqués en ville et à la gare routière, à coups de pierres et briques. La décennie 1990 sera plus calme, les trublions tirant généralement dans des catégories différentes.
Retrouvailles sur un champ de bataille
Le 16 septembre 2000, devant 7.000 spectateurs en D4, Chesterfield fesse Mansfield 4-0 à domicile. Une horde de 150 hooligans Stags, renforcés pour l'occasion par une centaine de nervis d'une firm de Nottingham Forest, quittent Saltergate dix minutes avant la fin. Environ 300 locaux, alliés à des éléments de Leicester City et Derby County, les imitent.
Des échauffourées ont lieu autour du stade puis en ville. La police, en nette infériorité numérique, est à la ramasse. Un plan sera élaboré pour éviter un carnage au match retour à Mansfield, en février 2001. Hormis les traditionnels jets de projectiles, des bagarres et une dizaine d'arrestations, tout se passera relativement bien.

Chesterfield remontera en D3 cette saison-là et y restera quelque temps. Malheureusement pour les Spireites, Mansfield les rejoint en 2002 et la rencontre à Field Mill en août se passe mal. D'énormes moyens pour un match de D3 à faible affluence seront déployés pour le match retour à Saltergate, le 18 janvier 2003 : 300 stadiers et forces de l'ordre, hélicoptère, police montée et brigade canine.
Les progrès réalisés dans le renseignement et la prévention limitent les affrontements. Ce sera la dernière saison de Mansfield à ce niveau. Histoire d'entretenir la haine, les hools des deux clubs arrangeront ensuite des fights, comme ce 26 août 2006 en marge d'un Mansfield-Lincoln City de D5. Des dégâts mineurs et une quinzaine d'arrestations seront à déplorer.
Les voisins belliqueux se retrouvent en 2007-2008 (en D4), ainsi qu'en FA Cup fin 2008, et les débats se déroulent pacifiquement. Un serrage de vis des autorités explique aussi cela (soixante supporters sont alors frappés d'interdiction de stade).
Enemies reunited
Mansfield Town, dont la directrice générale est la médiatique Caroline Radford, évolue depuis en D4, et n'a plus guère affronté Chesterfield, qui montera en D3 et y restera trois saisons avant de dégringoler en D5 en 2018, où les Spireites végètent encore.
Ces deux-là se sont croisés dans l'ascenseur (en D4) en 2013-2014 et 2017-2018, mais le coup d'envoi avancé ainsi qu'une bonne gestion ont permis d'éviter les problèmes.

Par ailleurs, les stades sont mieux sécurisés et le hooliganisme s'est marginalisé, même si on constate occasionnellement des résurgences (période post-pandémie) et autres ponctuels déchaînements de violence. Chez les Spireites d'un certain âge, le feu de la colère brûle encore. L'amertume et les rancœurs sont tenaces dans ces communautés du Derbyshire et Nottinghamshire.
Les décennies passées et l'éloignement des faits ont toutefois atténué les haines et la portée des significations politiques, même si une féroce hostilité subsiste et que l'on entend toujours des "Scabs, scabs, scabs" quand leurs routes se croisent. La gentrification des tribunes a fait le reste : l'abonnement adulte coûte 375 livres à Mansfield et 430 à Chesterfield en D5.
Si l'alignement des planètes est favorable à Chesterfield, et au contraire défavorable à Mansfield (en lice pour accrocher les barrages de montée en D3), la réunion Enemies Reunited pourrait se tenir la saison prochaine en D4.
[1] Le film Brassed off (Les Virtuoses) a été majoritairement tourné à Grimethorpe dans le Sud Yorkshire, en grande banlieue de Barnsley.
[2] Certains de ces faits sont évoqués dans le livre The A-Z of Britain's Football Hooligan Gangs (2005), dont les auteurs sont Nick Lowles et l'ex-hooligan Andy Nicholls.
[3] Le gouvernement ne tiendra pas ses engagements. La moitié des 26 mines du Nottinghamshire sera fermée avant 1990, soit un rythme encore plus élevé que dans le Derbyshire autour de Chesterfield (3 sur 7 fermées avant 1990). En 1995, il ne restait plus que 5 puits en (semi) activité dans ce bassin houiller. La dernière mine du coin (et l'avant-dernière du pays), Thoresby Colliery, située à 10 km de Mansfield, a fermé en 2015.
[4] Les modalités d'un bubble match varient d'un derby à l'autre, selon la distance et les pratiques locales, mais en général les supporters doivent être "encadrés" du début au retour, comme s'ils étaient placés dans une bulle. C'est aujourd'hui une option controversée et peu utilisée dans une forme stricte (des versions plus souples existent).