Mythologie de la glacière
Pourquoi la glacière, qui n’a en soi rien de polémique ni d’intriguant, plait-elle autant? Pas tant parce que c’est Bielsa qui s’assoit dessus que parce que les règles du marketing ont envahi le discours médiatique.
La glacière est une invention caractéristique de l’humanité, dans le sens où l’humanité est la seule espèce naturelle qui refuse les conditions de vie naturelles (au premier titre les conditions climatiques), et qui pour les défier cherche continuellement les applications pratiques de ses progrès scientifiques. Pourtant, ni l’UFC Que choisir, ni 60 Millions de consommateurs n’ont fait de tests comparatifs des glacières: il s’agit bien plutôt, dans l’imaginaire collectif, d’un objet complètement débile.
Nous chérissons les voitures, les chaussures, les téléphones, les montres, les stylos, les lampes, les tabourets, les bouteilles, mille autre objets, les marques qui les produisent, mais sommes parfaitement indifférents à la glacière, qu’on ne choisit qu’en fonction de la taille et du prix, et qu’on garde le plus longtemps possible, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on la perde, prête à un ami qui ne la rendra jamais, ou bien qu’elle soit trop petite ou vraiment trop vieille.
Une assise adéquate
La glacière n’intéressera plus les designers avant un bout de temps: alors que la chaise peut toujours être réinventée, être complètement originale en restant une chaise, la glacière est arrivée au terme de son parcours esthétique. Comme le trombone par exemple, l’objet a trouvé sa forme parfaite, qui remplit impeccablement ses fonctions (optimiser le volume de rangement transportable). Que lui demander de plus? Certains originaux creusent le couvercle pour permettre de ranger des verres ou je ne sais quoi; ils prennent ce faisant sur la place du rangement; tout le monde préfère optimiser la place pour le rangement; le débat devrait définitivement être clos dès lors qu’on peut en outre profiter d’une surface lisse pour s’assoir lorsque le couvercle est plat.
C’est ce que fait Marcelo Bielsa. Il s’assoit sur sa glacière. Mobile et suffisamment légère pour être trimballée dans la zone tactique, elle est assez solide et grande pour une assise stable et convenable. C’est un fauteuil suffisamment simpliste pour une assise qui n’est pas trop confortable (on ne saurait se concentrer si l’on est vautré dans un siège agréable). Le choix de Bielsa est complètement logique.
Mais voilà que ce qui n’est rien de plus qu’un tabouret improvisé devient, à une époque où rien n’échappe au storytelling, l’expression d’une personnalité, le symbole de son habileté, la marque de son génie: Bielsa serait un maître de la communication, sa glacière devenant à la fois la plus identifiable de ses audaces, et l’objet caractéristique de son tempérament. El loco est un homme qui a des manies, des valeurs simples et fondamentales, il est impliqué, concentré, il garde le masque neutre en surface mais sa froideur apparente camoufle une exigence nerveuse qui travaille à brûler les calories des joueurs, comme l’azote liquide les verrues.
Devenez vous-même
À l’ère de la publicité qui fait mine de flatter tous les signes de la singularité ("Venez comme vous êtes") pour séduire, à l’heure où le marketing impose ses critères même à la présentation de soi (le personnal branding), deux directions sont empruntées par les personnages publics: calibrer son originalité pour réussir sa com’, ou bien lisser ses interventions par crainte de rater sa com’. Plus complémentaires qu’opposées, les deux pistes sont empruntées tour à tour par les mêmes acteurs.
Les joueurs cherchent à se distinguer sur le terrain indépendamment du jeu (par leurs coupes de cheveux, leurs célébrations, en s’appropriant des numéros, etc.), les ballons particularisés se multiplient, les maillots third ont l’objectif de proposer des couleurs inédites, et dans le même temps, les footballeurs ont tous adopté, devant les micros, le politiquement correct des personnalités de leur fédération. Leurs discours consensuels sont manifestement interchangeables et se cristallisent, petit à petit, en poncifs qui remplissent des cases médiatiques entre les pubs. Pas en reste, les consultants foot se disputent l’oscar du meilleur râleur mais beaucoup s’écrasent, tels des patrons de fédé, devant les présidents des clubs.
De son côté, la FIFA vient de lustrer son histoire au cinéma avec une stratégie marketing tellement grossière que la seule description suffit à en révéler tout le comique. Quant au supporter, il se surprend à être agréablement étonné lorsqu’il a entendu quelque chose de pertinent ou de précis lors d’une conférence de presse. Mais tout à coup, voilà qu’un mec débarque et propose une troisième voie: l’indifférence totale aux critères de la com’.
Archives : Jean Fernandez à Marseille (2005), Carlo Ancelotti à Paris (2012)
Aucune tactique marketing
Tout à coup un mec pense davantage à ce qu’il dit qu’à regarder les caméras dans les yeux (soi-disant ça ne se fait pas). Il préfère parler de foot plutôt que de vestiaire. Il espère réussir au club pour plaire au supporter et non l’inverse. Il donne sa composition plutôt que de minauder. Assis sur le banc de touche ou debout dans la zone tactique? Là encore,il prend une troisième voie: accroupi, quelle audace! Ou assis dans la zone tactique. Sur une glacière parce que c’est plus pratique. Cette troisième voie, bien sûr, est immédiatement réinterprétée dans le schéma binaire du storytelling: c’est nécessairement, selon les spécialistes de la com’, une belle histoire originale, elle est surement très contrôlée, Bielsa ne peut pas ne pas se douter de l’effet qu’il produit…
Bien sûr, être conscient de l’effet produit ne signifie pas que l’on cherchait cet effet. Les provocateurs très médiatiques sont d’ailleurs globalement plus consensuels (puisque de leur propre aveu, ils se contentent de "dire tout haut ce que les autres pensent tout bas") que les consultants qui cherchent à être précis avant d’être surprenants. Il ne suffit malheureusement pas de faire son original pour être original. Mais que faut-il, alors, pour être original?
Cela dépend des contextes, mais dans le contexte du foot actuel, la solution est apportée par la glacière: ce qui est banal brille par contraste dans le brouhaha de la course à l’originalité. Ce qui est anodin devient particulier dès lors qu’il est suffisamment clair et habituel pour être identifiable. Il suffit d’être simple et constant pour être différent dans un système où tout le monde cherche à ne pas être le même que l’autre. Il suffit de ne pas les considérer pour faire la leçon aux directeurs de la com’, qui en prennent de la graine et modifient leurs schémas. Dans l’image télévisée du football, la glacière est une tonique.
Conclusion
Pour servir de réceptacle parfait à toutes les chimères des experts de la communication, il n’y a rien de mieux, réalise-t-on avec la glacière, qu’un objet identifiable mais absolument vide de sens, vierge de toute signification a priori. Aucune superstition, aucun opportunisme, aucune posture n’explique le choix de la glacière par Bielsa. Le monde du foot peut alors la remplir de toutes les belles histoires, étonnamment dénuées de second degré, qu’il cherche désespérément à créer autour des matches. Il peut parfaitement refléter ses préoccupations prioritaires dans cet objet creux.