Ce club que tu supportes
Ce jour-là, un gamin s'est assis à tes côtés, avec un maillot moche dans lequel tu n'as pas pu te reconnaître...
Tu avais pourtant souri ce jour-là. En y repensant, c'est à cet instant que la bascule s'est faite : un premier match d'une saison dont l'année s'est évanouie. Dans ta tribune tu as vu ce gamin s'asseoir à tes côtés, avec ses potes, et son maillot tout moche. Un vrai cliché. Toi, le moment t'a juste amusé. Pourtant, tu aurais pu comprendre. Aujourd'hui tu sais, parce que tu connais la fin, bien sûr. Mais déjà, quand le petit s'est posé, tu disposais de tous les indices. C'est trop tard.
Tous les flocages au bon endroit
Depuis quand les groupes qui débarquent en braillant te donnaient l'impression d'être des bandes de minots? Jamais. La veille, c'était encore toi l'excité. Et les ados qui jouaient les blasés, mais dont on voyait le cœur batailler, c'était tes potes. Puis, ce jour d'août, ils se sont posés sur le strapontin de gauche. Intérieurement ça t'a fait marrer parce que tu connaissais le profil. Le petit qui joue au dur, les mecs un peu plus âgés qu'il avait tannés pour qu'ils acceptent qu'il vienne enfin. Ils faisaient trop de bruit, se donnaient des coups de coude et voulaient chanter quatre chants en même temps, avant même qu'un joueur n'ait commencé son échauffement. Tu n'avais pas compris. Eux, c'était la nouvelle génération. Eux. Mais alors toi, qu'étais-tu devenu, à cet instant précis?
Un supporter qui s'est demandé en levant les yeux au ciel comment on pouvait porter un maillot pareil. Le gosse, tout fier, avait dû claquer l'argent de poche de plusieurs mois de vaisselle et d'aspirateur pour se le payer. Alors c'est sûr, c'était pile ce que les joueurs porteraient pendant toute la saison. Avec tous les stickers au bon endroit, et le flocage de la dernière star recrutée trois semaines plus tôt en prime. Sûr qu'il avait dormi la veille en le pendant au pied de son lit. Pour rêver de sa coupe étudiée par des stylistes US, et de ses jolies couleurs... Mais pas les bonnes. Son nouveau motif, bien à la mode... Mais sorti de nulle part, ou pire, de chez le voisin.
Ça n'était pas le maillot de ton club. Tu as hésité à le lui dire, au petit. Lui expliquer qu'il avait acheté un truc qui, l'été prochain, n'aurait plus aucune signification, juste parce qu'il ne représentait rien. Tu as eu envie de lui parler de ce qui fait vraiment votre équipe, au long terme: le stade, les couleurs, le palmarès, les supporters. De ne pas raisonner sur un an. Seulement le petit était tellement content, il y croyait tellement à sa tenue, et à sa recrue, que toi, avec ton maillot historique un peu terne, au flocage déjà craquelé, tu as préféré te taire.
Mercato après mercato
Bizarre de repenser à tout ça. Tu aimerais bien retrouver quel pouvait être le nom de cette starlette que ton voisin du jour avait choisie, et que tu as dû encourager toi aussi. D'après les rumeurs c'était sans doute LE joueur qui allait tout régler... Tu en as vu passer tellement. Est-ce que celui-là a vraiment été bon? Est-ce qu'il a fait honneur à ton maillot au moins? Ou bien est-ce qu'il est parti au bout d'un an ou deux, jouer les sauveurs auprès d'autres pigeons, juste coupables de trop aimer un club, d'avoir trop envie d'y croire? Impossible à dire, depuis le temps. Il en a défilé, mercato après mercato. Un, deux, dix, qui se sont empilés, remplacés, annulés, sont revenus, repartis, tu ne sais même plus combien, ni comment. Ni pourquoi.
C'est l'été, de nouveau. Le gamin, avec son maillot qui ne ressemble plus à rien, a dû prendre un coup de vieux, depuis le temps... Peut-être même s'est-il assis en tribune, à sourire des horreurs qui habilleront les joueurs cette saison.
Toi aussi, tu es toujours supporter, mais maintenant tu es au-delà. Tu regardes ton équipe... On dirait que plus aucun des titulaires n'est de ton club. Ils n'en ont ni le vécu, ni la mentalité, et tu te dis qu'ils partiront avant de l'acquérir, tous. Le stade dans lequel ils jouent a été tellement refait, réaménagé, renommé, que tu ne le reconnais plus. Les supporters, tous ceux qui ont partagé ta vie en tribune, se sont mis en retrait, s'ils n'ont pas été purement et simplement foutus dehors. Au mieux, ils ont été remplacés par d'autres, plus jeunes. Mais qui ne savent pas. Et toi tu ne les calcules plus. Est-ce la période qui veut ça, l'arrivée du foot spectacle, la marchandisation de ton sport, ou bien simplement le temps du changement, qui t'a embarqué et laissé là? Tu es supporter. Un maillot, une équipe, des valeurs, tes souvenirs, un club. Le club. Ton club.
Ce jour-là, un gamin s'est assis à tes côtés, avec un maillot moche dans lequel tu n'as pas pu te reconnaître. Et aujourd'hui, tu supportes un club qui n'existe plus.